4.1. La pédagogie au service de la vie

Beaucoup de pédagogues dont la compétence éducative et l’intégrité académique demeurent incontestables, achoppent dans leur tâche, faute d’avoir réalisé à quel point la pédagogie exige l’amour de la vie, mais aussi que le respect de ses lois. En ce sens, nous pensons comme Paulo Freire, la mission propre de la pédagogie du développement est de déployer dans la personne de l’apprenant, toute la symbolique de la vie et la dépendance biologique liée à la condition natale de l’homme. La prise en compte du corps est le fondements de toute démarche pédagogique et constitue l’élément clé de tout dialogue entre deux sujets. Nous ne pouvons échanger qu’avec une personne physique que nous voyons, que nous écoutons et qui nous comprend. Dans la relation entre la pédagogie et la vie, l’analyse de Margueritte Léna est éclairante. L’éducateur dépassera le stade d’un simple être vivant parmi les autres, pour devenir une source de vie et de la problématisation de cette vie pour les apprenants : « Il y a un long itinéraire, mais ce n’est pas le raccourcir que d’en oublier les humbles commencements biologiques. La vie dans ses formes les plus élaborées, ne peut se maintenir ni se développer sans la mise en œuvre de multiples apprentissages d’autant plus nombreux et complexes qu’on s’élève dans l’échelle des vivants. »672 Si dans le monde animal, les recherches contemporaines ont souligné l’importance du processus d’imitation et d’acquisition progressive des comportements qualifiés d’innés, il apparaît, que dans le monde humain, aucune vie ne peut ni grandir ni évoluer sans le concours de l’éducation, fruit de l’action de l’autre sur nous. Temps fort de l’appropriation individuelle des lentes conquêtes de l’espèce humaine, l’éducation a souvent été considérée comme une sorte de relais social de l’hérédité chromosomique. Elle s’est vu assigner une fonction essentiellement biologique, comme étant une action qui vient suppléer l’absence de l’hérédité dans l’acquis. En voulant être soi-même et être tout, le vouloir-vivre673 de l’enfant l’éloigne de l’inné et le pousse à se détacher de ce qui est atavique pour s’ouvrir au monde, au nom de la liberté.

Dans le processus d’apprentissage, l’apprenant évolue progressivement, son vouloir-vivre aussi.On peut remarquer ce désir de liberté dans l’attitude affichée par le jeune à vouloir par tous les moyens se détacher de la tutelle parentale. Celui-ci permet au praticien de la pédagogie de trouver les méthodes susceptibles de faciliter la libération de cette volonté d’autonomie que l’enfant manifeste de façon incohérente674. Pour y parvenir, l’enseignant devra courageusement se soumettre aux attitudes de l’apprenant jusque dans ses moindres détails, mais sans céder totalement aux caprices consistant à transformer ce dernier en un petit roi, qui exige tout et ne veut rien céder, comme si le monde dépendait de lui. Sinon, au lieu de construire la personnalité du jeune apprenant, on la détruira. Au lieu de préparer un homme capable de faire face aux difficultés et aux obstacles, on formera un homme qui croit que tout est facile et que tout est possible, sans le moindre effort. Il n’y a pas une meilleure voie que celle-là pour préparer des petits monstres sociaux. Il sera plutôt question d’aider à promouvoir les qualités lisibles dans les attitudes incohérentes de l’apprenant. Cette démarche exige une grande humilité. Les efforts de l’apprenant associés à la disponibilité et à l’expérience de l’enseignant mis ensemble peuvent aider à l’éclosion d’une situation d’apprentissage libre et libératrice. On peut par conséquent, comprendre que l’apprentissage de l’autonomie soit aussi compris comme un processus qui s’appuie sur la parole de l’enseignant et les efforts de l’apprenant pour accéder à une véritable liberté. Une approche qui rejoint l’observation déjà faite par Henri Bergson qui estime, que l’enseignant ferait mieux de s’appuyer sur les intérêts de l’apprenant à travers ses goûts, ses attraits et ses préoccupations existentielles. Le rôle de l’école n’est pas de rendre l’apprenant heureux, mais de l’aider à devenir un homme libre. Pour ce faire, « la prise en compte de ses intérêts ne tend pas à lui procurer du plaisir : elle tente seulement de lui rendre un bonheur que gênes et conditionnements l’empêcheraient de connaître. Les imperfections de l’enfance ne doivent pas dissimuler les enthousiasmes vrais, les plaisirs purs qui nous viennent d’elle et qui perdurent tout au long de la vie. »675

La psychopédagogie ne peut se permettre d’ignorer chez l’apprenant, les goûts et les curiosités que traduisent ses plaisirs. Ce n’est cependant pas la raison qui doit pousser l’enseignant adopter une attitude attentiste pour laisser à la seule autorité de l’apprenant, la manifestation de l’éveil et de l’affirmation de ses désirs. Ce serait catastrophique ! Henri Bergson ne considère pas que l’enseignant doit adapter son intervention, ni son activité pédagogique aux seuls intérêts manifestes de l’apprenant. Comme Jacques Maritain, il ne joindra pas sa voix à celle de son contemporain John Dewey qui préconisait carrément « l’abandon de tout programme scolaire déterminé à priori, lui préférant la satisfaction, par un enseignement adapté, des besoins individuels. »676 Le rôle de la pédagogie du développement est d’apprendre à l’apprenant, en même temps, à déchiffrer son propre désir d’être et à s’ouvrir à l’universel. Il devra consentir à la limite, s’adapter au milieu ambiant, sans que cette adaptation ne le pousse à renoncer à la recherche de l’autonomie. Pour Margueritte Léna, il est évident que c’est seulement, cette quête qui peut permettre le déploiement de « la riche polyphonie humaine du vouloir vivre, qui est aussi un vouloir connaître, un vouloir aimer, un vouloir être davantage. »677 Au regard de l’ordre naturel des choses, la pédagogie du développement n’est pas une simple attitude psychosociale fantaisiste consistant à répondre aux besoins de la mode. Le fait de prôner la recherche de la liberté ne la conduit pas à contrarier la spontanéité de l’homme, en la considérant comme une sorte de détournement ou de perversion sociale des énergies vitales. Bien au contraire, c’est par ces énergies que cette pédagogie est appelée à intervenir dans la brèche d’un système éducatif qui semble se contenter de perpétrer une tradition sans vérifier si cela répond valablement aux aspirations des destinataires. C’est l’expression du vouloir vivre qui est comme une lutte pour la transformation de la réalité humaine dans la société, avec toutes les conséquences liées à cette transformation.

Elle agira en complicité avec la vie et l’environnement. Pour trouver une issue aux situations complexes inévitables, elle devra se mettre à l’écoute de la réalité, sans chercher à s’imposer aveuglement, mais tenir compte des aspirations profondes du milieu social en usant du bon sens. Or, en pédagogie, le bon sens exige « une activité incessamment en éveil, un ajustement toujours renouvelé à des situations toujours nouvelles. »678 Dans ce sens, Henri Bergson définit l’intelligence, non comme une simple agilité intellectuelle qui distingue l’homme de l’animal dont certains apprenants se montrent spontanément capables, mais comme « ce qui nous fait pénétrer à l’intérieur de ce que nous étudions, en toucher le fond. Elle ne se réduit pas aux connaissances qu’elle permet d’emmagasiner, elle n’est pas seulement la faculté de raisonner. Elle est un ajustement parfait de l’attention, une certaine tension intérieure, qui nous donne au moment voulu, la force nécessaire pour saisir promptement, étreindre vigoureusement, retenir durablement. »679 Etant donné que la démarche éducative s’oppose catégoriquement à la facilité, l’effort doit être au cœur de toute activité pédagogique qui se veut rénovatrice. D’où ce souci optimiste, doté d’un pragmatisme intelligent que nous tirons des grands esprits pédagogiques qui ont marqué l’histoire de l’éducation. Selon eux, affirme Hannah Arendt, il ne faut jamais se permettre de « dévitaliser un être sous prétexte de le former ». Il est à noter, que « la vie se faufile et circule même là où butent les principes, et elle porte en elle plus de ressources que n’en retiennent les précis d’éducation. On ne balise jamais de manière exhaustive, les chemins de la vie. »680 Il serait absurde de renfermer l’évolution d’une personne dans des principes et des lois, qui au lieu de l’aider l’aliène davantage. Au lieu de rendre libre l’apprenant, ces principes le mènent vers un conformisme aliénant. Nous devons reconnaître la nécessité inhérente à toute vie, surtout dans ses débuts, d’avoir accès à un espace qui lui permet d’évoluer normalement, mais sans le laisser tomber dans l’illusion d’une vie qu’on gagnerait sans effort. Cela permet de donner à l’apprenant, la possibilité d’évoluer en toute quiétude et intégrité, avant de concevoir un possible engagement pour son avenir et l’avenir de la société dans laquelle il évolue. Nous l’avons compris dans cette analyse de Hannah Arendt qui estime que « toute vie émerge de l’obscurité et, si forte que soit sa tendance naturelle à se mettre en lumière, a néanmoins besoin de la sécurité de l’obscurité pour parvenir à maturité. »681

L’importance de la référence à la vie réside en ce qu’elle exige des enseignants, « une sorte de jeunesse accentuée, qui n’est pas liée à l’âge, mais une vertu du cœur ; elle leur confère en retour ce privilège inestimable de se tenir toujours du côté où la vie commence, où des possibles inexplorés se lèvent. »682 Les enseignants doivent tout faire pour éviter que le goût de la vie ne disparaisse dans la démarche pédagogique. Car, si beaucoup se détournent des tâches d’éducation, c’est quelque part, à cause de

‘« ce goût de vie qu’elle devrait comporter et rehausser, mais qui s’est affadi dans des cadres institutionnels trop rigides ou des contraintes économiques très fortes. Alors, au lieu de découvrir et de servir les enfants et les jeunes le don toujours nouveau de la vie, dans son élan et sa fantaisie, sa gratuité et sa force, beaucoup le cherchent dans un illusoire retour à la nature. » 683

Le rôle de l’éducation au développement est appelé à se renforcer dans la société africaine, à travers des pratiques innovantes. Elle permettra aux populations locales, de saisir que leur préoccupation première est de prendre conscience de leur état d’exploités, avant d’envisager une possible libération contre l’ignorance d’abord, du sous-développement ensuite. Cette prise de conscience implique la reconnaissance de la tradition sociale à laquelle appartient l’enseignant, mais aussi, celle à laquelle appartient l’apprenant. La jeunesse est la manifestation de la vie dans sa vigueur. Mais certains parents se désengagent totalement de leurs responsabilités, laissant aux enseignants la lourde responsabilité de s’occuper de la jeunesse, comme si les enseignants étaient des magiciens capables des miracles. Si c’est la construction d’une société juste qui est le principal objectif de l’éducation au développement, l’acceptation de la jeunesse avec ses exigences et ses conséquences, peut alors être considérée comme l’une des voies à explorer.

Notes
672.

Idem, p. 131.

673.

Volonté que manifeste l’enfant de faire partie de la société à part entière. Mais suite à son incapacité à s’exprimer aisément, il n’arrive pas à faire comprendre son souhait au reste de la société. Il appartient donc à l’éducateur de savoir lire ces souhaits dans les faits et gestes de l’enfant, afin de concevoir une pédagogie susceptible de l’aider. C’est aussi une façon d’honorer la vie, sans laquelle l’éducation n’aurait pas de sens.

674.

Pour Guy Coq, ancien professeur d’Instituts de Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM), on doit tenir compte des aspirations de l’apprenant, mais il faut surtout voir la motivation qui l’anime. C’est sur cette motivation qu’on s’appuiera pour transmettre les valeurs constructives de la personnalité : « la motivation de l’enfant est un élément décisif. Le soutien ne doit pas être pris comme une autre forme de l’obligation scolaire. Celle-ci est une donne sociale lourde. Il est impossible de la transformer… On devrai concevoir l’accompagnement scolaire comme lieu du libre engagement, comme autre par rapport à l’obligation scolaire, comme occasion d’un choix, possibilité d’essai divers. »G. COQ, Dix propositions pour une école juste, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, p. 131.

675.

H. BERGSON, Matière et mémoire, Œuvres complètes, Paris, PUF, 1959, p. 294.

676.

Idem, p. 419.

677.

M. LENA, Op. cit., p. 132.

678.

H. BERGSON, Le bon sens, Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 364. Textes publiés et annotés par André Robinet, avec la collaboration de Rose-Marie-Bastide, Martine Robinet et Michel Gauthier.

679.

Idem, p. 165.

680.

H. ARENDT, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 236.

681.

Idem, p. 239.

682.

Ibidem.

683.

M. LENA, Op. cit., p. 135.