4.1.3. Oser espérer

Les populations ont le droit de comprendre que devant eux, s’ouvrent des chemins qui mènent vers un avenir où l’authenticité des existences facilitera l’harmonie et l’accueil mutuel pour un monde plus humain, plus juste et plus fraternel. Ne pas savoir ce qui nous attend, peut susciter le désespoir dans une lecture tâtonnante de l’ambiguïté des signes. L’humanisme authentique constitue l’un de ces signes qui attend l’animation et l’engagement des sujets déterminés à oeuvrer pour la mise en place d’un monde d’amour, de justice et de solidarité. Dans un monde où les choses ne vont pas aussi bien, un monde qui se cherche un chemin de la démocratie pour le développement, on ne peut se passer de la vertu d’espérance pour assumer le quotidien et préparer l’avenir dans la sérénité. C’est tout l’imaginaire des peuples d’Afrique, que la pédagogie du développement est appelée à bousculer et à interroger. Contre l’esprit de résignation évoqué plus haut, c’est envers la vertu de l’espérance que doit se tourner la nouvelle philosophie de l’éducation pour le développement, afin d’inviter les Africains à ne pas perdre courage. Ernst Bloch avait déjà constaté que c’est par la grâce de l’imaginaire que certaines populations ont réussi à se délivrer des contraintes économiques et sociales. Cependant, il fait encore remarquer que « leur échec même et leur réussite : sans l’espérance, rien ne serait réalisé. Mais tout ce qui est réalisé est au dessus de l’espérance… L’espérance est doublement inespérée : elle n’obtient pas ce qu’elle espère et obtient ce qu’elle n’espérait pas. »697

L’échec actuel des politiques de développement en Afrique, ne doit pas constituer une source de découragement et d’abandon. Il est vrai, lorsqu’on voit les images en provenance de ces régions, il est difficile de ne pas succomber au découragement. Par contre, la situation qui prévaut doit constituer le lieu même du jaillissement de l’espérance, son accompagnement nécessaire, et non pas un point d’aboutissement comme semble le suggérer l’observation empirique des médias. Il est possible de lire dans cette approche, une trop grande opposition aux puissants et une sorte d’idéalisation des pauvres : c’est tout à fait normal. Mais dès qu’on se rend compte qu’il y a des régions de l’humanité, où la nature a tout prévu, afin que l’homme soit heureux, mais où les uns prennent tout et les autres n’ont rien jusqu’à se faire tuer dans les rues, parce qu’ils revendiquent leur droits à vivre normalement, on peut comprendre l’intérêt de cette pensée de Paulo Freire pour une Afrique en mouvement. Cette pratique pédagogique a le mérite d’avoir été à l’origine de la révolution des mentalités en Amérique latine. Même si l’Amérique latine n’est pas l’Afrique, cette philosophie de l’éducation pour le développement entend apporter un nouveau souffle qui délivre de cette médiocrité, fruit de l’éducation « bancaire », pour donner aux peuples les raisons de garder espoir. Il est de droit, que les peuples d’Afrique aspirent à une société qualitativement différente de celle dans laquelle ils baignent. Tout éducateur dont le champ d’intérêt se porte sur l’Afrique deviendrait en ce sens, le précurseur de ce nouvel âge de d’humanisme auquel aspirent les populations longtemps dominées. Une question demeure cependant d’actualité : comment devenir prophète dans une société où l’école a été transformée en instrument de manipulation par certains régimes corrompus qui font la pluie et le beau temps ? Dans certains pays, comme c’est le cas au Tchad, on se croirait facilement à l’époque de Vichy en France, ou de Mussolini en Italie. Sans être excessif dans notre observation, lorsqu’on visite le système éducatif en Afrique et qu’on observe la qualité humaine et intellectuelle des cadres qu’elle fournit à la société, on est exacerbé et presque déçu. Il semble alors normal de dire que l’école a été transformée en une sorte de guignol où l’on joue à une illusion de démocratie, mais où c’est l’esprit des institutions qui est transmis, comme c’était jadis le cas en ex-URSS et dans les autres pays communistes. Au lieu de libérer l’esprit critique des apprenants, on s’arrange pour que l’école devienne le lieu de réduction des risques de grèves et de contestation, pour laisser au pouvoir la latitude de faire ce qui lui plait, sans que personne n’ose lever le moindre doigt. Ainsi, à la fin d’une formation universitaire, les Etats peuvent se frotter les mains d’avoir formé des hommes fidèles à leurs idéaux, capables de les servir en toute docilité, et le cas échéant prêts à défendre les intérêts du pouvoir en place.

L’école est organisée comme si le fait de préparer les jeunes à devenir des hommes aptes à vivre comme citoyens engagés dans leur société était compatible avec les objectifs des détenteurs du pouvoir politique. Cette pratique est loin de rejoindre la préoccupation de Jacques Maritain qui ne cachait pas son souhait de voir l’enseignement préparer les jeunes à intégrer une société d’hommes libres dans laquelle les données de base seront : « la dignité de la personne humaine, les droits de l’homme, l’égalité humaine, la liberté, la justice, le respect de la loi, sur lesquels la démocratie présuppose un commun consentement et qui constituent ce qu’on peut appeler, la charte démocratique. Sans une conviction générale, ferme et raisonnée touchant les données de base, la démocratie ne peut survivre. »698 Cette préoccupation est similaire à celle soutenue par Paulo Freire, qui ne supportait pas de voir une société fondée sur la suprématie des uns sur les autres. C’est pourquoi, la cheville ouvrière de son engagement social a toujours été de donner aux marginalisés la possibilité de se procurer une place au soleil. C’est dans cette logique qu’il faut comprendre sa philosophie de l’éducation. Ainsi, il devient possible de saisir le sens de cette déclaration qui sonne comme un testament en faveur des laissés-pour-compte de l’Amérique latine et qui pourrait intéresser toute personne soucieuse de justice sociale :

‘« Si le problème de la domination de l’homme par l’homme est bien le plus grave, le plus ancien et le mieux enraciné dans la logique de nos institutions latino-américaines, l’objectif prioritaire d’une action en vue du développement est bien la libération des hommes au sein de leur société. En tant qu’éducation, deux options s’offrent à nous : où bien continuer à dispenser un savoir qui sert à maintenir le statu quo oppressif, quels que soit ses objectifs manifestes ou ses intentions cachées ; ou bien promouvoir chez le peuple touché par une action éducative, une conscience claire de sa situation objective. Convaincu que l’éducation ne peut pas être neutre. » 699

Pour Paulo Freire, l’éducation ne peut se forger un destin tranquille tant que des multitudes d’hommes seront encore sous le joug de la domination. Donner au peuple opprimé la conscience claire de sa situation objective signifie pour lui, conscientiser le peuple en question, en ouvrant son intelligence sur la connaissance de ses droits et le moyen de les défendre. L’éducation est présentée comme le moyen privilégié pour atteindre cet objectif. Il prétend à une vision dialectique de l’éducation, où l’homme et le monde qui l’entoure, tous deux inachevés, se trouveront dans un rapport permanent dans lequel l’homme, tout en transformant ce monde, travaille à sa propre transformation personnelle. Dans le fond, ce qui est visé, c’est l’accès des citoyens à une société humaniste et humanisée, où chaque personne pourra avoir accès à un minimum vital. A la limite, une société libre et démocratique, où chacun verra ses droits respectés et le cas échéant, à les défendre sans se faire inquiéter par le pouvoir700. Ne voit-on pas dans cette démarche, les bases nécessaires d’une société solidaire fondée sur la justice et le droit ? Un plaidoyer pour un développement solidaire et authentique s’impose pour l’Afrique aujourd’hui. Mais, ce plaidoyer implique une analyse sans complaisance des systèmes éducatifs en cours, pour que les propositions à faire puissent avoir un sens aujourd’hui et demain pour la société. Le temps n’est-il pas venu pour interroger le mal scolaire tant décrié aujourd’hui ?

Notes
697.

L. HURBON, Utopie et espérance, Paris, Nathan, 1980, p. 116.

698.

J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation, Paris, Seuil, 1959, p. 167.

699.

A. SILVA, L’école hors de l’école, op. cit., p. 100.

700.

P. FREIRE, Quelques idées insolites sur l’éducation, Paris, Cerf, 1971, p. 2.