4.2.1. Dépasser la simple relation sujet-objet

Dans un processus normal de formation, on commence toujours par accepter de considérer que l’enseignant est le sujet et que l’apprenant est l’objet. En se considérant comme objet de la transmission de la connaissance, l’apprenant apparaît comme un patient qui a besoin du médecin pour recevoir de lui, des soins appropriés. Dans cette manière de comprendre et de vivre le processus d’apprentissage, l’apprenant qui, aujourd’hui occupe la place de l’objet, aura demain la possibilité d’occuper la place de l’enseignant. Si celui-ci n’a pas été considéré comme sujet à part entière, et qu’il n’a pas été préparé à cela, la conséquence de cette attitude, sera qu’il ne pourra se considérer que comme un « faux sujet »706 de la formation. Et pourtant, dès le début du processus d’apprentissage, nous devons préciser, que celui-ci ne se limite pas seulement à la relation pédagogique traditionnellement classique, confinée dans la dialectique transmetteur-recepteur. Malgré la nette différence qui existe entre l’enseignant et l’apprenant, différence qui se situe dans la longue et pénible expérience de l’enseignant, celui-ci apprend, tout comme l’apprenant apprend aussi et, participe à ce qu’on pourrait appeler, la ré-formation de l’enseignant. C’est dans ce sens que l’acte d’enseigner ne se réduit pas au simple fait de transférer les connaissances ou le contenu du savoir. Reprenant les propos de Robert Hutchins, ancien Président de l’Université de Chicago, dans un discoures que ce dernier prononça en 1940 dans son université, Jacques Maritain soulignait l’importance de ce discours, notamment au sujet du rapport entre le savoir et la vérité. Le constat était, que les enseignants comme les étudiants s’intéressaient plus au savoir qu’à la vérité. C’est ce qu’il fallait dénoncer, comme le fait Jacques Maritain qui affirme : « Nos gradués universitaires ont beaucoup plus d’informations et beaucoup moins de compréhension. C’est une conséquence du fait que, trop souvent l’éducation contemporaine a estimé convenable de substituer la valeur d’exercice à la valeur de connaissance, en d’autres termes, la gymnastique mentale à la vérité, et l’ambition d’être en bonne forme à la sagesse. »707 Cette remarque garde encore toute sa pertinence, et toute son actualité aujourd’hui. C’est le moment de le souligner : on ne doit pas confondre la transmission du savoir avec l’endoctrinement du savoir. Le rôle de l’éducation au développement, est de permettre à l’apprenant de développer un sens critique devant le monde, devant l’histoire et devant l’autre. L’acte d’enseigner n’est plus à confondre avec une action par laquelle, d’un côté, il y a un sujet créateur qui confère une forme à un corps et de l’autre, un objet qui reçoit tout de la part de ce sujet. Il s’agit plutôt de deux sujets qui se complètent mutuellement.

L’enseignement est impensable sans le processus d’apprentissage. Au delà des différences qui existent entre l’enseignant et l’apprenant, aucun de deux ne peut être réduit à la condition d’objet. A ce sujet, Paulo Freire pense que celui qui enseigne « apprend à enseigner, et qui apprend enseigne à apprendre. Qui enseigne, enseigne quelque chose à quelqu’un. »708 Quand nous vivons l’authenticité des conditions exigées par la pratique d’enseigner-apprendre, nous participons à une expérience totale, à la fois directive, politique, idéologique, pédagogique et esthétique dans laquelle la pédagogie doit évoluer dans le sérieux, le dialogue et la compréhension. Le processus d’apprentissage doit pouvoir provoquer chez l’apprenant une curiosité croissante et faire en sorte que celui-ci devienne de plus en plus créateur. L’idée contenue dans cette formule peut être comprise de la manière suivante : « d’autant plus que la capacité d’apprendre s’exerce avec critique, d’autant plus que se construit et se développe la curiosité épistémologique, sans laquelle nous n’atteignons pas la connaissance complète de l’objet. »709 Cela signifie, que la capacité d’apprendre est toujours subordonnée à l’exercice critique qui permet à l’apprenant de développer la curiosité épistémologique. Cette curiosité à son tour, permet au sujet qui apprend, d’accéder à une connaissance approfondie de l’objet. Ce qui nous renvoie inévitablement à la vision bancaire de l’enseignement que nous sommes dans l’obligation de critiquer. Cette vision cherche à transmettre les connaissances sans tenir compte des appréhensions des apprenants. Et même si elle s’efforce parfois de prendre en compte ces éléments, c’est juste pour alourdir encore un programme éducationnel déjà difficile à supporter.

Cet exercice critique donne à l’apprenant la possibilité de comprendre, qu’il n’est prédestiné à ne s’en tenir que là. Il peut toujours aller au-delà de ce que lui propose l’enseignant, mais en ce moment c’est à lui seul qu’il appartient de savoir organiser l’apprentissage. Le poids de cet enseignement « bancaire », au lieu de former, déforme plutôt la créativité nécessaire de l’apprenant et de l’enseignant. Un apprenant qui a été assujetti peut se tirer d’affaire et dépasser l’autoritarisme et l’erreur épistémologique du « bancarisme », s’il est préparé à la critique et à l’autogestion de sa formation. Il importe que malgré le fait qu’il soit dépendant de l’enseignement « bancaire », l’apprenant est capable de maintenir vif en lui, le goût de la révolution. Dans ce cas, c’est la force créatrice de « l’apprendre », force qui comprend la comparaison, la répétition, la constatation, parfois le doute et la curiosité non satisfaite, qui permet de dépasser les effets négatifs de l’enseignement « bancaire ». Cette capacité d’aller au-delà du conditionné constitue l’un « des avantages significatifs des êtres humains – celui de s’être rendus capables d’aller au delà de ce qui les conditionne. »710 Ce qui ne veut pas dire qu’il nous soit impossible d’être un éducateur « bancaire » ou un éducateur « problématiseur ». Tout le monde souhaiterait être cet enseignant qui transmet le savoir avec le plus de clarté et de compétence possibles. Cela, parfois, dans un profond souci de donner le meilleur de soi-même, ou encore dans la volonté de faire des apprenants des hommes valables pour demain, ce qui conduit facilement à un rigorisme déconcertant. Pour éviter à la pédagogie du développement de gonfler la liste des utopies pédagogiques, elle doit être en mesure d’accepter les limites de chaque pratique, y compris aussi les siennes tout en évitant de se présenter comme le modèle par excellence qui sauvera le monde contemporain de sa chronique injustice, fondée sur les relations dominants/dominés : honte pour la nature humaine. Tirant profit de cet avantage, nous devons mettre l’accent sur la méthode et la rigueur pour éviter tout liberticide qui réduirait à néant le processus.

Notes
706.

P. FREIRE, Op. cit., p. 75.

707.

J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 75.

708.

Du point de vue grammatical, le verbe enseigner est un verbe transutivo-relatif, c’est-à-dire qu’il exige la présence de deux objets. Un objet direct (quelque chose) et un objet indirect (à quelqu’un). Du point de vue démocratique, mais aussi celui de la radicalité métaphysique dans laquelle se déroule toute compréhension sérieuse de l’homme, en tant qu’être historique et inachevé, et sur laquelle se fonde notre processus de connaissance : enseigner est plus qu’un simple verbe transitivo-relatif. Enseigner ne peut exister sans le processus d’apprentissage et vice versa. Ce fut en apprenant historiquement que des hommes découvrirent qu’il était possible d’enseigner. « Apprendre » a donc précédé « enseigner ». P. FREIRE, Pédagogie de l’autonomie. Savoirs nécessaires à la pratique pédagogique, op. cit., p. 41.

709.

F. JACOB, « Nous sommes programmés mais pour apprendre », in, Le courrier de l’UNESCO, février, 1991.

710.

P. FREIRE, Pédagogie de l’autonomie, p. 43.