4.2.2. L’exigence de la rigueur méthodique

Le praticien de la pédagogie du développement a pour mission de renforcer la capacité critique de l’apprenant, sa curiosité et sa créativité. L’une de ses tâches essentielles consiste à travailler avec les apprenants, leur montrant la rigueur méthodique avec laquelle ils seront appelés à conduire leurs recherches dans l’approche des objets de connaissance. C’est dans ce sens qu’enseigner ne se confond pas avec un traitement de l’objet superficiel du contenu, mais se présente plutôt comme un prolongement des conditions d’apprentissage avec le sens critique comme modèle dominant. Ces conditions exigent que les enseignants et les apprenants soient tous : « créateurs, instigateurs inquiets, rigoureusement curieux, humbles et persistants. »711 Parmi les conditions qui rendent possible l’apprentissage avec le sens critique, il y a la capacité pour les apprenants, à considérer que l’éducateur dispose déjà de l’expérience dans la production de certains savoirs, et que ces savoirs ne doivent pas se communiquer de façon barbare, mais humaine. Dans les conditions d’un véritable apprentissage au contraire, les apprenants évoluent en se transformant en réels sujets de la construction et de la reconstruction du savoir enseigné aux côtés de l’enseignant, lui aussi partie prenante du processus. C’est seulement dans cette perspective que nous pouvons réellement parler du savoir enseigné. En vérité, les apprenants sont intégralement impliqués dans le processus d’apprentissage. Ainsi, nous percevons l’importance du rôle de l’enseignant, le mérite de la paix avec laquelle doit demeurer vive la certitude que, non seulement sa tâche est d’enseigner des contenus, mais aussi de penser juste. C’est pourquoi il reste difficile à un professeur de devenir critique, s’il est mécaniquement habitué à l’apprentissage par cœur où s’il ne représente qu’un simple répétiteur bien rythmé de phrases et d’idées inertes qui n’ont aucun impact sur la vie des étudiants.

Seule une source propre est susceptible de donner de l’eau propre. Ainsi, seul celui qui pense juste peut enseigner à penser juste, même s’il peut lui arriver de se tromper comme tout être humain. L’une de conditions nécessaires pour permettre de penser juste est de ne pas être trop sûr de ses certitudes. Il est vrai qu’un enseignant qui pense juste, laisse transparaître aux apprenants que l’une des beautés de notre manière d’être dans le monde et avec le monde, en tant qu’êtres historiques, est la capacité de connaître ce monde en agissant sur lui. Mais il reste aussi vrai que notre connaissance du monde évolue dans un contexte précis. Toute nouvelle découverte procure au sujet une nouvelle connaissance, mais cette dernière finit toujours par être dépassée, comme l’avait vu Karl Popper : « une connaissance est vraie lorsqu’elle n’est pas encore contredite. » C’est ce que l’enseignant doit humblement accepter, pour permettre aux apprenants d’accéder à un vrai savoir qui repose sur la reconnaissance de ses limites712. Cette attitude justifie les propos de Paulo Freire lorsqu’il affirme que pour sa production, « la nouvelle connaissance dépasse l’autre connaissance qui, auparavant fut nouvelle puis s’est fait ancienne et se dispose demain à être dépassée à son tour par une autre. »713 On s’aperçoit donc, que les termes enseigner, apprendre ou encore chercher, ont affaire aux deux moments du cycle de la connaissance : celui pendant lequel on enseigne et on apprend la connaissance déjà existante, et celui durant lequel on travaille à la production des connaissances encore non existantes, connaissances encore à découvrir par la recherche.

L’enseignement-apprentissage est une pratique inséparable du cycle de la transmission et de la réception du savoir. Ceci est aussi valable pour la recherche, sans laquelle l’enseignement ne peut avoir de sens. C’est ce que pense Jean Claude Régnier : « Il n’y a pas d’enseignement sans recherche ni recherche sans enseignement. Ces actions se retrouvent imbriquées. »714 Cette analyse nous met en rapport avec le penser juste de Paulo Freire. Penser juste, c’est selon lui, un moment que le cycle de la connaissance pose à notre curiosité et, qui en devenant de plus en plus rigoureuse, passe de l’ingénuité à « la curiosité épistémologique. »715 Dans cette curiosité ingénue, résulte indiscutablement un certain savoir, même s’il apparaît parfois sans rigueur méthodique. En effet, c’est cette forme de savoir qui caractérise la connaissance du sens commun. Il accorde une importance non négligeable à ce savoir, fait de « pure expérience ». En clair, penser juste pour l’enseignant, implique autant le respect de la connaissance du sens commun qu’il découvre chez l’apprenant dans le processus d’apprentissage, mais aussi et surtout, son nécessaire dépassement. Il le fera cependant en respectant et en stimulant la capacité créatrice de l’apprenant. Ce dépassement ne devrait pas se passer dans la brutalité, ni dans la supplication. Il exige au contraire, un compromis entre l’enseignant qui doit toujours tenir compte de la conscience critique de l’apprenant. Pour ce dernier, « la promotion de l’ingénuité vers la curiosité épistémologique ne se fait pas automatiquement. »716 Voilà pourquoi, l’enseignant se trouve dans l’obligation déontologique717 de respecter les savoirs avec lesquels arrivent les apprenants, quelles que soient leurs origines. Son devoir est aussi, de discuter avec eux de ce qu’ils savent avant de venir apprendre. Pour les mettre en confiance, il pourra leur demander de dire le bien fondé de ces savoirs pour la société, pour leur communauté et pour eux-mêmes. La valorisation de ces acquis est un atout déterminant dans l’ouverture de l’apprenant vers des nouveaux savoirs718. Pour le cas des apprenants venus de cultures diverses, on peut se poser la question suivante : qu’est-ce qui empêche à un enseignant qui a en face de lui des jeunes venus des quartiers populaires, de discuter avec eux de la réalité concrète de leur existence quotidienne, réalité à laquelle on peut associer la discipline enseignée pour en faciliter la transmission et la compréhension ? Qu’est-ce qui empêche à cet enseignant de discuter de la réalité agressive concrète dans laquelle ses interlocuteurs baignent quotidiennement ? Pourquoi ne pas concilier les savoirs curriculaires fondamentaux pour les apprenants et l’expérience sociale qu’ils ont en tant qu’individus ? La qualité essentielle dans le processus d’apprentissage c’est d’abord cette attitude d’ouverture que l’enseignant doit avoir à l’égard des apprenants. C’est pourtant, une exigence éthique qui ne s’improvise pas.

Notes
711.

Ibidem.

712.

Comme le disait Socrate, « tout ce que je sais et ce que je connais, je sais que je ne sais rien. »

713.

Au sujet de cette proposition, on peut consulter l’ouvrage de A. VIEIRA PINTO, Ciências e Existência, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1969.

714.

Pour lui, « tandis que j’enseigne, je continue à chercher, à rechercher. J’enseigne parce que, je cherche, parce que j’ai questionné, parce que, je questionne et m’interroge. Je cherche pour constater, constatant j’interviens, intervenant, j’éduque et je m’éduque. Je cherche pour connaître ce que je ne connais pas encore et pour communiquer et annoncer la nouveauté. » P. FREIRE, Pédagogie de l’autonomie, op. cit., p. 46.

715.

Cf. Idem, p. 47.

716.

Ibidem.

717.

La déontologie est l’ensemble des normes confiées à la responsabilité personnelle dans l’exercice d’une profession. On parle par exemple de déontologie médicale, judiciaire ou enseignante. Une telle déontologie, intègre face à la conscience, les dispositions extérieures de la loi, toujours insuffisantes. Appartiennent à la déontologie de l’enseignant, le recyclage culturel, la conscience dans le travail, le soin envers les élèves, surtout envers les moins doués, le respect scrupuleux de la conscience d’autrui, l’observation de l’équité dans les appréciations scolaires. Cf. G. AVANZINI, Vocabulaire de pédagogie moderne, op. cit., p. 103.

718.

Pourquoi, par exemple ne pas profiter de l’expérience que les élèves ont de la vie des aires urbaines abandonnées par les pouvoirs publics pour discuter de la pollution des ruisseaux et des fossés ; des bas niveaux de bien-être des populations, des ordures et des risques qu’elles font courir sur la santé des personnes ? On se demanderait avec raison, comment les savoirs de la forêt qu’utilisent les tradi-praticiens sont parfois plus efficaces que la médecine moderne, alors que ces praticiens « primaires » n’ont jamais été dans une université : ni pour apprendre la chirurgie, ni pour apprendre à faire une piqûre ? D’où l’hommage que nous rendons à ces médecins qui n’hésitent point à contacter les praticiens locaux pour la collaboration en cas d’impossibilité de traitement de certaines maladies en Afrique.