4.2.3. Le penser juste comme exigence éthique

Dans la démarche éducative, le regard naïf doit être transformé en regard critique. Mais, cette transformation ne peut se faire loin d’une rigoureuse formation éthique. L’enseignant gardera toujours présent à l’esprit, que la pratique enseignante devrait être considérée comme un témoignage rigoureux de décence et de droiture intellectuelle. Elle pourra apporter une contribution à critiquer de façon permanente les détours faciles que les hommes sont tentés quelque fois d’emprunter, pour éviter les difficultés que les véritables chemins de l’existence posent devant l’absurdité du destin. Expurger de notre vie toute référence à l’éthique, serait d’une certaine manière, comparable à une « transgression », si nous reprenons les termes de Paulo Freire719. On doit aussi éviter de tomber dans une transformation de l’expérience éducative en simple entraînement technique. Cela reviendrait à déprécier ce qu’il y a de fondamentalement éducatif dans l’exercice pédagogique et notamment, son caractère formateur. Dans le champ d’éducation où l’éthique est reléguée au dernier plan, il est difficile de produire dans les jeunes esprits des attitudes responsables et justes. Le résultat ne peut être autre chose « qu’un scepticisme scolaire équipé des meilleurs techniques de culture mentale et des meilleurs méthodes scientifiques, qui serviront, en dépit de la nature, à engendrer la méfiance à l’égard de l’idée même de vérité et de sagesse et à faire abandonner tout espoir d’atteindre une unité dynamique intérieure. »720 Si nous respectons la nature de l’être humain, l’enseignement des contenus ne peut en aucune manière se faire, en mettant de côté la formation du jugement éthique chez l’apprenant. Dans cette logique, éduquer et former ne sont plus deux éléments différents dans le processus d’apprentissage. Elles sont substantiellement liées l’une et l’autre dans la mesure où elles tendent vers un même but qui est : l’ouverture de l’esprit à la vérité.

Dans ses rapports à l’éthique, le penser juste exige une vraie profondeur dans la compréhension et l’interprétation des faits. Cette interprétation suppose une humble disponibilité et une attitude de souplesse à l’égard des découvertes déjà faites. Autrement dit, penser juste peut être compris comme une façon de « reconnaître non seulement la possibilité de changer d’option, d’appréciation, mais aussi le droit de le faire. Mais comme il n’y a pas de penser juste en marge des principes éthiques, si changer est une possibilité et un droit, il incombe à celui qui change, d’assumer le changement opéré. »721 Rien en fait, ne doit se faire dans l’amateurisme et l’impréparation. Le rôle de l’enseignant sera de faire tout ce qui est en son pouvoir, afin d’aider les apprenants à agir avec responsabilité et bon sens.L’éducateur qui enseigne réellement a le devoir de travailler les contenus de son enseignement dans le cadre rigoureux du penser juste. Celui qui pense juste doit se priver des paroles auxquelles fait défaut la matérialité de l’exemple, et se convaincre que ces paroles ne valent rien en soi. En conséquence, le penser juste peut être considéré comme l’équivalent d’une existence qui ne se justifie pas par des vaines paroles, mais par le témoignage. Dans une approche similaire, le philosophe danois Sören Kierkegaard fait l’éloge de l’existence réelle qu’il oppose à la doctrine de l’homme abstrait. Prenant l’exemple du Christ, il apprécie le fait que celui-ci « n’enseigne pas mais agit par sa parole. Il est la vie et de ce fait, il est irréductible à toute mise en système. Son message identifié à son existence ne peut se laisser enfermer dans une pensée toute humaine. »722

Poursuivant sa réflexion sur le primat du témoignage sur le discours intellectuel, il se réfère à l’exemple de Socrate qu’il compare à Jésus. Dans une critique adressée à ceux qui parlent de tout et qui savent répondre à toutes les questions, allusion faite à Hegel, il déclare au sujet de celui qu’il considère comme son maître :

‘« en quittant ceux qui ont tout compris et qui savent parler de tout, j’ai bien souvent soupiré après l’ignorance de ce sage et désiré l’entendre, lui qui disait toujours la même chose et de la même façon. J’ai admiré sa sagesse, je l’ai admiré d’être en sa sagesse, devenu simple, et au point de vaincre les habiles ! Au point de pouvoir sans pensées nombreuses ni vastes discours, sacrifié sa vie au service de la vérité. Quelle émouvante simplicité ! » 723

Pour être crédible et donner du sens à ce qu’il fait, l’enseignant doit tout faire pour conformer son discours à sa vie concrète. C’est une exigence qui vaut tout son pesant d’or, pour une philosophie de l’éducation fondée sur le dialogue pédagogique, dans une société africaine où les maîtres à penser doivent diminuer, afin que grandissent les témoins de la justice sociale. C’est une nécessité : pour éviter d’induire les apprenants dans la confusion, le discours des enseignants doit se rapprocher de leur action pédagogique.

Notes
719.

Cette partie de la philosophie qui théorise la morale, a souvent été considérée au sens métaphysique comme étant la science de bien et du mal, des fins dernières de l’homme et du fondement de ses valeurs, comme c’est le cas chez Aristote, Spinoza, ou Jacques Maritain. Dans cette étude, elle prend le sens des : « principes auxquels un individu adhère de manière spontanée et profonde ou qu’il s’est lui-même forgée. » L. FERRY, « Ethique » in, Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1991, p. 231.

720.

J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 30.

721.

P. FREIRE, Pédagogie de l’autonomie, op. cit. p. 50.

722.

R. HEBDING, Kierkegaard, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p. 107.

723.

S. KIERKEGAARD, Des pensées qui attaquent dans le dos. Discours chrétiens t. 3, Paris, Cerf, 1971, p. 179.