Première Partie
Contextes

‘« En cherchant à situer ainsi un texte dans un contexte qui lui revient, ce n’est pas seulement un décor qui se propose à l’interprétation : c’est l’acte d’interprétation lui-même qui commence ».
Quentin Skinner, Les Fondements de la pensée politique moderne (1978), Paris, Albin Michel, 2001, p.9.’

Cette première partie doit permettre d’établir le contexte dans lequel évolue le docteur Alexandre Lacassagne et se veut un essai de microhistoire intellectuelle, « microhistoire » parce c’est aux pas d’un seul individu que l’on s’attache, le personnage étant envisagé comme un œilleton, et qu’il importe dans un premier temps de mettre au jour sa situation sociale, politique, culturelle et scientifique spécifique. Cette première étape de contextualisation est envisagée dans une perspective biographique. Ne nous y trompons pas cependant : on ne saurait faire ici un récit exhaustif de la vie du médecin lyonnais, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, c’est dans la perspective d’une histoire intellectuelle que l’on se situe pour mener à bien ce récit biographique. « L’histoire intellectuelle entend rendre compte des œuvres, parcours, itinéraires, par-delà les frontières disciplinaires », explique François Dosse112. Nous ne chercherons pas à reconstituer l’intimité du personnage, dans la mesure où celle-ci n’apportera rien, ou bien peu de choses, à l’étude de son parcours intellectuel. En revanche, nous utiliserons ici les méthodes et les concepts utilisés dans le cadre de l’histoire des intellectuels, car Alexandre Lacassagne peut bien être considéré comme tel, et ce quelle que soit l’approche du mot que l’on retient113 : extensive, « à la fois sociologique et culturelle » ainsi que le précise Jean-François Sirinelli qui y inclut « le savant » ; ou plus restreinte, « étroite et fondée sur la notion d’engagement, direct ou indirect, dans la vie de la cité », engagement qui est essentiel pour Lacassagne comme on le montrera par la suite. Ensuite, les sources nous manquent pour envisager toute la période qui précède l’arrivée d’Alexandre Lacassagne à Lyon. Or Lacassagne naît en 1843, et ne devient professeur de médecine légale à la Faculté de médecine de Lyon qu’en 1880. Nous sommes donc assez mal documentés sur les trente-sept premières années de sa vie. À l’exception de sources de seconde main, principalement des articles nécrologiques et autres hommages dont on sait qu’il faut les manier avec prudence, et du journal tenu par Lacassagne pendant le siège de la ville de Strasbourg (du 23 août au 27 septembre 1870), nous ne disposons d’aucune source sur l’enfance et la jeunesse d’Alexandre Lacassagne. À notre connaissance, il n’a pas laissé de souvenirs concernant cette période, et il n’a pas été possible d’exploiter l’ensemble des archives familiales que recèle la maison de Villerest, qui peut-être auraient pu combler cette lacune. Le professeur Jean Normand, conservateur du Musée d’Histoire de la Médecine et de la Pharmacie de Lyon indique qu’il naît « à Cahors dans le Lot le 18 août 1843 dans un milieu modeste. Ses parents tenaient l’Hôtel du Palais Royal qui avait été un relais de poste très actif puis ruiné par le développement du chemin de fer ». Il ajoute qu’Alexandre Lacassagne  est « très attaché à sa mère dont le portrait était sur sa table de travail et à propos de laquelle il écrira “nous sommes beaucoup plus les fils de nos mères que de nos pères”»114.Mais, sur notre interrogation, le professeur Normand n’ajoute pas de précision bibliographique ni archivistique. Aucun souvenir non plus de son séjour en Algérie, si ce n’est cette étude sur les tatouages115 qui fonde pour partie la célébrité du docteur Alexandre Lacassagne : « un album de plus de deux mille tatouages relevés au deuxième bataillon d’Afrique »116, dont l’état-major et deux compagnies sont stationnés à Médéa (province d’Alger), « soit dans les pénitenciers militaires »117.

Concernant cette première période de la vie d’Alexandre Lacassagne, notre principale source de renseignement est constituée par son dossier militaire, d’ailleurs assez mince, conservé aux archives du Val-de-Grâce. La couverture du dossier en question porte la mention suivante : « Ce dossier contient une série de lettres du Dr Lacassagne écrites pendant le siège de Strasbourg, quelques notes relevées (par lui, ou pour lui) sur Leibnitz, et des extraits de l’Instruction publique en France par Michel Bréal + 1 note bibliographique »118. C’est dire, déjà, le caractère disparate de ces sources. L’inventaire que l’on dresse lors de la consultation du dossier en question le confirme : manuscrits et sources imprimées, documents d’archives et publications plus ou moins récentes se côtoient indifféremment dans cet ensemble documentaire dont on peut cependant tirer un certain nombre de renseignements. Ainsi, le parcours universitaire d’Alexandre Lacassagne se trouve résumé sur l’enveloppe qui contient les feuillets de son journal. « Lacassagne Jean Alexandre Eugène » est ainsi « Né le 17 Août 1843 à Cahors (Lot) » [Fig.3]119.

Fig.3  : L’acte de naissance de Jean Alexandre Eugène Lacassagne, dressé le 18 août 1843.

Il est admis à l’école impériale de santé militaire de Strasbourg et caserné en date du 31 décembre 1863. Successivement externe en 1865, puis interne en 1866, il soutient l’année suivante sa thèse de doctorat sur Les effets physiologiques du chloroforme 120,et devient donc docteur en médecine le 20 décembre 1867. Le voilà « médecin stagiaire », à partir du 28 Janvier 1868, puis « aide-major de 2e classe » à compter du 31 décembre 1868 et enfin, « répétiteur de pathologie générale et de pathologie interne & médecin du 1er juin au 31 juillet 1870 », le tout au Val-de-Grâce. Après cette première période parisienne, Alexandre Lacassagne accède au grade de « médecin aide-major de 1e classe » dès 1871 et jusqu’en 1873, et exerce alors à l’hôpital militaire de Marseille, ville qu’il quitte bientôt pour Strasbourg où il est répétiteur de pathologie générale et médicale. C’est à Strasbourg, où il est « chargé d’une division de fiévreux à l’hôpital militaire »121 qu’il vit la guerre franco-prussienne. Et ce sont ses notes manuscrites qui nous sont parvenues, intitulées peut-être un peu rapidement « journal » par son épouse, qui les rassemble dans l’enveloppe conservée au Service Historique de la Défense. Nous y reviendrons.

Au terme de la guerre de 1870, on le désigne pour convoyer par la Suisse les blessés à l’hôpital de la Charité à Lyon. Il suit alors sa faculté, transférée à Montpellier consécutivement à la défaite. C’est là qu’en 1872, il réussit le concours d’agrégation de médecine générale et de médecine légale avec une thèse sur la putridité morbide122. Cependant, cette même année, l’École du Service de santé militaire où il est répétiteur de médecine (pathologie générale et pathologie interne) disparaît et Lacassagne est envoyé à Sétif en Algérie. Il profite de ces deux années outre-mer pour préparer l’agrégation du Val-de-Grâce qu’il obtient en 1874. Il réside alors au n°30 de la rue d’Ulm123. Mais, à Paris, il ne parvient pas à obtenir de poste. L’autorité militaire le renvoie alors pour un nouveau séjour en Algérie. À Alger, on lui propose la place de professeur d’hygiène et de médecine légale à l’école de médecine, qu’il refuse. En 1876, il fait acte de candidature à la chaire d’hygiène de la Faculté de médecine de Montpellier124, mais il n’est pas élu. Pendant toute cette première période de sa vie, Alexandre Lacassagne est donc très mobile. Depuis son Quercy natal jusqu’aux bataillons d’Afrique, il a suivi la carrière marquée par les habituelles mutations des médecins militaires, qu’il n’a sans doute pas toujours bien supportées d’ailleurs. Les difficultés du service et les rigueurs de l’administration militaire marquent profondément ses premières années d’exercice. Un courrier du docteur Morache en atteste. Félicitant Lacassagne pour sa nomination à la Faculté de Médecine de Lyon « dont [il] regarde la Médecine militaire et le Val-de-Grâce comme fort honorés »125, il regrette que Lacassagne n’ait pu rejoindre sa chaire lyonnaise qu’au prix d’un placement hors des cadres de l’armée : « Faut-il donc que nous restions victimes de la jalousie mesquine de nos confrères de l’armée et que l’on fasse tout pour nous forcer à quitter la médecine Mre [militaire]? […] J’ose espérer que vous allez tâcher de remonter le courant et de faire revenir pour vous sur cette déplorable décision de la mise hors cadre »126.

Après cette première période de grande mobilité géographique, Alexandre Lacassagne finit donc par se fixer à Lyon. Nous sommes en 1880. Il a déjà 37 ans quand on lui propose la chaire de médecine légale et de toxicologie à la faculté de médecine de Lyon. Il ne tarde pas à se faire une place de choix dans le milieu médical lyonnais, auquel il est pourtant doublement étranger. Alexandre Lacassagne n’est pas un héritier, il n’appartient pas à l’une de ces dynasties de médecins que compte la ville127, même s’il va initier la sienne128 et même s’il réussit, par son mariage, à s’intégrer dans une famille de médecins lyonnais : les Rollet (nous y reviendrons). Et il n’est pas lyonnais ce qui, dans une ville réputée chauvine, est certainement un inconvénient majeur pour faire carrière. Mais en dépit de ces deux handicaps, il parvient à s’imposer sur la scène médicale lyonnaise. Mieux, il enseigne à la Faculté de médecine pendant plus de trente ans, et se forge une solide réputation, devenant le « plus illustre des médecins légistes français »129, et entretenant par des biais divers, notamment grâce à la revue qu’il fonde en 1886 et qu’il dirige jusqu’en 1914, les Archives de l’anthropologie criminelle, tout un réseau de relations nationales et même internationales.

Pour mener à bien cette analyse du contexte dans lequel évolue Alexandre Lacassagne, nous procéderons en trois temps, empruntant à Christophe Prochasson les trois niveaux d’analyse qu’il convoquait dans le cadre de sa thèse130, et nous mènerons donc une triple analyse : géographique, sociologique et idéologique. Il s’agira d’abord de cerner les lieux dans lesquels gravite Alexandre Lacassagne, qui ne doivent pas être envisagés comme «  un cadre mort, une manière de décor »131, mais qui génèrent « des relations dynamiques, intellectuelles, affectives, sociales »132. Cette première étape envisagera autant que possible les deux grandes phases de la vie de Lacassagne, avant et après son accession à la chaire de médecine légale de la Faculté de Lyon. Dans un deuxième temps, c’est à l’étude des milieux, qu’il faut en venir. C’est à ce stade de notre étude qu’interviendra l’analyse plus spécifique du contexte scientifique dans lequel gravite Alexandre Lacassagne, et l’évaluation du degré d’intégration du médecin lyonnais à ce dernier. Enfin, « au-dessus de ces milieux, des réseaux, à leur tour, structurent la vie intellectuelle »133 en général, réseaux dont l’analyse en dernier ressort doit permettre de cerner l’ampleur de la sphère d’influence du légiste lyonnais.

Notes
112.

François Dosse, La Marche des idées : histoire des intellectuels, histoire intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003, p.11.

113.

Pour une définition de l’« intellectuel », voir Jean-François Sirinelli, « Le hasard ou la nécessité ? Une histoire en chantier : l’histoire des intellectuels », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°9, janvier-mars 1986, p.99.

114.

Jean Normand, op.cit., 2004.

115.

Alexandre Lacassagne, Les Tatouages : étude anthropologie et médico-légale, Paris, Baillière, 1881, 115 p. [BML FA 135386]

116.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1881, p.101.

117.

Idem.

118.

Service Historique de la Défense, « Dossier de Jean Alexandre Eugène Lacassagne, médecin aide-major de 1e classe ».

119.

On relèvera ici une première divergence avec les informations fournies par le professeur Jean Normand, sus-cité, pour lequel Lacassagne est né le 18 août 1843. La consultation de l’acte de naissance de Jean Alexandre Eugène Lacassagne, dont un extrait se trouve dans son dossier de nomination au grade d’Officier de la Légion d’Honneur permet de trancher : « Le dix-huit août mil huit cent quarante trois, à une heure du soir, à Cahors, dans l’hôtel de ville, par devant nous Jean Michel Louis Auguste Berton, adjoint, officier de l’état civil, est comparu le Sieur Lacassagne Antoine, maître d’hôtel, âgé de trente-un ans, domicilié dans cette ville, rue du Palais royal, lequel nous a présenté un enfant du sexe masculin, né le jourd’hier à dix heures du matin, delui déclarant et de Jeanne Ipérie Louise Francès, son épouse, âgée de vingt ans, auquel enfant il a déclaré vouloir donner les prénoms de Jean Alexandre Eugène. Témoins MM. Gélis Jean Pierre Charles, employé, âgé de vingt-huit ans, et Jacques Soulacroix, employé, âgé de quarante-cinq ans, domiciliés avec le père et nous le présent acte de naissance, après lecture faite. Signé au registre : Lacassagne père, Soulacroix, Gélis, et Berton, adjt.Pour copie conforme, Le Maire ». Dossier de nomination au grade d’Officier de la Légion d’Honneur [ANF L 1421/47].

120.

Alexandre Lacassagne, Effets physiologiques du Chloroforme, Strasbourg, Silbermann, 1867, 52 p. BML 427615

121.

Notice sur les titres et travaux scientifiques du Dr A. Lacassagne, candidat à la chaire d’hygiène vacante dans la faculté de médecine de Montpellier, Montpellier, Boehm et Fils impr., 1876, p.6 [BML FA 140552]

122.

Alexandre Lacassagne, De la putridité morbide au point de vue des théories anciennes et modernes, Montpellier, Bœhm, 1872, 138 p. [BML FA 429336]

123.

C’est du moins l’adresse mentionnée sur le courrier que lui adresse le Préfet de la Seine le 4 mai 1876 pour l’inviter à prendre part au Conseil de révision du département. BML FA Ms5252 pièce n°23 verso

124.

Il publie en effet à cette date une notice sur ses travaux et ses titres scientifiques afin de présenter sa candidature pour l’élection à cette chaire, op.cit., 1876.

125.

Lettre du Dr Morache au Dr Lacassagne, 5 juillet 1880. [BML Ms5174]

126.

Idem

127.

Androclès, « Une Grande Figure Lyonnaise. Le Professeur Lacassagne », coupure de presse d’un journal non identifié, s.d. [AML 3CP363]

128.

Alexandre Lacassagne a eu deux fils, Antoine Lacassagne (1884-1971), médecin et biologiste français, célèbre pour ses travaux en cancérologie, à la tête de l’Institut du radium de 1937 à 1954 ; et Jean Lacassagne (1886-1960) qui, comme son père, s’intéresse de près à l’anthropologie criminelle. Il est aussi l’auteur d’études sociologiques d’avant-garde.

129.

Androclès, op.cit., s.d.[AML 3CP363]

130.

Christophe Prochasson, Place et rôle des intellectuels dans le mouvement socialiste français (1900-1920), Thèse, Paris, I, 1989, 2 vol. dact., 565 f.

131.

Christophe Prochasson, Les intellectuels, le socialisme et la guerre, 1900-1938, Paris, Seuil, 1993, p.17.

132.

Christophe Prochasson, op.cit., 1993, p.17.

133.

Christophe Prochasson, op.cit., 1993, p.18.