4. Le dialogue pédagogique

Le dialogue est nécessaire pour parvenir aux objectifs fixés. En effet, c’est dans le cadre de la rencontre entre l’enseignent et l’apprenant que naît l’acte pédagogique. Il reste pourtant vrai que c’est le dialogue qui donne au sujet la possibilité de se révéler à lui-même, à la société et au monde. Et cette attitude a un prix à payer : c’est celui de la liberté. Paul Ricoeur déclare au sujet du dialogue : « Je ne puis communiquer que là où je suis moi-même en face d’un autre qui est lui-même, si j’ai l’assurance que cette présence est d’une nécessité existentielle et non empirique, pour que nous puissions être nous-mêmes. Alors nous nous ouvrons l’un à l’autre, par la puissance d’appel, sans recourir à une quelconque contrainte. »662 Le dialogue doit être compris, comme cet « exercice rigoureux et exigeant qui n’a rien à voir avec le bavardage ou la conversation quotidienne. »663 Sans la révélation du sujet à son interlocuteur, il est impossible de prétendre l’éduquer. Or, sans éducation, la libération reste une utopie664. Je deviens moi-même par le truchement de l’autre, mais je le deviens parce que, je l’étais. Au demeurant, le dialogue exige un rapport d’égalité, pour prétendre à la vérité et à l’authenticité. Sinon, il sera un dialogue inauthentique. Sitôt que se dessine entre l’autre et moi quelque inégalité, à la faveur de laquelle s’établit un rapport de force, il y a de plus fortes chances, que cette communication aboutisse à un échec. Raison pour laquelle, la relation enseignant-apprenant doit éviter de se confondre à la relation du maître à l’esclave qui se trouve souvent, de façon voilée dans la relation du maître au disciple, du confesseur au pénitent, du père au fils, de l’aîné au cadet ou d’enseignant à enseigné. Ce rapport de contingence, ne peut nullement permettre un dialogue franc et constructif. On y trouvera toujours de la frustration et de l’insatisfaction de part et d’autre. Karl Jaspers trouve que « si les deux êtres ne peuvent s’installer au même niveau et proclamer entre eux une égalité absolue, soit que l’un s’y refuse, soit que les circonstances l’excluent, comme entre l’adulte et l’enfant, comme entre l’homme sain et le fou, la communication est impossible. »665 Nous devons cependant préciser que cette égalité n’est, ni identitaire, ni existentielle, car deux existences ne peuvent être comparées. C’est plutôt une égalité comprise comme une acceptation de l’autre, un « serment de le considérer comme un soi : affirmation proprement généreuse, au sens cartésien du mot. »666

Le dialogue pédagogique interpersonnel est le fruit d’une approche qui s’inspire de la phénoménologie du philosophe allemand Edmund Husserl. C’est par ce dialogue que se découvre, s’ouvre et s’épanouit une personne. La pédagogie du développement procède d’une attitude de questionnement qui pousse le sujet à s’interpeller et à interpeller la société dominante en vue de réhabiliter la société dominée. Cette méthode respecte la liberté du sujet, et le pousse vers un engagement autonome libérateur. Elle est basée sur l’authenticité, la transparence et la volonté. En même temps, il définit l’homme équilibré comme celui « en qui se fait l’harmonie du moi profond et du mouvement vers les autres, du respect de soi et de l’amour propre du groupe, de la terre promise de la société idéale et de la pression de la société réelle. »667 Ces vertus donnent au sujet la possibilité de se découvrir. Le sujet peut aussi à lui-même s’engager en faveur des autres, à travers l’expression de sa liberté intérieure. Le dialogue donne à l’enseignant, la possibilité de faire advenir un témoignage, qui introduit le sujet apprenant à la quête du sens et l’ouvre à une compréhension profonde du fonctionnement de son propre entendement. C’est la voie nécessaire pour faire des choix libres et autonomes. Il ressort de là, un projet d’éducation initié par la rencontre inter-individuelle. Si l’objectif immédiat est d’améliorer les performances d’apprentissage, la finalité ultime demeure la rencontre de deux libertés pour une libération intérieure et extérieure de la personne. Elle comporte de ce fait, une vocation de découverte et d’expansion personnelles favorisées par l’interaction sociale qui témoigne de l’intégration de la personne dans sa propre société et dans le monde. La véritable question est celle de savoir : quel sens donner à son existence : qui suis-je, qui dois-je être ? La réponse pourrait être celle-ci : « la plus haute réponse qu’un homme puisse apporter à un autre est celle de son humanité partagée. »668 Devant le tribalisme ambiant et l’intolérance politique, la société africaine a besoin d’ouverture, d’accueil et surtout, d’une solidarité au-delà du « cercle ». L’homme de notre société acceptera de se laisser déranger par le prochain, sans interpréter ce dérangement comme une violation de sa liberté, mais comme une occasion d’ouverture. C’est l’une de manières d’humaniser la société, comme le suggère Paulo Freire669.

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Mais la pédagogie du développement s’efforce de rénover en proposant quelque chose de non habituelle dans la relation enseignant-apprenant. Plutôt que de commencer là où s’arrête la responsabilité de l’apprenant, la responsabilité de l’enseignant commence là même où commence celle de l’apprenant. Comment cela peut-il être possible ? Il y a en fait, une rencontre des deux libertés. Celle de l’enseignant trouve sa raison d’être dans celle de l’apprenant et vice versa. L’instauration d’un dialogue fondé sur le respect est l’un des enjeux de la nouvelle philosophie de l’éducation pour le développement en Afrique. L’enseignant doit accepter ce dialogue, même en plein exercice de sa fonction d’enseignant. Son souci ne sera pas d’affirmer aveuglement son autorité, mais de s’attacher la collaboration d’un partenaire qui pourtant doit bénéficier de son savoir faire et de son savoir être. Il lui faudra aussi, consentir un effort particulier, pour accepter de dépendre d’une existence libre dont il a la responsabilité de conduire vers une plus grande ouverture d’esprit. Chose pas facile, mais nécessaire670. A cet égard, la pédagogie du développement apparaît comme une affirmation inconditionnelle d’autrui, une volonté efficace de collaborer à son devenir, une réfutation pratique, non seulement de l’individualisme libéral, mais de toute hégémonie de rapports inégaux entre deux forces, notamment : celle des opprimés et celle des oppresseurs. Que du même coup, elle soit une activité soumise comme les autres aux tentations, de la domination, cela n’étonnera que ceux qui voudraient trouver des cimes sans abîmes, oubliant que les plus beaux lieux de l’homme sont ceux de ses plus rudes combats.

Il n’est jamais aisé de préférer en soi-même comme en autrui, l’éveil et le surcroît d’une conscience à toutes les formes de la réalité, une conscience qui peut être facilement vérifiable et comptabilisable à travers l’efficacité de l’engagement social. Cet éveil de la conscience, mission propre et sceau d’authenticité de la relation éducative, ne s’exerce pas sans conséquences. Mais cela ne l’empêche pas d’agir pleinement en donnant à l’acte éducatif la possibilité d’agir au delà des deux libertés. De toute évidence, c’est la relation interpersonnelle qui fonde toute approche pédagogique. Pour la pédagogie du développement, et pour toute pratique pédagogique qui se préoccupe de la promotion de la personne, cette relation doit se baser sur un dialogue franc, constructif et authentique. C’est pour cette raison, que tant de penseurs et de politiques ont considéré le dialogue comme le moyen privilégié d’opérer la conversion de l’homme à son identité raisonnable et à concilier son histoire au sens qu’il veut lui donner. Cette approche reconnaît au dialogue, une portée anthropologique et culturelle considérable. La pédagogie du développement, pierre angulaire d’une vie en quête de liberté et d’autonomie, fondement de toute vie sociale et de l’histoire proprement humaine doit, si nous faisons référence à Pierre Teilhard de Chardin, rester située par rapport à « son en-deçà, l’ordre biologique, et son au-delà, la destination entière de l’homme. Alors pourra apparaître dans toute son ampleur, le geste éducateur total. »671 Il s’agit d’une ascèse qui ouvre la pratique pédagogique, non seulement à la valorisation de la connaissance à transmettre, mais au partage d’un expérience impliquant toute la vie et son environnement.

Notes
662.

P. RICOEUR, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Paris, Seuil, 1947,p. 161.

663.

D. SIMART, Education et herméneutique. Conditions à une pédagogie de la culture, Laval, Les Presses de l’Université de Laval, 2004, p. 226.

664.

Le dialogue n’est pas à confondre avec une opinion entre deux sujets et encore moins, à une controverse. Le dialogue qui est prôné ici, est celui qui est défini par Gadamer comme ce « processus entre hommes qui, en dépit de tout élargissement et de toute infinité potentielle, possèdent pourtant une unité propre et une clôture. Ce qui a été pour nous un dialogue a laissé quelque chose en nous. » H. K. GADAMER, Langage et vérité, Paris, Gallimard, 1995, p. 227. 

665.

P. RICOEUR, Op. cit., p. 164.

666.

Ibidem.

667.

Ibidem.

668.

M. LENA, L’esprit de l’éducation, Paris, Desclée, 1991, p. 129.

669.

P. FREIRE, Lettre à la Guinée-Bissau sur l’alphabétisation, Paris, Maspero, 1978, p. 53.

670.

Ibidem.

671.

P. TEILLARD DE CHARDIN, « Hérédité sociale et progrès. Note sur la valeur humano-chrétienne de l’éducation » in, L’Avenir de l’homme, Œuvres complètes, Vol. V, Paris, Seuil, 1959, p. 53.