4.2.3.1. L’adéquation entre le dire et le faire

L’élan éthique exige de l’enseignant puisse, dans la mesure du possible, qu’il conforme ses dires et son enseignement à sa vie courante et surtout à ses convictions. Sinon, il se fera passer pour un aventurier auprès de ses apprenants, ce qui risque de mettre en mal son autorité. Un enseignant ne peut se permettre d’affirmer une chose et son contraire sans transition, quel que soit le prétexte fourni. Ce qui vaut pour ses affirmations vaut aussi pour sa vie qui doit être un prolongement de ses discours724. Il n’existe pas de penser juste sans le témoignage d’une pratique qui le redit au lieu de le renier. L’enseignant ne peut se faire l’illusion de penser juste et exiger de l’apprenant qu’il se soumette aveuglement à ses prescriptions, si l’inadéquation est criante entre son discours et le témoignage de sa vie concrète. Ainsi, « l’état d’esprit decelui qui pense juste est celui de qui cherche sérieusement l’assurance dans l’argumentation. C’est encore l’état d’esprit de qui, en désaccord avec son opposant, n’a pas de quoi nourrir contre lui une colère démesurée, parfois plus importante que la raison de la discorde. »725 Paulo Freire mentionne l’exemple d’une enseignante démesurément furieuse contre une étudiante qui faisait la lecture de ses œuvres en affirmant : « La dame a même interdit à l’étudiante qui travaillait sur l’alphabétisation et la citoyenneté pour son mémoire de recherche (équivalent du Master 2 recherche) de lire mes écrits. « C’est dépassé ! » disait-elle avec l’air de celle qui traite avec rigueur et neutralité l’objet que ceux-ci constituaient. Elle ajouta même : « Toute lecture que vous ferez de ce monsieur peut vous porter préjudice. » Paulo Freire ajoute, non sans amertume, que ce n’est pas ainsi que l’on enseigne correctement. Le goût de la générosité qui, en ne niant pas le droit à la colère, la distingue toutefois de la haine contre ceux qui ne pensent pas comme nous, peut être compris comme faisant partie intégrante du penser juste. Le propre du penser juste est qu’il faut prendre le risque d’accepter la nouveauté, avec tout ce qu’elle comporte comme surprises et illusions. En effet, on ne peut se permettre de nier quelque chose à cause de sa nouveauté. On ne doit pas aussi l’accepter pour la même raison. Il en va de même pour ce qui est ancien. On ne peut se permettre de le refuser en se fondant uniquement sur son aspect chronologique : ce serait absurde : « l’ancien qui préserve sa validité, qui incarne une tradition ou qui marque une présence continue dans le temps »726,a le droit d’être préservé et transmis.

Pour tenir face à l’ouragan et à la tempête, l’arbre a besoin de racines fortes. Le rejet de toute forme de discrimination est un élément constitutif du penser juste. Des pratiques dégradantes fondées sur des préjugés relatifs à la race, à l’ethnie, au genre comme à la classe, constituent une offense à la substantialité de l’être humain comme personne. Paulo Freire voit dans ces pratiques, la négation de la liberté démocratique :

‘« combien nous nous trouvons loin d’elle quand nous subissons l’impunité de ceux qui tuent des enfants dans les rues, de ceux qui assassinent des paysans qui luttent pour leurs droits, de ceux qui discriminent les Noirs, de ceux qui infériorisent les femmes. Combien se trouvent absents de la démocratie ceux qui brûlent les églises des Noirs, parce que, selon eux, les Noirs n’ont certainement pas d’âme. Les Noirs ne prient pas. Avec leur « noirceur », les Noirs salissent la blancheur de la prière… » 727

Si aujourd’hui, plusieurs législations sont claires sur les discriminations encore fréquentes, il n’en demeure pas moins que le chemin à parcourir reste encore long. Et l’éducation au développement solidaire a le devoir d’intégrer cette question dans sa pratique. Cela exige que chaque apprenant soit considéré pour ce qu’il est : un sujet de droits et de devoirs.

Dans une observation faite sur l’adéquation entre l’acte d’enseigner et la vie concrète, Paulo Freire avoue comment il est irrité de voir une société qui pratique la discrimination au quotidien, prétendre donner des leçons de tolérance démocratique. Il déclare que cela va jusqu’à provoquer sa colère : « cela me fait de la peine, bien plus que cela ne provoque ma colère, de voir l’arrogance avec laquelle lasociété des Blancs, au sein de laquelle se déroulent ces tragiques événements, se présente au monde comme pédagogues de la démocratie. »728 Penser une chose et pratiquer son contraire, est un cynisme qui n’a rien à voir avec le penser juste. Cela est contraire au bon sens qui régule nos exagérations et nous évite les cheminements vers le ridicule. Cette prise de position concerne la nature des hommes, nature entendue comme se constituant socialement et historiquement et non comme un a priori de l’histoire729. Comprenant la manière dont nous entendons la nature humaine, ce serait injuste de s’empêcher de défendre la réalité sus-évoquée et de se prévaloir défenseur de la démocratie. Enseigner à penser juste n’est pas une expérience dans laquelle le penser juste est pris en lui-même, ni une simple pratique qu’on décrit dans les manuels. C’est plutôt quelque chose qui se fait et qui se vit, à travers la force du témoignage. En clair, penser juste implique l’existence des sujets qui pensent par l’entremise des objets sur lesquels se reflète leur propre pensée. Par conséquent, penser juste n’est pas l’affaire de quelques personnes qui trouvent leur plaisir dans l’isolément, dans le repli sur elles-mêmes ou dans la solitude, mais un acte fondamentalement pédagogique. Il n’y a pas de penser juste sans compréhension, entendu par là, une acceptation de l’autre dans ses limites et ses qualités. Du point de vue de l’apprentissage, le penser juste ne se confond pas à l’enseignement « bancaire » qui se confond avec le transfert des savoirs. Dans ce cadre, l’apprentissage se transmet par une « co-construction » des savoirs730.

Le rôle d’un sujet qui pense juste ne consiste pas à transférer l’intelligibilité des choses ou des objets à autrui, pris comme sujet passif. Son rôle est d’exercer en tant qu’être humain, l’irrécusable pratique de la compréhension empathique731 et de défier l’apprenant avec lequel il communique, afin que ce dernier produise la compréhension de ce qu’il est en train de lui communiquer732. Cette approche nous éloigne de la pédagogie traditionnelle fondée sur la répétition, pour nous introduire dans une autre perception de l’apprentissage fondée sur la confiance dans l’acquis de l’apprenant. A celui-ci, on ne demande pas de reproduire ce que lui a donné l’enseignant, mais de dire ce qu’il en a retenu. Paulo Freire, c’est la communication qui constitue le noyau de toute pédagogie : « il n’y a pas d’intelligibilité qui ne soit communication et intercommunication, et qui ne se fonde sur les richesses du dialogue humain. Par là, le penser juste est dialogue et non polémique. »733 L’enseignant a le devoir de se mettre à la disposition de chaque apprenant pour l’aider dans la réalisation des projets qui ont un sens pour lui et pour sa vie. Même s’il arrivait à l’apprenant de manifester le désir d’être guidé, l’enseignant le fera avec rigueur et congruence, non pas comme un gourou, mais comme un facilitateur de la connaissance. Il gardera le souci permanent de mettre l’apprenant toujours face à ses responsabilités. Cet apprentissage fondé sur la compréhension de l’apprenant, et la prise en compte de sa réalité existentielle concrète, exigent que l’identité culturelle de ce dernier puisse être valorisée et transmise, pour éviter la déculturation.

Notes
724.

Que dire d’un éducateur qui, pendant deux semestres parle de la lutte pour l’autonomie des classes populaires et qui, en affirmant qu’il n’a pas changé, tient un discours « pragmatique » entre le rêve d’hier et la réalité d’une vie tournée vers le gain ? Quelle image donnera-t-il aux élèves qui lui accordaient une audience respectueuse ? Que penser de cet homme qui, hier défendait la formation de la classe populaire des travailleurs et qui, aujourd’hui soumis au fatalisme néo-libéral, se satisfait du simple entraînement de l’ouvrier, tout en répétant qu’il demeure progressiste ? Non ! Notre dire doit se conformer à notre faire pour donner aux générations futures la possibilité d’avoir de modèles pour leur pratique quotidienne et pour leur libération.

725.

P. FREIRE, Cartas a Cristina, São Paolo, Paz e Terra, 1995, p. 207.

726.

P. FREIRE, Pédagogie de l’autonomie, op. cit. p. 52.

727.

Cette affirmation traduit l’amertume de Paulo Freire face à la discrimination raciale dont les Noirs furent et continuent d’être l’objet de la part de certains Blancs. A voir comment les populations d’origine Noire ont du mal à se frayer une place dans les sociétés occidentales, malgré la multitude des lois qui ne s’appliquent jamais, on se demande quand prendra fin cette gabegie sociale. Cf. Ibidem.

728.

Ibidem.

729.

P. FREIRE, Pedagogia da Esperança, São Paolo, Paz e Terra, 1994, p. 57.

730.

Si grammaticalement le verbe comprendre est transitif, concernant le penser juste, il reste un verbe dont le sujet est toujours en relation avec autrui. Toute vraie compréhension, si elle ne se trouve pas travaillée par une pensée mécaniste et si elle n’est pas soumise aux soins aliénateurs d’un esprit « bureaucratisé » implique absolument la communicabilité. On ne peut en aucun cas parler en ce sens d’intelligibilité, à moins que le processus même de l’intellection ne soit affecté. Nous entendons par intelligibilité, cette faculté dont dispose le sujet humain de comprendre et de résoudre des problèmes nouveaux en adaptant son expérience et son savoir à la situation qui se présente. Ce qui diffère de la conception qui veut que l’intelligence soit une fonction mentale conduisant à la connaissance conceptuelle et abstraite. Notre compréhension du concept nous rapproche de cette acception qui veut que l’intelligence se rapproche de la réalité sociale pour se définir comme cette aptitude de l’individu à établir des relations sociales et à comprendre autrui. M. ROSSINI MAIHLE, La pédagogie moderne, op. cit., p. 78.

731.

Le psychopédagogue Carl Rogers définit la compréhension empathique comme, « un autre facteur qui favorise l’instauration d’un climat d’enseignement expérientiel. Lorsque le professeur est capable de comprendre de l’intérieur les réactions d’un étudiant ou qu’il est conscient d’une manière vécue de la façon dont l’étudiant perçoit les processus de formation et d’apprentissage, alors aussi les chances augmentent de se trouver en présence d’un apprentissage significatif. »C. ROGERS, Op. cit., p. 110.

732.

Nous ne faisons pas allusion au sens anthropologique, mais essentiellement pédagogique.

733.

P. FREIRE, Pédagogie de l’autonomie, op. cit., p. 54.