I. Les lieux d’Alexandre Lacassagne

Dans un premier temps, c’est une géographie du docteur Alexandre Lacassagne que l’on veut établir. D’où vient-il ? Comment s’est déroulé son parcours ? Par quelles voies est-il passé – voie royale ou chemins de traverse – pour devenir le médecin, le professeur d’université et le notable lyonnais que l’on sait ? Sur sa naissance et son enfance, on connaît peu de choses, et l’on se borne à toujours répéter que, aîné de trois garçons, fils d’un père hôtelier et d’une mère qu’il adorait, il est le seul à avoir quitté sa région d’origine. À ce titre, son parcours professionnel apparaît exceptionnel et Lacassagne semble un pur produit de la méritocratie, qui n’est alors pas encore républicaine. Sans doute, de l’Hôtel du Palais Royal à la place Raspail, d’un relais de poste cadurcien à la Faculté de médecine de Lyon, la route est longue. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, les médecins sont des notables et tendent à s’organiser en corporation134. Et, quand on n’est pas un héritier, on ne se fait pas aisément une place dans le groupe. Issu d’un milieu modeste – son père se déclare « maître d’hôtel » quand il se rend à la mairie de Cahors pour officialiser la naissance de son fils135 – Lacassagne fait ses études de médecine dans le cadre de l’École de santé militaire de Strasbourg, où il est admis comme « médecin élève » le 31 décembre 1863136. Cette modestie de ses origines, il n’en fait pas mystère, et même il la revendique, se faisant le chantre de l’instruction qui permet à tous de se hisser hors de sa condition d’origine. « Oui, […] nous sommes des parvenus »137 affirme-t-il sans complexe dans les pages du Lyon médical en 1890, avant de poursuivre : « Il y a quelques années, au moment du procès des anarchistes, causant un dimanche matin, à Saint-Paul, de la question sociale avec Kropotkine […] je soutenais qu’à notre époque les fonctions étaient ouvertes à toutes les volontés, que le travail conduisait à tout […] : à notre Faculté de médecine nous sommes sept ou huit professeurs, fils d’ouvriers ! »138. Sans doute cette dernière appellation est un peu excessive : Lacassagne sort plutôt du monde de la boutique que de celui de l’usine. Mais il est certain qu’il n’a rien d’un héritier. Nul doute que son parcours a bien des choses en commun avec celui de son ami Pinard, qu’il cite à titre exemplaire : « Fils de paysans, l’aîné de cinq fils, sortant de l’école primaire, [il] arrive à Paris »139, avec pour toute relation parisienne un cousin, « sellier de son état [… qui] avait l’honneur d’habiller les chevaux de la Faculté » et qui, apprenant son intention de devenir médecin lui aurait déclaré : « Tu veux entrer à la Faculté, rien ne sera plus facile, je connais le chef du matériel ! »140. Pourtant, arrivé dans ces conditions le 6 juin 1882, Pinard est nommé professeur de clinique d’accouchements à la Faculté de médecine de Paris le 26 juin 1889. Lacassagne revendique une ascension sociale de même ampleur : « Si nous sommes arrivés, nous le devons sans doute à l’instruction qui nous a été accordée et que nous réclamons à la portée de tous ; mais il faut aussi faire la part de la ténacité opiniâtre et des habitudes de travail que nous avons déployées et qui à elles seules suffiraient pour caractériser nos origines »141. Finalement, il n’y aurait pas meilleur médecin qu’un fils de prolétaire, « nature laborieuse ayant en même temps de l’initiative et du caractère », promis à tous les succès pourvu « qu’à ces qualités essentielles s’ajoute la culture intellectuelle »142. Laissant donc derrière lui l’Hôtel du Palais Royal et Cahors, Alexandre Lacassagne s’engage dans la carrière classique des médecins militaires, avec son lot de mutations et de campagnes, jusqu’à son élection à Lyon, à la chaire de médecine légale de la Faculté de médecine. C’est ce parcours que l’on veut ici retracer, en deux temps : nous envisagerons d’abord les péripéties de la vie du médecin attaché au service de santé militaire, c’est-à-dire la période non lyonnaise de sa vie, qui est aussi celle où il est le plus mobile. Cette première partie, que nous intitulons « Lacassagne avant Lacassagne » s’articule autour de trois lieux. On a choisi de procéder, par ordre chronologique, à l’évocation de trois de ces étapes constitutives de l’identité personnelle et professionnelle du légiste : d’abord Cahors et le Quercy, sa région natale ; puis Strasbourg, où il commence ses études et où il va vivre le siège de la ville lors de la guerre franco-prussienne ; enfin l’Algérie où il effectue deux séjours, en 1872-1873 puis en 1878-1879. Notre choix s’est arrêté sur ces trois espaces parce que nous disposons d’une documentation originale pour chacun d’entre eux, mais aussi parce qu’ils nous semblent jouer un rôle essentiel dans le parcours intellectuel et personnel d’Alexandre Lacassagne. Lacassagne y a noué des relations spécifiques, essentielles à la compréhension de la suite de son parcours. Il y a fait des rencontres. Il s’y est forgé un réseau et une personnalité. Il y a aussi amorcé des réflexions, engagé des recherches, bref, il s’y est forgé une identité scientifique originale.

Notes
134.

Sur ce point, voir le travail d’Olivier Faure, La médicalisation de la société dans la région lyonnaise au XIXe siècle (1800-1914), Thèse de doctorat sous la direction de Yves Lequin, Université Lumière Lyon II, 1989, 6 vol.

135.

Extrait de l’acte de naissance de Jean Alexandre Eugène Lacassagne, dans son dossier de nomination au grade d’Officier de la Légion d’Honneur [ANF L 1421/47].

136.

État signalétique des services de M. Lacassagne (Jean Alexandre Eugène, médecin principal de 2e classe), émanant de la Direction du Service de Santé, Armée territoriale, XIVe Corps d’Armée (s.d.). Dossier de la légion d’honneur de Jean Alexandre Eugène Lacassagne [ANF L 1421/47].

137.

Alexandre Lacassagne, « Les médecins sont-ils fils de bourgeois ? », in Bulletin du Lyon médical, Dimanche 15 juin 1890, n°24, XXIIe année, Tome LXIV, p.245. BML FA 135467

138.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1890, p.245.

139.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1890, p.244.

140.

Idem.

141.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1890, p.246.

142.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1890, p.244.