2. Strasbourg et la médecine militaire

Dans la vie de Lacassagne, la ville de Strasbourg constitue la deuxième étape importante. Une brève première période est assez douteuse, et nous sommes mal documentés : il semble qu’il commence ses études de médecine à Montpellier. C’est du moins ce qu’affirme Edmond Locard, et à sa suite l’ensemble des notices nécrologiques concernant Lacassagne203, même si le professeur Jean Normand déclare qu’il est d’abord passé par la Faculté de médecine de Paris204. Puis Lacassagne entre à l’École préparatoire de santé militaire de Strasbourg « vers la fin de l’Empire »205 indique Locard, sans davantage de détails. Le dossier de la légion d’honneur de Lacassagne permet de préciser les choses, notamment grâce à l’état signalétique de ses services, émanant de la Direction du Service de Santé (Armée territoriale, XIVe Corps d’Armée). Il entre « au Service comme élève le 31 décembre 1863 »206, et part pour Strasbourg le 4 janvier 1864. À l’époque, la France compte trois facultés de médecine, à Paris, Montpellier et Strasbourg207. L’école de santé militaire se trouve statutairement rattachée à la Faculté de médecine de Strasbourg. L’entrée à l’école de Santé militaire permet à Lacassagne, issu on l’a dit d’un milieu modeste208, de mener à bien ces longues études, car les « carabins rouges », ainsi qu’on surnomme les élèves de l’école strasbourgeoise, sont soumis au régime militaire et à sa discipline, mais aussi logés et nourris. C’est pourquoi Alexandre Lacassagne considère la médecine militaire comme son « alma mater », sa mère nourricière : une telle prise en charge permet la méritocratie, et Lacassagne lui doit son ascension sociale. Créée en 1856 à l’initiative de Napoléon III, l’école dispense à ceux qui la fréquente une double formation, médicale et militaire. « Les élèves sont casernés, […] et portent l’uniforme »209. Mais surtout, cette école récente veut résolument se placer sous le signe de l’avant-garde médicale. Le premier directeur de l’institution est un des plus célèbres chirurgiens de l’époque, Sédillot, « chirurgien de réputation européenne, opérateur d’une extrême habileté, d’un rare sang-froid, […] remarquable par son coup d’œil et par sa sûreté de diagnostic »210, précurseur de l'asepsie opératoire et inventeur du mot « microbe », dont la réputation d’autorité n’est plus à faire, ce qui explique pour une part la mauvaise image dont jouit l’École de santé militaire. « On a vivement critiqué son organisation et son mode de fonctionnement, son régime de travail forcé, les rigueurs d’une stricte discipline, exagérées, il est vrai, par un chef qui avait d’éminentes qualités d’administrateur et un sentiment profond du devoir, mais qui oubliait trop, dans l’application du règlement, que la lettre tue et l’esprit vivifie »211. En dépit de ces critiques, l’École de santé militaire offre une formation de grande qualité à ses élèves. Recrutés sur concours, ils sont suivis par des répétiteurs, qui « sont chargés de faire aux élèves des interrogations, conférences ou répétitions. Chaque élève est interrogé deux ou trois fois par mois sur les matières de chaque cours magistral de la Faculté. Ils assistent aux cours, conférences et exercices pratiques de la Faculté, autant que l’exigent les nécessités de leur enseignement »212. Par ailleurs, l’étude de l’allemand y est obligatoire et les élèves, qui suivent des cours d’équitation, se livrent également à tous les exercices militaires classiques : maniement de l’épée, école du soldat, école de section, de peloton, de compagnie, démontage du fusil et du revolver, et tir avec ces deux armes. Cette formation intensive explique un certain nombre de reproches adressés à l’École : « on concluait un peu vite que nous n’obtenions par ce système que des résultats artificiels et une éducation de serre chaude »213. Mais elle ne tarde pas à faire ses preuves. Henri Beaunis rapporte ainsi cette anecdote :

‘« Un jour, après la guerre [de 1870], à la Faculté de Paris, Gosselin [professeur à la Faculté de médecine de Paris], qui venait de faire passer des examens à plusieurs anciens élèves de l’École de Strasbourg, adressa ces paroles à l’assistance des étudiants : “Messieurs, je dois faire amende honorable ; il y a quelques années, mes collègues et moi, à cette Faculté de Paris, nous pensions que les élèves de l’École de médecine militaire de Strasbourg n’étaient que des médecins de pacotille, des produits hâtifs qu’on avait préparés en vue des examens. Eh bien ! je dois reconnaître que nous nous trompions ; nous portions un jugement téméraire. Nous avons fait passer les derniers examens à un grand nombre d’élèves de cette École qui ont dû interrompre leurs études au moment de la guerre ; nous sommes surpris de trouver chez eux une instruction solide, des principes excellents, des connaissances positives, et je suis heureux d’avoir ici l’occasion de donner ce témoignage à l’ancienne École de médecine militaire”. » 214

Dès 1882, le docteur Coustant prouve que cet éloge est mérité dans son ouvrage statistique sur La médecine militaire française devant les grandes compagnies savantes de 1859 à 1881 215 : il s’agit d’un catalogue des réussites des « santards », et la liste est longue. Ainsi, « la médecine militaire compte actuellement dans les Facultés et les Écoles de médecine de France 23 de ses membres professeurs, savoir : 12 occupant des chaires de professeurs titulaires, 6 des emplois d’agrégés et 5 des emplois de chargés de cours ou de suppléants »216. Dans cet ouvrage, Lacassagne est mentionné à cinq reprises : pour l’obtention du Prix Civrieux de l’Académie des Sciences (600 francs de récompense) en 1868 et pour celle du Prix Chateauvillard de la Faculté de médecine de Paris en 1878-1879 avec la mention honorable. Sa collaboration au Dictionnaire encyclopédique des Sciences médicales, codirigé par Dechambre et Lereboullet, est également relevée217. Il s’agit d’une vaste entreprise éditoriale, « publication la plus complète et la plus savante que possède actuellement la médecine »218 – quelque 100 volumes sont prévus – qui doit traiter « magistralement des conquêtes de la science médicale moderne »219. Or « sur près de cent écrivains qui, depuis quinze ans, se sont succédé dans la rédaction de cette immense publication, la médecine militaire peut en revendiquer plus du quart »220. Coustant cite par ailleurs les deux précis écrits par Lacassagne : son Précis d’hygiène privée et sociale 221 et son Précis de médecine judiciaire 222 parmi les « livres, ouvrages ou traités […] classiques en France et à l’étranger, publiés depuis vingt ans par les médecins militaires »223. Enfin, Alexandre Lacassagne est décoré du grade d’ « Officier de l’Académie pour services rendus à l’Enseignement, ou pour travaux spéciaux ». Voilà donc la formation exigeante par laquelle passe Alexandre Lacassagne, et l’on voit qu’elle lui a profité. Mais revenons-en à son entrée au Service de santé des armées impériales.

Lacassagne est admis au sein de la huitième promotion de l’école, en même temps qu’Alphonse Laveran, lui-même fils de médecin militaire et bientôt titulaire de la chaire d’hygiène militaire au Val-de-Grâce. Interne des hôpitaux de Strasbourg dès 1866, il devient préparateur du Professeur Tourdes (1810-1900) qui lui enseigne les premiers éléments de médecine légale224, lui inspire sa thèse de doctorat, et qu’il considère véritablement comme son mentor. « Il fut notre véritable père intellectuel. Il nous a appris ce que nous savons et nous ne nous rappelons pas avoir tenté de résoudre un problème médico-légal sans avoir eu présents à l’esprit la méthode, la prudence, les procédés d’observation qu’il avait inspirés par son enseignement »225, dit-il lors du décès du professeur, survenu en février 1900. Il déclare pleurer « le grand savant, le maître vénéré qui a dirigé mes débuts dans l’étude de la médecine légale, a aiguillé pour ainsi dire mon intelligence et mes aptitudes sur la voie qu’il a si brillamment ouverte »226, s’inscrivant ainsi résolument dans le sillage de celui qu’il considère comme « la plus grande figure médico-légale de ce siècle »227. Ultime symbole, il donne à cette date le nom du professeur à son amphithéâtre de médecine légale, prépare une leçon retraçant la carrière du professeur strasbourgeois, et se propose de classer et de mettre en ordre les notes et observations qu’il aurait pu laisser inutilisées pour les articles du dictionnaire Dechambre non encore publiés, ainsi qu’on l’apprend au détour de la réponse faite par le fils du professeur Tourdes aux condoléances de Lacassagne, qui le reconnaît d’ailleurs comme l’ « éminent continuateur » de son père et évoque également « la vive affection qu’il [lui] portait [à Lacassagne]»228.

Après trois années passées à Strasbourg, Lacassagne soutient en 1867 une thèse sur les Effets psychologiques du chloroforme 229, sujet d’actualité, à la pointe de la recherche du temps, car le recours aux produits anesthésiants fait alors débat et correspond à des préoccupations contemporaines aiguës. C’est à un médecin américain, un certain Jackson, que l’on doit leurs premières utilisations dans le cadre chirurgical et les « premières opérations faites sans douleur […], car Jackson avait eu l’idée complètement neuve de faire inspirer [à ses patients] les vapeurs d’éther comme moyen préservatif de la douleur »230. L’expérience ne suscite alors aucune recherche scientifique : Jackson fait un usage très empirique de l’éther, mais déjà « les médecins et le public ne restèrent pas indifférents à l’annonce d’un si grand bienfait pour l’humanité »231. Rapidement, l’éther est remplacé par du chloroforme, dont la puissance anesthésiante est découverte par le britannique James Young Simpson (1811-1870). Lacassagne relate avec humour cette découverte dans l’historique de la question qu’il dresse au début de sa thèse :

‘« Un soir, c’était le 4 novembre 1847, M. le professeur Simpson, persuadé qu’il devait exister des agents anesthésiques plus puissants que l’éther, continuait en compagnie de deux médecins de ses amis, M. Keith et J.M. Duncan, ses intéressantes recherches sans grand résultat. Il leur tomba sous la main une substance que le poids lui avait déjà fait rejeter comme peu propre à de pareilles expériences : c’était un flacon de chloroforme. Chacun en versa dans une soucoupe et recommença les inhalations ; tous furent immédiatement pris d’une gaîté folle […] Bientôt, ils accusèrent un bruit de roulement dans les oreilles et ils tombèrent dans l’immobilité la plus complète. Lorsque M. Simpson se réveilla, sa première pensée fut que c’était bien plus fort et bien meilleur que l’éther ; mais en cherchant à se rendre compte de ce qui était arrivé, il se vit à terre, et autour de lui tout était alarme et confusion. M. Duncan était sous une chaise, la mâchoire abaissée, les yeux fermés, la tête à moitié pliée sous son corps ; il avait complètement perdu connaissance et il ronflait d’une manière qui n’était pas rassurante. En cherchant M. Keith, il l’aperçut sous la table, en proie à une agitation furieuse et cherchant à briser ce qui lui faisait obstacle ; avec le temps, M. Simpson parvint à regagner son siège, M. Duncan cessa son ronflement, et le docteur Keith finit par s’arranger à l’amiable avec la table qu’il voulait briser. […] Le reste de la soirée se passa à rechercher dans des ouvrages de chimie des détails sur cette précieuse substance, et l’on se sépara à trois heures du matin avec la conviction intime qu’on avait trouvé un agent anesthésique supérieur à l’éther. Ainsi la découverte du chloroforme, comme tant d’autres découvertes, est du tout simplement au hasard » 232 .

Le docteur Simpson, obstétricien de son état, ne tarde pas à faire usage du chloroforme pour soulager les douleurs de l’enfantement, déclenchant alors une importante polémique, certains médecins et de nombreux membres du clergé s’opposant fermement à ce que l’on puisse accoucher sans douleur. « Certains ministres du culte, parlant au nom de la Genèse et invoquant l’autorité des Ecritures, adressèrent des reproches à la pratique de Simpson. Ils critiquaient surtout l’emploi des anesthésiques pendant les accouchements. Ils assuraient que Dieu avait dit à notre première mère : “Tu enfanteras dans la douleur” »233. Ce à quoi Simpson répond par un mémoire234 consacrant tout un chapitre spécial aux objection religieuses : « Il démontre que Dieu a été le premier inventeur de l’anesthésie en endormant Adam pour lui enlever sans douleur la côte dont il fit la femme »235. Comme d’autre plus tard, comme Alexandre Lacassagne notamment, le médecin britannique ne refuse donc pas la controverse avec les instances religieuses, et n’hésite pas à se placer sur leur propre terrain. Du reste, en dépit de cette polémique Simpson est nommé médecin de la reine en 1847, et l’utilisation du chloroforme par le docteur John Snow pour la naissance de Leopold, fils de la reine Victoria, en 1853, popularisa cette méthode. La publication d’un mémoire présenté à la Société médico-chirurgicale d’Edinbourg conduit Sédillot à tester le chloroforme à Strasbourg, et Lacassagne à rédiger sa thèse de doctorat, qui veut être une synthèse sur le sujet puisque le « but [de ce travail] est de réunir en un faisceau les connaissances diverses que la science possède sur ce sujet »236. C’est finalement un essai d’histoire de la transmission des idées scientifiques que tente ainsi Lacassagne.

Désormais docteur en médecine, il entre alors à l’École d’application du Val-de-Grâce où il est stagiaire à compter du 26 janvier 1868. Aide-major de 2e classe en 1869, il exerce un temps à l’hôpital militaire de Marseille, ville qu’il quitte bientôt pour Strasbourg, où il est répétiteur de pathologie générale et médicale. Il prend alors une part active à la guerre franco-prussienne. Ses états de service précisent qu’il participe à la campagne militaire entre le 19 juillet et le 15 novembre 1870. Un document particulièrement intéressant, et jusqu’à lors inexploité, relate cette expérience : Lacassagne a tenu un journal pendant le siège de Strasbourg, où il se trouve enfermé. Il s’agit en fait de notes prises rapidement, le plus souvent dans le feu des évènements ou le soir, à la fin d’une dure journée et dans des conditions spartiates. Les feuilles, volantes, parfois difficilement lisibles, ont été rassemblées ultérieurement. Il ne s’agit donc pas véritablement d’un « journal », même s’il semble que le jeune médecin ait voulu jeter là quelques éléments de souvenir, peut-être pour en reprendre par la suite la rédaction. Le tout forme un ensemble assez disparate d’une douzaine de feuillets, dont on a réalisé la transcription complète237. Parfois, ce « journal » est très rédigé, et trahit même une assez belle plume. Ainsi le dimanche 28 août 1870, relatant les terribles bombardement dont la ville est la cible depuis le 23 août [Fig.6], Lacassagne indique : « Il n’est pas possible de rêver un pareil spectacle. Et quand, extasié, effrayé, j’oubliais un moment malgré le bruit des bombes et du canon du rempart qui tonnait à cinquante mètres de moi, la réalité, je croyais avoir sous mes yeux un décor d’opéra, une fantasmagorie diabolique, une féerie impossible créée par un Raggeroni de génie. Je ne l’oublierai jamais. »238

Fig.6  : Bombardement de Strasbourg – La cathédrale et ses abords dans la nuit du 24 août 1871. Illustration tirée de la Biographie illustrée de Gambetta par E. Vero.

Parfois, il ne s’agit que de quelques notes jetées à la va-vite sur le papier, mais qui rendent bien compte de la dureté du siège. Ainsi, dès le 21 août 1870, les réserves alimentaires s’amenuisent dangereusement : «  On m’affirme qu’il n’existe plus que 132 bœufs pour la garnison qui en consomme 20 par jour. Heureusement nous avons des chevaux » note Lacassagne. Le siège de la ville est sans aucun doute une expérience fondatrice pour le jeune homme qu’il est alors. La consultation du journal239 tenu par le docteur Henri Beaunis, également médecin militaire, publié en 1887 et qui fait partie de la bibliothèque d’Alexandre Lacassagne, est instructive à ce titre. Bien sûr, cette chronique est d’une toute autre ampleur que les quelques feuillets laissés par Lacassagne. Mais on peut faire bien des comparaisons entre ces deux récits intimes, qui permettent de pointer une expérience commune à ces deux hommes qui furent sans doute des camarades : l’expérience du feu, celle des bombardements dont on sait qu’ils furent particulièrement traumatisants pour les assiégés. Les canons allemands ouvrent le feu le 23 août 1870 : « À neuf heures du soir ; le bombardement recommence avec une intensité inouïe. La canonnade des jours derniers n’était qu’une plaisanterie auprès de ce que nous avons en ce moment »240, relate Beaunis. Quant à Lacassagne, il précise : « bombardements tout le temps. Par moment c’était une véritable furie, une rage de la part de nos assaillants. Les bombes, les obus pleuvaient sur les incendies allumés par les fusées »241. Les destructions matérielles le frappent particulièrement, notamment celles des lieux de culte qu’il évoque avec lyrisme : « Le feu, hélas ! était partout. Quand j’entendis que le feu était à la cathédrale, je ressentis une profonde douleur. J’allais au galop sur la place de la faculté, et là je vis […] à 30 pas de moi, la petite et coquette chapelle de l’hôpital qui brûlait vivement à ma droite. La superbe et immense cathédrale [un mot illisible] qui s’agenouillait au loin dans sa robe de pierre était environnée par de longues langues de flamme qui léchaient les tourelles […]. La toiture en cuivre et en zinc donnait à la flamme des couleurs bleues et blanches qui illuminaient tout le ciel. Et l’immense bâtiment, au milieu des flammes et de la fumée, montrait plus nettes, plus blanches et plus pures ses dentelles et ses guipures innombrables ». Même lyrisme dans l’évocation de l’incendie et des destructions chez Beaunis : « C’est du grenier surtout que le spectacle est horrible et magnifique ; le ciel, d’un noir mat à l’Orient, est tout en feu du côté du Broglie ; l’incendie dévore une partie de la rue du Dôme et le temple Neuf ; ses lueurs illuminent la cathédrale, sur laquelle elles se reflètent, et dont elles dessinent nettement les détails et les sculptures ; rien ne peut rendre l’effet grandiose du dôme dont la masse incandescente se détache vivement sur un ciel sombre et sans clarté »242. À n’en pas douter, voilà deux hommes qui partagent une culture commune, et une expérience essentielle : ils la relatent presque dans les mêmes termes.

La « profonde douleur » que Lacassagne dit éprouver en raison de la destruction de la cathédrale nous renseigne peut-être sur les sentiments religieux d’Alexandre Lacassagne. Mais on ne peut que se contenter d’émettre ici une hypothèse : il peut aussi s’agir d’un attachement plus patrimonial que religieux. Lacassagne n’énonce pas d’opinion ferme et définitive à ce sujet. Dans sa thèse, précédemment évoquée, il prend parti pour la science contre les religieux qui s’opposent à l’usage des produits anesthésiants à l’occasion des accouchements. Pour lui, « il n’y a que le fanatisme ou le manque de bon sens qui puisse faire condamner les bienfaits de l’anesthésie »243. Mais il semble plus laïc qu’athée, et plaide pour une stricte séparation des domaines de la religion et de la science : « ne pas mêler les questions de foi aux questions de science » relève pour lui du « bon sens » tant il est vrai que « la foi de chacun est libre, doit rester libre ; la foi ne se discute pas. Je respecte les croyances d’autrui, mais je ne donne à personne le droit de critiquer les miennes. En semblable matière, la tolérance est la première assise de la liberté »244. Tout au long de sa carrière, Lacassagne est tout à fait discret sur ce point, même si son intervention dans le cadre de l’analyse de la tunique d’Argenteuil au début des années 1880 se caractérise par un profond respect, qui peut permettre de le supposer croyant, sinon pratiquant, puisqu’il évoque à cette occasion « de saintes reliques »245. Mais on n’en sait pas davantage sur son attachement religieux. Du reste, Henri Beaunis exprime la même colère, à la vue de ces destructions irréparables : « Le bombardement de la cathédrale sera la honte éternelle de l’armée allemande »246.

Les bombardements et le siège de la ville de Strasbourg semblent en effet caractérisés par une sauvagerie des combats sans précédent, au point qu’Henri Beaunis s’interroge : « La ville est dans la stupeur. On se demande si c’est là une guerre entre nations civilisées »247. Outre les destructions, les morts de civils frappent tout particulièrement nos deux médecins. Ainsi, Lacassagne écrit-il, le lundi 29 août « à 9 heures la canonnade continue. À 10 heures elle devient intolérable et effrayante. […] Mauvaise nuit. Pas de sommeil. […] Un pharmacien [un mot illisible] rapporte à l’hôpital les deux cadavres d’enfants tués à côté de sa chambre ». Ces deux enfants reviennent un peu plus loin dans son récit : « Les pauvres enfants tués cette nuit reposent à côté l’un de l’autre à l’hôpital. L’un a la partie droite et l’autre la partie gauche de la figure enlevée. Ils dormaient dans le même lit et ne se sont pas réveillés »248. Et Beaunis déplore de même, et presque mot pour mot : « En face de notre maison trois enfants ont été tués sur le coup dans une mansarde »249. À n’en pas douter, cette expérience commune du feu et du siège de Strasbourg est fondatrice pour toute une génération de médecins militaires, qui se voient obliger d’abandonner non seulement la ville, mais leur école. « Dès l’investissement de la ville, l’École se désorganisa » précise Lacassagne qui ajoute : « Les élèves furent distribués dans les hôpitaux, les ambulances, aux avant-postes, et pendant quarante-cinq jours, tous ces jeunes gens, livrés à eux-mêmes, firent noblement leur devoir »250. La destruction de la bibliothèque et des collections de l’École, frappe particulièrement Alexandre Lacassagne : « Avant l’entrée des troupes prussiennes […] : un personnel subalterne, que ne maintenait plus aucune discipline, s’était livré à un vrai pillage »251. Pourtant, en dépit de la dureté des combats, Lacassagne n’est pas blessé : ses états de service252 ne mentionnent rient de tel. Les élèves de l’École de santé militaire, sont évacués et « grâce à la convention de Genève, [peuvent] regagner les lignes françaises »253. Quant à Alexandre Lacassagne, en sa qualité de répétiteur, il garde, comme ses confrères « pendant deux mois [son] service à l’hôpital militaire, et avec les derniers blessés transportables et un petit groupe d’élèves [est] rapatrié par le duché de Bade et la Suisse »254. C’est alors qu’il découvre Lyon pour la première fois, au début du mois de décembre 1870, en arrivant à l’hôpital de la Charité.

Lacassagne est donc tout particulièrement attaché à la ville de Strasbourg, parce qu’il y a fait une partie de ses études et parce qu’il y a connu la guerre, deux expériences également fondatrices à ses yeux : « Nous avons assisté à ces désastres [la guerre contre la Prusse] et vécu longtemps de cette vie d’école »255. Il évoque ainsi avec nostalgie « cette bonne ville de Strasbourg qui a élevé tant de générations de médecins militaires, [et] la terre d’Alsace si hospitalière pour nous »256. Et c’est bien dans ce double esprit, à la fois nostalgique et revanchard, qu’il entretient le souvenir, en adhérant notamment à l’Amicale des anciens élèves des Facultés de Strasbourg, dont il a conservé les annuaires pour les années 1892, 1896-1897, 1905-1906, 1907-1908, 1908-1909 et 1914-1920. Il reste donc fidèle à « cette bonne ville de Strasbourg qui donna à de nombreuses générations d’étudiants, civils et militaires, une si aimable et cordiale hospitalité »257. Et, s’adressant aux étudiants nouvellement recrutés, conclut par cet appel à la revanche le discours qu’il prononce à l’occasion de l’inauguration de l’École de santé militaire de Lyon en 1889 : « Travaillez et… espérez comme nous »258. Alexandre Lacassagne est donc, profondément, un médecin militaire, même si la suite de son parcours professionnel, et notamment son élection à la chaire de médecine légale de la Faculté de Lyon, nous conduit souvent à l’oublier. Il est sollicité à ce titre. Le docteur Baradat, membre de la Société amicale des Anciens Médecins et Pharmaciens des armées de terre et de mer lui écrit ainsi en date du 2 décembre 1902, alors même que Lacassagne est retraité de l’armée depuis le 12 avril 1890, pour le remercier d’avoir accepté de présider la société en question : « tant en mon nom personnel, qu’au nom de nos camarades, votre décision comble tous nos vœux, et nous sommes tous fiers de vous avoir à notre tête »259. Il regarde cette décision comme particulièrement positive « pour la prospérité et la vie de la société amicale des anciens Médecins des armées de terre et de mer »260. C’est dire la légitimité dont jouit Lacassagne dans le milieu de la santé militaire, légitimité qu’il revendique d’ailleurs, comme lors de l’ouverture d’une nouvelle école de santé militaire à Lyon, en 1889 : « nous savons tout ce qui se prépare là de courage, de dévouement au pays, d’abnégation pour les soldats qui souffrent, et ce n’est pas sans une véritable émotion que nous avons vu samedi dernier le drapeau flotter à l’entrée du service de santé militaire »261. Du reste, il relève certaines continuités révélatrices : « En sortant de Strasbourg [en 1870], les derniers débris de l’École et de l’hôpital militaire trouvèrent refuge à l’hôpital Desgenettes, à l’endroit même où l’École est reconstituée dix-neuf ans plus tard »262. De Strasbourg à Lyon, nul doute que Lacassagne reste essentiellement marqué par la médecine militaire et par ses années de formation dans cette ville dont les événements ont fini par faire le creuset de la nation républicaine.

Notes
203.

« Il fit sans effort des études brillantes, suivit les cours de médecine à la Faculté de Montpellier », d’après Edmond Locard, op.cit., 1924. [AML 3CP363]

204.

Jean Normand, op.cit., 2004.

205.

Edmond Locard, op.cit., 1924. [AML 3CP363]

206.

État signalétique des services de M. Lacassagne (Jean Alexandre Eugène, médecin principal de 2e classe), Dossier de la légion d’honneur. [ANF L 1421/47].

207.

Pour des précisions sur l’organisation des études de médecine à l’époque, on peut notamment voir : Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France (1800-1967), Paris, Colin, 1968, 524 p.

208.

Cette modestie de ses origines, Lacassagne la revendique avec une certaine coquetterie parfois. J’en veux pour preuve ces quelques vers, manuscrits, dont l’origine reste indéterminée, placés en exergue de sa thèse pour le concours de l’agrégation : « Quand Montpellier m’admit sur les bancs d’Hippocrate / L’hermine des docteurs, conquise lentement, / Para ma pauvreté d’un stérile ornement »

209.

Henri Beaunis, L’École du service de santé militaire de Strasbourg et la Faculté de médecine de Strasbourg de 1856 à 1870, Discours prononcé à la séance de rentrée de la Faculté de médecine de Nancy le 31 octobre 1888, Nancy, Berger-Levrault, 1888, p.8. BML FA 137486

210.

Henri Beaunis, op.cit., 1888, p.11.

211.

Henri Beaunis, op.cit., 1888, p.8.

212.

Alexandre Lacassagne, « L’école du service de santé militaire », in Bulletin de l’Université de Lyon, 1889, p.128. [BML FA 137485]

213.

Henri Beaunis, op.cit., 1888, p.8.

214.

Henri Beaunis, op.cit., 1888, p.9-10.

215.

M. Coustant, La médecine militaire française devant les grandes compagnies savantes de 1859 à 1881, Constantine, Imprimerie nouvelle, 1882, 44 p. [BML FA 137488]

216.

M. Coustant, op.cit., 1882, p.23.

217.

On doit notamment à Lacassagne les articles « Consanguinité », « Crémation », « Pédérastie » et « Tache ».

218.

M. Coustant, op.cit.,1882, p.43.

219.

M. Coustant, op.cit.,1882, p.29.

220.

Idem.

221.

Alexandre Lacassagne, Précis d’hygiène privée et sociale, Paris, Masson, 1876, 560 p. [BML FA 427889]

222.

Alexandre Lacassagne, Précis de médecine judiciaire, Paris, Masson, 1878, 576 p. [BML FA 427885]

223.

M. Coustant, op.cit., 1882, p.37.

224.

Lacassagne a donc été formé à l’école de Tourdes, dont on connaît le programme, rapporté dans la brochure conservé dans le fonds : Gabriel Tourdes, De l’enseignement de la médecine légale à la Faculté de Strasbourg. Programme. 1862, 33 p. BML FA 137338. Nous y reviendrons.

225.

Alexandre Lacassagne, « Nécrologie de Gabriel Tourdes », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1900, p.228.

226.

Lettre de condoléances adressée par Alexandre Lacassagne au fils du professeur Tourdes, juge d’instruction à Saint-Dié, le 3 février 1900. Le brouillon est conservé. Dossier de pièces manuscrites sur Tourdes BML FA Ms5227

227.

Idem.

228.

Lettre du 5 février 1900. Dossier de pièces manuscrites sur Tourdes BML FA Ms5227.

229.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1867, 52 p. BML 427615

230.

Charles Sédillot, « De l’éthérisation », in Gazette médicale de Strasbourg, 20 février 1847. Cité par Alexandre Lacassagne, op.cit., 1867, p.6 BML FA 427615

231.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1867, p.6

232.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1867, p.9-10.

233.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1867, p.11.

234.

Jack Simpson, Answer to the religious objections to the superinductions of anesthesia in labour.

235.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1867, p.11.

236.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1867, p.1.

237.

Cette transcription se trouve en annexe.

238.

Journal du docteur LacassagneSHD Dossier de Jean Alexandre Eugène Lacassagne, médecin aide-major de 1e classe

239.

Henri Beaunis, Impressions de campagne (1870-1871). Le siège de Strasbourg. Les campagnes de la Loire et de l’Est, Paris, Alcan, 1887, 304 p. [BML  FA 429170]

240.

Henri Beaunis, op.cit., 1887, p.32.

241.

Journal du docteur Lacassagne à la date du dimanche 28 août SHD Dossier de Jean Alexandre Eugène Lacassagne, médecin aide-major de 1e classe

242.

Henri Beaunis, op.cit., 1887, p.34.

243.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1867, p.12.

244.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1867, p.1-2.

245.

Albert Florence et Alexandre Lacassagne, « La Tunique d’Argenteuil. Etude médico-légale sur son identité », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1894, p.651.

246.

Henri Beaunis, op.cit., 1887, p.35.

247.

Henri Beaunis, op.cit., 1887, p.35.

248.

Journal du docteur Lacassagne à la date du lundi 29 août SHD Dossier de Jean Alexandre Eugène Lacassagne, médecin aide-major de 1e classe

249.

Henri Beaunis, op.cit., 1887, p.32.

250.

Alexandre Lacassagne, op.cit., in Bulletin de l’Université de Lyon, 1889, p.128.

251.

Idem.

252.

Dossier de nomination d’Alexandre Lacassagne au grade d’Officier de la Légion d’Honneur [ANF L 1421/47].

253.

Alexandre Lacassagne, op.cit., in Bulletin de l’Université de Lyon, 1889, p.128.

254.

Idem.

255.

Alexandre Lacassagne, op.cit., in Bulletin de l’Université de Lyon, 1889, p.131-132.

256.

Idem.

257.

Réunion amicale des anciens élèves des Facultés de Strasbourg. Annuaire pour 1892, Paris, p.3. BML FA 140591]

258.

Alexandre Lacassagne, op.cit., in Bulletin de l’Université de Lyon, 1889, p.132.

259.

Lettre du Docteur Baradat au Docteur Lacassagne, Cannes, le 2 décembre 1902. BML FA Ms5174]

260.

Idem.

261.

Alexandre Lacassagne, op.cit., in Bulletin de l’Université de Lyon, 1889, p. 132.

262.

Alexandre Lacassagne, op.cit., in Bulletin de l’Université de Lyon, 1889, p. 128.