4.2.3.2. Communiquer sur l’identité culturelle

Poussant un peu plus loin la réflexion sur l’assomption734 du sujet dans sa capacité à s’assumer et à assumer ses obligations, nous nous rapprochons de la vérité subjective qui traduit la reconnaissance de la contingence que représente la vie dans l’espace et le temps. L’assomption peut aussi avoir un sens plus radical que celui qui précède et qui a trait aux tâches les plus importantes de la pratique pédagogique dans le cadre de l’apprentissage. Cette tâche consiste à rendre propices, les conditions permettant aux apprenants de tenter l’expérience de s’assumer dans leurs relations entre eux et, avec les enseignants. L’éducation doit donner à l’apprenant les moyens de s’assumer comme un être social, historique et libre, un être pensant, communiquant, transformateur, créateur, réalisateur des rêves, capable de se mettre en colère par ce qu’il est aussi capable d’aimer. L’apprenant peut encore s’assumer en tant que sujet par ce qu’il est capable de se reconnaître humblement comme objet du processus pédagogique. Pour saint Jean Bosco735, le devoir de l’enseignant est d’aider l’apprenant à devenir lui-même en stimulant son originalité : « l’éducation ne consiste pas à étouffer l’originalité de l’enfant, mais à l’épanouir, à comprimer ses énergies, à les discipliner. »736 Ensuite, il pense que l’enseignant doit être, « non pas un tyran des volontés, ni le témoin passif de leur jeu, mais le collaborateur indispensable qui doit apprendre à l’enfant à pouvoir un jour se passer de lui. »737 Certainement, que l’enseignant doit promouvoir la créativité de l’apprenant, mais cette assomption de l’apprenant n’est pas à confondre avec un égoïsme fondé sur l’exclusion des autres738.

Concernant la culture, la commission nationale canadienne pour l’Unesco en donne la définition suivante : « La culture est un système dynamique de valeurs constituées d’éléments acquis, de postulats, de conventions, de croyances et de règles qui permettent aux membres d’un groupe d’établir un rapport entre eux et avec le monde extérieur, de communiquer et de développer leur potentiel créateur. »739 La référence à l’identité culturelle dans un processus d’apprentissage est devenu incontournable aujourd’hui. Il est hors de question que l’Afrique soit dédouanée de cette pratique. Les mutations que connaît la société mondialisée, ne permettent plus les pratiques qui justifient le repliement sur soi. Jean Bourrieau pense, que « quiconque est replié sur sa culture se trouve toujours en état de guerre, du moins latente »740. Pour dépasser ce complexe culturel et parvenir à la promotion de l’identité culturelle, on doit se permettre le courage de remettre en cause la hiérarchisation des civilisations admise jusqu’à présent. Si ce principe est admis, les rencontres peuvent alors être envisagées, « sous l’angle d’une productivité et d’une fécondité dont les différentes communautés, conscientes de leur appartenance à une culture dont elles entretiennent la vivacité en en renouvelant l’ensemble des traits, ne peut que tirer profit, et ce au delà de toute propension nationaliste. »741

La question de la reconnaissance de la culture à laquelle appartient l’apprenant, est un élément important dans transmission des savoirs. La culture propre aux apprenants a besoin d’être prise en compte, si on veut vraiment voir émerger dans la société, des personnes qui s’acceptent telles qu’elles sont. On ne peut prétendre accepter les autres, si on n’est pas d’abord en mesure de s’accepter soi-même. C’est en ce sens que la problématique de l’identité culturelle des apprenants constitue un aspect à ne point sous-estimer, lorsqu’on veut éduquer de façon authentique. C’est à travers l’assomption du sujet apprenant, que cet aspect de la formation doit pouvoir se constater et s’évaluer, en vue d’être valorisé. L’expérience historique, sociale et culturelle des hommes ne peut jamais se prétendre « pure » du conflit toujours présent entre les forces déployées par des individus et des groupes. Ces conflits posent souvent des obstacles dans la recherche de l’assomption de soi et les forces qui travaillent en faveur de cette assomption. La formation de l’enseignant, dans la plupart des Etats africains aujourd’hui, semble travailler pour maintenir les obstacles, ce qui empêche aux sujets formés de devenir véritablement libres. Une pratique d’une réelle importance dans la formation démocratique est celle de la solidarité sociale et politique. C’est de cette dernière dont l’Afrique a besoin, pour « construire une société moins laide et moins intolérante, dans laquelle nous pouvons être davantage nous-mêmes. »742 Par ce processus pédagogique dont le but est de rendre les apprenants maîtres d’eux-mêmes, nous comprenons que l’apprentissage de l’assomption du sujet est absolument incompatible avec l’entraînement pragmatique, qui ignore tout besoin d’essentiel, pour focaliser l’attention uniquement sur le but à atteindre, ignorant la principale finalité de l’éducation au développement. Cet apprentissage est aussi incompatible avec l’élitisme autoritaire de certains esprits qui prétendent détenir le monopole de la « vérité » et du savoir organisé.

Parfois, on a du mal à s’imaginer ce qu’un simple geste de l’enseignant peut représenter comme symbole dans la vie de l’apprenant. Un geste apparemment insignifiant pour l’enseignant peut en un rien, devenir une grande force de stimulation dans la contribution à la formation de l’apprenant par lui-même ou par l’enseignant. Incontestablement, l’enseignant peut avoir une grande influence dans l’évolution psychosociale de l’apprenant, s’il réussit à jouer valablement son rôle de facilitateur743 rigoureux et compréhensif744. Paulo Freire ne cache pas son irritation face aux simples gestes et attitudes des membres de sa classe, que ce soit l’enseignant comme ses camarades étudiants. Il le dit en termes tellement durs qu’on le comprendrait mal, si on ne fait pas attention. Il rappelle sa douloureuse expérience : « J’étais alors un adolescent insécurisé, me voyant avec un corps anguleux et laid, me percevant moins capable que d’autres, fortement incertain de mes possibilités. J’étais beaucoup plus irrité qu’apaisé par la vie. Je m’énervais facilement. Dans la classe, la moindre considération faite par un élève issu d’une famille riche me paraissait déjà attirer l’attention sur mes fragilités et mon sentiment d’insécurité. Le professeur avait rapporté de chez lui nos travaux scolaires, et nous rappelant un par un, il nous les rendait avec son appréciation. A un certain moment, il m’appelle regardant mon texte, sans dire une parole opine du chef dans une expression de respect et de considération. Ce geste m’a valu bien plus que la note dix sur dix qu’il avait attribuée à ma rédaction. Ce geste m’apportait une confiance évidemment encore fragile par rapport à mes capacités de travailler et de produire. Il m’était donc possible d’avoir confiance en moi, mais je pensais que ce serait une erreur de prendre confiance au-delà des limites que de ne pas avoir eu confiance. » Et il ajoute pour conclure : « La meilleure preuve de l’importance de ce geste est que j’en parle maintenant comme si je témoignais d’un événement d’aujourd’hui. En vérité, cela fait bien longtemps qu’il a eu lieu… »745

En réalité, cette connaissance de l’importance des gestes qui se multiplient quotidiennement dans la trame de l’espace scolaire est une chose sur laquelle nous devrions réfléchir sérieusement. Il est parfois difficile de comprendre pourquoi l’on néglige le caractère anthropologique de l’école, ce qu’il y a d’informel dans l’expérience vécue en son sein, de la formation ou de la déformation. A l’école, on parle presque exclusivement de l’enseignement des contenus, enseignement regrettablement entendu, pour la plupart du temps, comme un simple transfert de savoir. L’une des raisons majeures qui explique cette déconsidération de l’espace-temps ne touchant pas à l’activité enseignante tient en effet,

‘« à une compréhension étroite de ce qu’est l’éducation et de ce qu’est apprendre. Si nous avions perçu clairement que la possibilité d’enseigner fut découverte en apprenant, nous aurions facilement compris l’importance des expériences informelles réalisées dans les rues, sur les places, au travail, dans les salles des cours de l’école, dans les cours de recréation. Lors de ces expériences de vie, de nombreux et divers gestes d’élèves, d’agents du personnel administratif ou enseignants se croisent, chargé de significations. Dans les espaces si déplorablement relégués des écoles, il y a quelque chose de la nature d’un témoignage. » 746

Une éducation qui veut promouvoir les valeurs de liberté, de tolérance et de respect ira au delà de la simple reconnaissance des cultures des « autres ». Pour se démarquer de cette éducation qui déracine les apprenants et éviter de donner à la société des sujets qui ne connaissent, ni leur culture, ni celles des autres, la pédagogie du développement s’efforcera de comprendre les cultures africaines, les valeurs qu’elles contiennent et les limites qui les caractérisent, afin d’aider les apprenants à s’y intégrer. La transmission de l’identité culturelle rejoint les préoccupations de la philosophie de l’éducation pour le développement qui a besoin de comprendre d’abord la culture locale, avant d’entreprendre quoi que ce soit. Car, la prise en compte de l’environnement de l’apprenant en constitue le principal fondement.

Notes
734.

L’assomption du sujet est l’évolution du sujet vers sa réalisation. Ce thème est tiré de la phénoménologie existentielle. Emmanuel Levinas en fut le principal théoricien.

735.

Prêtre français né en 1815 et mort en 1888. Il est le fondateur d’une grande congrégation catholique. Celle-ci est connue sous le nom des Salésiens de Don Bosco. Elle est spécialisée dans l’éducation de la jeunesse, surtout une jeunesse pauvre. L’enseignement technique de plusieurs pays d’Afrique et la promotion de l’emploi des jeunes lui doivent beaucoup.

736.

A. AUFRAY, Une méthode d ‘éducation, Paris, Procure des Oeuvres et Missions Salésiennes, 1924, p. 39.

737.

Ibidem.

738.

Concept de la philosophie hégélienne qui signifie la négation de toute détermination finie. Mais nous nous sentons proches de la philosophie contemporaine qui définit l’altérité comme ce caractère essentiel de l’autre en tant qu’autre. Chez Edmund Husserl, Merleau Ponty ou Emmanuel Levinas, l’altérité réside dans l’apparaître de l’autre comme alter ego « l’autre moi », manifestant son caractère « autre » à travers la résistance absolue qu’il oppose à se laisser résorber par mon propre ego dans l’expérience spécifique de l’intersubjectivité. C’est l’altérité du « non-je » ou du « tu » qui me fait assumer la radicalité de mon « je ». Nous entendons par altérité : le caractère de ce qui est autre, c’est-à-dire, de ce qui est opposé au même et à l’identique et qui est susceptible de m’apporter un plus suite à sa différence et à sa capacité à demeurer « autre ». E. LEVINAS, Totalité et infini, Paris, Nijhoff, 1972, p. 94.

739.

C. LABAT (dir.), Cultures ouvertes : société interculturelle du contact à l’interaction, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 209.

740.

J. BOURRIEAU, L’éducation populaire réinterogée, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 210.

741.

Ibidem.

742.

P. FREIRE, Pédagogie de l’autonomie, op. cit. p. 58.

743.

Le facilitateur est cet enseignant qui au lieu d’être le seul transmetteur de la connaissance, écoute et facilite la co-production du savoir entre apprenants. Une position qui se rapproche de celle défendue par Carl Rogers dans Liberté pour apprendre. Il estime que l’éducateur doit se mettre au service des apprenants en contrariant un risque narcissique, en rencontrant autrui « personne ou groupe avec confiance et plus précisément, suivant une considération positive inconditionnelle, c’est-à-dire en portant une attention vigilante à ce qui est présenté d’emblée, en accueillant chaque individu là où il se place, dans son altérité reconnue, sans condition. Ceci doit se passer des préjugés et se mettre en dehors de tout « soupçon » interprétatif. Toutefois, il convient de ne pas enfermer autrui, mais de suivre son cheminement intérieur avec empathie. L’enseignant tentera de percevoir les sentiments de l’apprenant tels que lui-même les perçoit de son point de vue à lui, en dialogue avec son cadre de référence propre, sans cependant s’identifier à lui ou se substituer à lui. » A. PERETTI, Présence de Carl Rogers, Toulouse, Erès, 1997, p. 135.

744.

Idem, p. 59.

745.

Ibidem.

746.

P. FREIRE, A educação na cidade, São Paolo, Cortez Editora, 1991, p. 62. Traduit du portugais par Jean-Claude REGNIER.