3. L’Algérie

Pour achever ce tour d’horizon biographique du docteur Alexandre Lacassagne, il faut évoquer l’Algérie. Alors que l’aventure coloniale bat son plein, Lacassagne y effectue deux longs séjours, du 6 décembre 1872 au 11 avril 1874, puis du 26 octobre 1878 à la fin août 1880, soit plus de 3 ans (39 mois au total). Mais ce n’est pas de son plein gré que Lacassagne s’installe sur ces rivages récemment conquis. Consécutivement à la fermeture de l’école militaire de Strasbourg, où il était répétiteur, Lacassagne est nommé à Montpellier. En effet, il relève toujours de l’autorité militaire, or il n’y a alors plus que deux facultés de médecine en France, à Paris et à Montpellier, et l’école de médecine militaire doit statutairement se trouver près de l’une d’elles. Il demeure donc quelques temps dans le Languedoc. Une place d’agrégation de médecine générale et de médecine légale est mise au concours par la Faculté de Montpellier. Lacassagne est brillamment reçu avec une thèse d’agrégation sur la putridité morbide263, excellente mise au point avant l’ère pastorienne. Mais, alors que le voilà fraîchement agrégé, l’École du Service de Santé militaire est dissoute. Sa réussite au concours devient caduque : l’autorité militaire n’en tient aucun compte et décide d’envoyer le médecin major de 2e classe Alexandre Lacassagne à Sétif. On imagine sa déception, mais il faut se soumettre. Le voilà en Algérie. Il ne se laisse cependant pas abattre par ce coup du sort, et prépare depuis Sétif l’agrégation du Val-de-Grâce, à laquelle il est reçu en 1874, avec Laveran264 et Lereboullet265. Il quitte donc l’Algérie pour devenir l’agrégé de Vallin à la chaire d’hygiène et de médecine légale. C’est au cours de ce séjour parisien qu’il noue des liens durables avec l’éditeur Masson, les docteurs Dubuisson, Brouardel, Debove et Pinard. En 1877, Lacassagne fait acte de candidature pour l’obtention de la chaire d’hygiène de la Faculté de médecine de Montpellier, mais il n’est pas recruté. À Paris, il ne parvient pas davantage à obtenir de poste. Service oblige, il doit repartir pour l’Algérie où il exerce d’abord à l’hôpital d’Aumale, puis à Médéa, comme médecin major de 1ere classe. À Alger, on lui propose la place de professeur d’hygiène et de médecine légale à l’école de médecine, qu’il refuse. Il ne tient apparemment pas à rester en Algérie, même s’il y fait son temps sans s’insurger particulièrement contre les rigueurs de l’institution militaire.

La situation de médecin militaire n’est pourtant pas facile pour lui, comme pour tous ceux qui veulent mener de front exercice professionnel et recherches scientifiques, et Lacassagne n’est donc pas toujours tendre avec l’armée, déplorant la situation qui y est faite au corps de santé : «  Il en est de certains juges, comme de quelques chefs militaires ; ils emploient les médecins parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, et souvent sans reconnaître à leur juste valeur les services que peuvent rendre les hommes de l’art. De là, désaccords, froissements, puis incompatibilité d’humeurs »266. D’autres voix se joignent à la sienne. Le Dr Noël déplore ainsi «  la situation inférieure, véritablement décourageante, que l’on fait au corps de santé dans notre armée »267. Cette pénible situation, certains ne la supportent pas. Le docteur Julien Chevalier, célèbre pour ses travaux sur l’homosexualité268 et également médecin militaire, est de ceux qui baissent les bras. En témoigne le courrier qu’il adresse à Lacassagne, le 20 janvier 1910, alors qu’il est médecin major à l’hôpital militaire de Constantine. Après lui avoir expliqué pourquoi il renonçait à son abonnement aux Archives d’Anthropologie criminelle, arguant de la cherté de l’existence, qui l’oblige à restreindre ses frais, et évoquant « les tracas du métier, les déplacements incessants, les soucis de carrière [qui l]’ont détourné des questions un peu spéculatives qu’elles [les Archives d’Anthropologie criminelle] traitent d’ordinaire »269, il se plaint plus explicitement, quoiqu’il s’en défende : « Je renonce, je n’ai plus la foi, j’abandonne une lutte où je me sais vaincu d’avance quel que soit le terrain, je m’applique à souffler sur la flamme qui manifeste parfois des velléités de se ranimer et, somme tout, je n’aspire plus qu’à la paix – otium cum dignitate – cette paix qui permet à ceux assez sages pour s’en contenter de jouir encore, de loin, par la lecture des travaux de plus vaillants… ou de plus heureux. Voilà où j’en suis arrivé, par le fait, je ne dis pas la faute, du service de santé militaire, il me semble pourtant que je méritais mieux que cette fin quelque peu prématurée et désenchantée ». L’ampleur de ce découragement dit assez, je crois, les difficultés de la carrière militaire. La première de ces difficultés, c’est la mobilité qui contraint les médecins militaires, et qui explique les deux séjours algériens de Lacassagne, ces « déplacements incessants »270 dont se plaint le docteur Chevalier, et qui obligent le docteur Morache à « ne pas [se] proposer pour le grade supérieur ne voulant pas courir à brève échéance l’éventualité d’un déplacement »271. « Faut-il donc que nous restions victimes de la jalousie mesquine de nos confrères de l’armée et que l’on fasse tout pour nos forcer à quitter la médecine militaire ? », s’interroge le docteur Morache dans un courrier qu’il adresse à Lacassagne, lui soumettant par la même occasion son projet de « donner aux Professeurs de Faculté [issus des rangs de la médecine militaire] l’immobilité comme à ceux du Val-de-Grâce, avec ce correctif qu’ils ne pourront être promus au grade supérieur que lorsqu’une vacance existera au siège de leur résidence », cette immobilité étant considérée comme la condition nécessaire à un travail de recherche scientifique pleinement abouti, auquel Alexandre Lacassagne aspire, proposant de « lancer les têtes de la médecine Mre [militaire] dans la voie scientifique », pour le plus grand bien des hommes de troupe car, « plus on favorisera justement ceux qui travaillent et plus aussi on augmentera les chances de vie du Soldat »272.

On ne sait que peu de chose de l’opinion personnelle de Lacassagne quant aux rigueurs de la vie de médecin militaire. Il ne s’épanche guère dans ses courriers, mais au détour d’une lettre qu’il adresse à Pierre Laffitte, le 24 décembre 1878, on saisit que les choses ne doivent pas être toujours faciles.

‘« Vous devez savoir par les lettres nombreuses que j’ai échangées avec Dubuisson dans quelles conditions je suis installé à Aumale.
Les inconvénients et les difficultés qui m’ont accompagné dans cette installation, les hésitations de mon avenir, et l’espérance, bientôt réalisée, je crois, de quitter cette petite ville pour retourner à Alger ; tout cela a contribué à me rendre indolent et à m’enlever toute aptitude à un travail soutenu. Je lis beaucoup – il serait difficile de passer la vie à ne rien faire – mais je ne médite pas suffisamment, je ne fais qu’employer mon activité laborieuse. Dès que le calme sera revenu dans mon esprit, je me mettrai sérieusement à la besogne » 273

Il conserve par la suite le souvenir de ces années difficiles. C’est du moins ainsi que l’on peut interpréter la lettre que lui adresse un certain « Dr Mayrac, médecin aide-major de 1e classe à Bayardville, Île d’Oléron, Charente inférieure »274, en l’occurrence un de ses anciens élèves275. Il lui fait le récit de ses mutations. « Après ma sortie du Val-de-Grâce, j’ai été envoyé au 6e de ligne, à Saintes, et, de là, au bout de quelques jours, à Bayardville, dans l’île d’Oléron – groupe infime de cases de pécheurs et de douaniers sur la côté nord – pour assurer le service médical d’un léger détachement envoyé par le 6e de ligne ». Et il lui adresse cette plainte vibrante, après avoir « passé là 13 longs mois » : « J’estime avoir payé un tribut suffisant à l’isolement et à l’ennui et je voudrais de toutes mes forces quitter cette garnison sans ressources ». On ne saurait mieux dire les difficultés liées au service, l’isolement consécutif de certaines affectations et les complications induites pour la vie personnelle. Pour le docteur Mayrac, le rêve c’est « une garnison d’accès facile en Algérie, ou mieux en Tunisie, sur la côte ou sur une voie ferrée, car [il n’est] pas loin de prendre femme ». C’est la raison pour laquelle il sollicite Lacassagne, qui a été son maître au Val-de-Grâce : « vos nombreuses et hautes relations dans la médecine militaire ou ailleurs vous permettraient peut-être de rendre service à un de vos anciens élèves, qui ne s’est jamais adressé à vous en vain »276. Un tel courrier témoigne de l’importance du réseau relationnel d’Alexandre Lacassagne et de son influence, nous y reviendrons. Mais il laisse aussi transparaître, en filigrane, les difficultés liées au service médical des armées. Et si Lacassagne est de ceux qui prêtent l’oreille à ce genre de plainte, c’est qu’il a lui-même souffert de la mobilité liée à la fonction de médecin militaire, et de l’isolement de certaines garnisons, ainsi que de la rigueur de l’administration militaire avec laquelle il faut parfois batailler ferme pour pouvoir mener sa carrière. Dans la thèse qu’il consacre à L’exercice de la médecine en Algérie, le docteur G. Branthomme rapporte ce souvenir de Lacassagne qui évoque « de longues courses dans les tribus par des chemins dangereux, plus souvent à dos de mulet qu’à cheval ; le soir on couche sur de la paille dans les gourbis ; on dîne sommairement à la mode arabe, on rentre couvert de vermine, brisé, courbaturé, souvent les vêtements en loques »277. Bref, les conditions de vie et de travail pour un médecin militaire dans l’Algérie coloniale ne sont guère enviables. Au point qu’on est parfois obligé de préciser que « les officiers qui “servent” dans les bataillons d’Afrique ne s’y trouvent nullement en disgrâce, comme on le croit souvent, particulièrement dans les milieux militaires »278. Certains défendent même cette expérience avec une ardeur qui rend, de fait, leur argumentaire douteux, les officiers qui s’y trouvent envoyés acquérant « par le rôle moral qu’ils doivent jouer, par l’exemple qu’ils doivent donner, de solides qualités de calme et de fermeté indulgente [et] le séjour dans un bataillon mûri[ssan]t rapidement l’esprit des plus jeunes »279.

Pourtant, en dépit de ces difficultés, l’exil algérien algérien de Lacassagne est fécond. Sans doute n’a-t-il pas trop souffert de l’isolement, au contraire du docteur Mayrac : Médéa ne se trouve en effet qu’à une cinquantaine de kilomètres de la capitale algérienne. L’ennui est une autre grande plaie du service aux colonies. Rimbaud a stigmatisé « cette existence sans famille, sans occupation intellectuelle »280 dans « des déserts […] sans routes, sans courriers, sans voyageurs »281 où l’on « s’ennuie, on s’embête, on s’abrutit »282. Lacassagne en a-t-il souffert, doublement isolé qu’il est : homme blanc parmi les indigènes, et médecin du bataillon, donc gradé, parmi des soldats dont les récits de vie qu’il nous a rapportés disent la distance qui les sépare de lui ? Car les soldats dont il a la charge ne sont pas des tendres : « Ce sont [l]es enfants-apaches, inéduqués et délinquants, qui nous permettent d’avoir cinq bataillons d’Afrique. C’est là, en effet, qu’ils viennent échouer »283. On ne peut rien affirmer, mais les statistiques du suicide dans l’armée soulignent que la vie est particulièrement difficile aux bataillons d’Afrique, près desquels il est affecté. « Les bataillons d’infanterie légère d’Afrique viennent au 3e rang [après les vétérans et la légion étrangère, pour le nombre de suicides]. […] L’extrême rigueur de la discipline, le souvenir de l’ancien régiment où la vie était plus douce, enfin l’exaltation cérébrale de la plupart de ces hommes, nous rendent assez bien compte de cette tendance au suicide si marquée chez eux »284.

Lacassagne ne succombe ni au désespoir, ni à l’ennui, au contraire. Puisque ses fonctions l’obligent à une fréquentation étroite des bataillons de « Joyeux », les redoutés « Bat’ d’Af’ » stationnés aux marges de l’empire colonial français, à Tataouine ou Biribi, il décide d’en faire un terrain d’expérimentation. La vie n’y est pourtant pas facile, et même si infernale qu’Albert Londres déclare, dans le récit qu’il consacre à ces bataillons en 1924 que « Dante n’avait rien vu »285. Nous sommes aux confins de ce désert d’Afrique du Nord si inhospitalier, dans des compagnies disciplinaires à « régime spécial » où l’on envoie les soldats qui se sont rendus coupables de certains crimes ou délits durant leur service ou leur engagement. « Les hommes de ces bataillons, plus connus sous le nom de Zéphyrs, ont presque tous passé par les compagnies de discipline ou subi quelques fortes punitions disciplinaires avant d’être incorporés dans cette arme spéciale, où ils viennent faire ce que, dans l’argot militaire, on appelle le rabiot, c’est-à-dire remplacer le temps qu’ils ont passé dans les corps disciplinaires »286. Aux marges de l’empire colonial français, avec les plus durs des soldats, à la périphérie d’un monde militaire qui constitue déjà lui-même un monde à part, Lacassagne fait une expérience extrême de l’exclusion, et il y découvre celui qui va occuper par la suite l’essentiel de ses recherches : le Criminel. Dans ce contexte pourtant hostile à plus d’un titre, le jeune médecin débute son étude sur le Rapport de la taille et de la grande envergure 287, une étude anthropologique portant sur quelque 800 criminels, « à Médéa, dans la province d’Alger, [au sein du] deuxième bataillon d’infanterie légère d’Afrique, composé […] d’individus ayant subi une condamnation »288. C’est aussi dans ce contexte qu’il commence à collectionner les tatouages289, qu’il décalque sur la peau des soldats, en appliquant sur la partie du corps concernée de la toile transparente. Le dessin apparaît très nettement, et il suffit d’en suivre les contours avec un crayon ordinaire. La toile est ensuite placée sur une feuille de papier blanc, et l’image devient visible. Le Docteur Lacassagne repasse ensuite les traits à l’encre bleue ou rouge suivant la coloration du tatouage. Au total sa collection en compte plus de deux mille, et représente « d’une manière absolue les dessins, inscriptions ou emblèmes relevés sur la peau de cinq cent cinquante individus »290. Chaque reproduction obtenue est collée sur un carton et répertoriée, accompagnée d’un certain nombre de renseignements concernant le tatoué, notamment : ses noms et prénoms, son lieu de naissance, sa profession et son niveau d’instruction, la date (les dates) à laquelle (auxquelles) il a été tatoué et le procédé alors employé, une description du tatouage et sa localisation, enfin des précisions sur la moralité du tatoué. Le but du docteur Lacassagne quand il rassemble cette collection et procède à sa classification très rigoureuse n’est pas seulement de tromper l’ennui algérien, mais bien de cerner la personnalité criminelle, car son postulat de départ est le suivant : « le grand nombre de tatouages [donne] presque toujours la mesure de la criminalité du tatoué »291. Et l’ampleur de la collection qu’il rassemble alors dit assez la rudesse des hommes au milieu desquels il doit exercer son office.

Il faut dire que se faire tatouer aux bataillons d’Afrique, c’est une épreuve en même temps qu’une initiation. La machine à tatouer n’existe pas. Pour procéder à ce marquage corporel, « les bons tatoueurs font une première piqûre en enfonçant obliquement les aiguilles à une profondeur d’un demi-millimètre, et très rarement ils déterminent un écoulement de sang. Ils ont soin d’ailleurs de tendre fortement la peau du tatoué afin, disent-ils, d’éviter la douleur et de donner au dessin une grande netteté. Quelques tatoueurs ne font qu’une seule piqûre ; d’autres repiquent une seconde fois afin d’avoir des contours plus nets et plus apparents. Les aiguilles sont alors enfoncées à un millimètre et toujours obliquement. Puis, l’opération terminée, le tatoueur lave la surface du dessin avec de l’eau, de la salive ou de l’urine. […] Le plus souvent, dans nos pays, les tatoueurs font usage d’encre de Chine ou de vermillon. Parfois, ils emploient du charbon de bois pilé et délayé dans l’eau, l’encre bleue, plus rarement le bleu de blanchisseuse »292. Réalisé dans ces conditions, pour le moins artisanales, « le tatouage est une opération très douloureuse »293. Tous les tatoués interrogés sur ce point le confirment au médecin collectionneur. « [L’opération] intéresse, comme on sait, une couche de tissu éminemment sensible [et...] la douleur entraîne à sa suite certains accidents nerveux et peut devenir insupportable, [provoquant] parfois des syncopes. On a même observé la mort par des phlegmons et la pyhoémie »294. Certains des hommes observés par Lacassagne sont tatoués sur le front, ou sur la verge. Ils s’imposent donc une véritable blessure, et Lacassagne conclut sans doute un peu vite à l’insensibilité de ceux qui en sont porteurs, insensibilité dans laquelle il voit une marque supplémentaire de sauvagerie. Il semble plus pertinent de considérer qu’il s’agit d’une « mise à l’épreuve de la résistance, de la force de caractère »295. La blessure que constitue le tatouage, et qu’il faut subir sans ciller même si l’on admet sans peine combien l’opération est douloureuse, intervient comme la confirmation d’une incontestable implication du sujet, de son engagement total. Pourquoi s’imposer une telle épreuve ? Chez nos soldats des Bataillons d’Afrique où il a valeur de rite initiatique, le tatouage est « un signe brut, palpable, de virilité »296. Le tatouage peut donc être considéré comme une « blessure de virilité » pour reprendre l’expression de Nicole Loraux297. C’est sa fonction cicatricielle qui prime sur le dessin même. Le tatoué qui exhibe ces stigmates les produit comme preuve de sa virilité, à l’instar de Coriolan, dont la vie nous est racontée par Plutarque. Coriolan brigue le consulat et se livre alors à la pratique romaine du cicatrices ostendere 298, car « c’était alors l’usage pour les candidats au consulat de descendre au forum en manteau, sans tunique, pour solliciter et saluer les citoyens, soit pour s’abaisser davantage par cette tenue, convenable à leur démarche, soit pour étaler aux yeux de tous, quand ils portaient des cicatrices, des preuves de leur valeur (symbola tès andreias) »299. Le tatoué fait de même, exhibant des tatouages qui sont autant de manifestations d’une résistance physique hors du commun, autant de marques de sa virilité, de sa résistance à la douleur. C’est donc véritablement parmi des durs que le jeune médecin se trouve envoyé par l’administration militaire, puisque « tout le monde sait que les soldats détenus sont plus tatoués que les autres militaires »300. Lacassagne le précise : « Ces zéphirs ou joyeux, comme on les appelle dans l’argot militaire, sont des individus de nature indisciplinée »301, volontiers querelleurs, « insouciants ou vaniteux, ils redoutent peu les punitions et s’exposent volontairement aux peines les plus sévères. [… Ce sont] des vicieux, des malformés, des excentriques, ne sortant de la salle de police que pour entrer quelques jours après en prison, […] des types nettement criminels, habitués du conseil de guerre, des compagnies de discipline et des travaux publics »302. Mais, quoique difficile sans doute, ce séjour aux confins de l’empire colonial français est essentiel dans le parcours personnel, professionnel et intellectuel d’Alexandre Lacassagne. Cette collection de tatouages qu’il débute alors est en effet au cœur de la démarche de l’anthropologie criminelle, cette science nouvelle dont Lacassagne est le fondateur, et qui consiste à ne plus fonder l’étude du crime sur l’infraction mais sur les individus criminels, « sur ce qu’ils sont, seront, peuvent être »303. C’est pour leur valeur stigmatisante que Lacassagne collectionne les tatouages : c’est une marque d’appartenance, un critère d’identification des criminels304, et plus spécifiquement des récidivistes305. L’attention portée à ces signes à la fin du XIXe siècle participe de la « production du visible » telle qu’elle est mise en œuvre par Charcot dans le champ de l’hystérie au même moment. L’Iconographie photographique de la Salpêtrière donne à voir, « comme autant de tableaux vivants, les symptômes à l’œuvre dans les corps convulsés des femmes hystériques »306. De même, les publications sur le tatouage présentent des planches répétitives reproduisant des dessins assez semblables fréquemment qualifiés de « stigmates » [Fig.7]. C’est une tentative d’objectivation réitérée sans fin qui est ainsi lisible dans la collection des motifs tatoués d’un Lacassagne comme dans la tentative de fixer les « attitudes » hystériques sur la pellicule photographique. L’enjeu ? Traduire par des mots et par la raison une pensée diffuse, frappée du sceau de la sauvagerie quand elle s’exprime dans le tatouage, ou de la folie quand il s’agit d’un symptôme hystérique. Il s’agit de parvenir à maîtriser des sujets inquiétants, que l’on s’efforce d’ailleurs de circonscrire par la relégation, dans l’enceinte de la Salpêtrière ou aux confins de l’empire colonial. Finalement, au sein des Bataillons d’Afrique, Lacassagne rencontre pour la première fois l’altérité, qui est au cœur de ses réflexions postérieures. C’est alors qu’il met alors au point sa « méthode », à la croisée de la médecine et de l’anthropologie.

Fig.7  : Photographie d’un soldat tatoué. Collection personnelle d’Alexandre Lacassagne. Dossier de pièces sur le tatouage [BML FA Ms5255]

Mais bientôt la complète réorganisation de l’enseignement de la médecine le rappelle en métropole. À Lyon, une Faculté mixte de médecine et de pharmacie est créée en 1877. Parmi les 25 chaires d’enseignement qui sont alors créées307, il s’en trouve une consacrée à la médecine légale et à la toxicologie, que le professeur Émile Gromier occupe d’abord. « Médecin aux rapports », c’est-à-dire médecin expert, Émile Gromier est également issu de la médecine militaire. Mais il décède rapidement, laissant sa chaire vacante. Avec l’appui du professeur Ollier, Lacassagne se la voit alors proposer. Il la refuse d’abord, s’estimant incapable d’enseigner la toxicologie : « Pour la médecine légale, soit, j’en sais un peu et j’apprendrai le reste…, pour la toxicologie…, je n’y connais rien et je me récuse »308. « On lui proposa la chaire de médecine légale et toxicologie. Il n’était pas chimiste, car il était d’un temps où la chimie n’avait pas encore envahi toute la biologie. Il demanda la division de la chaire ; et c’est ainsi que M. Cazeneuve devint professeur de toxicologie»309. Dans les faits, les choses ne sont pas aussi simples que le rapporte Edmond Locard, et l’élection d’Alexandre Lacassagne ne va pas sans quelques réticences. L’autorité militaire en Algérie empêche Lacassagne de venir sur place faire valoir ses titres, ce qui est réglé par un placement « hors cadre » en vertu d’une décision militaire du 31 juillet 1880310. Et puis, Lacassagne n’est pas lyonnais, et le conseil de la Faculté de Lyon manifeste une certaine hostilité à son égard, se plaignant de ne pas le connaître. Alexandre Lacassagne est tout de même en concurrence avec neuf autres médecins : Colrat, Molière, Clément, Bergeon, Bergeron, Paris, Boisseau, Galippe et Meynet311, et le conseil nomme d’abord Clément. Mais il semble que l’intervention de Gavaret, Inspecteur général au Ministère de l’Instruction publique finisse par imposer le choix de Lacassagne. C’est ainsi qu’Alexandre Lacassagne s’installe finalement à Lyon, à l’automne 1880. De toute évidence, même s’il rentre des confins algériens, il dispose ici d’un réseau de soutien efficace.

Notes
263.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1872, 138 p. [BML FA 429336]

Lacassagne a conservé, dans l’exemplaire qui fait aujourd’hui partie du fonds déposé à la Bibliothèque municipale de Lyon, le bulletin tiré dans l’urne qui porte le sujet. Il note sur ce même bulletin : « question tirée dans l’urne : elle porte la signature du Dr Donné, recteur, président du concours d’agrégation ».

264.

Premier prix Nobel de médecine en 1907.

265.

Co-directeur avec Dechambre du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales.

266.

Alexandre Lacassagne, Allocution prononcée à l’ouverture du IIe Congrès de médecine légale de langue française à Paris le 20 mai 1912, Lyon, Rey, 1912, 7 p. BML FA 427572

267.

Les scandales de Médéa, Paris, 1892, p.3. BML FA 137492]

268.

Voir notamment Julien Chevalier, L’inversion sexuelle. Une maladie de la personnalité, Lyon, Storck, 1893, 520 p. [BML FA 427 893]

269.

Courrier manuscrit de la main du Docteur Chevalier adressé à Lacassagne et agrafé dans le volume de L’inversion sexuelle de sa bibliothèque BML FA 427 893].

270.

Idem.

271.

Lettre du Dr Morache au Dr Lacassagne, 5 juillet 1880. [BML FA Ms5174].

272.

Idem.

273.

Courrier d’Alexandre Lacassagne à Pierre Laffitte, 24 décembre 1878. [Maison d’Auguste Comte. Dossier d’Alexandre Lacassagne, s.c.]

274.

Lettre du Dr Mayrac, Bayardville, 30 mars 1904. [BML FA Ms5174]

275.

Il a fait sa thèse de doctorat sur le tatouage sous sa direction en 1900.

A. Mayrac, Du tatouage, Lyon, Storck, 1900, 88 p. [BML FA 135590]

276.

Idem.

277.

Gaston Branthomme, L’exercice de la médecine en Algérie, Lyon, Storck, 1892, p.53. BML FA 135502

278.

Paul Rebierre, « Joyeux » et Demi-Fous : tares morales et psychiques, homosexualité, simulation, « cafard » et impulsivité, questions de responsabilité, Paris, Maloine, 1909, p.26. BML FA 428210

279.

Idem.

280.

Arthur Rimbaud à sa famille, 4 août 1888.

281.

Arthur Rimbaud à sa famille, 25 février 1890.

282.

Arthur Rimbaud à sa famille, 25 février 1890.

283.

Paul Rebierre, op.cit., 1909, p.136. BML FA 428210

284.

Jacques-Élie Mesnier, Du suicide dans l’armée : étude statistique, étiologique et prophylactique, Paris, Doin, 1881, p.49. [BML FA 135389]

285.

Albert Londres, Dante n’avait rien vu, Paris, Albin Michel, 1924, 254 p.

286.

Jacques-Élie Mesnier, op.cit., 1881, p.49. [BML FA 135389]

287.

Alexandre Lacassagne, Rapport de la taille et de la grande envergure. Etude anthropologique sur 800 hommes criminels, Lyon, Pitrat, 1882, 7 p. [BML FA 132174]

288.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1882, p.1.

289.

Le tatouage doit être envisagé comme un « essai identificatoire », un mode d’intégration au groupe des réprouvés, une manière d’incorporer, au sens strict du terme, sa relégation hors du monde. C’est une pratique performative complexe, à la fois paradigme de la masculinité et de la marginalité, générée sans doute pour une part par la relégation et en même temps révélatrice d’une intégration des normes du « monde ». À ce sujet voir Muriel Salle, « Corps rebelles, corps parlants. Les tatouages des soldats des Bataillons d’Afrique dans la collection Lacassagne (1874-1924) », in Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, n°26, 2007, p.145-154.

290.

Philippe Artières et Gérard Corneloup, op.cit., 2004, p.85.

291.

Cité par Philippe Artières et Gérard Corneloup, op.cit., 2004, p.85.

292.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1881, p.18-19. [BML FA 135321]

293.

A. Baer, « Le tatouage des criminels », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1895, p.157.

294.

Idem. La pyhoémie désigne les «  affections dans lesquelles il y a une tendance marquée à la formation de collections purulentes » comme l’indique le Littré.

295.

Frédéric Baillette, « Inscriptions tégumentaires de la loi », in Quasimodo, n°7 : « Modifications corporelles », 2003, p.65.

296.

Frédéric Baillette, op.cit., 2003, p.66.

297.

Nicole Loraux, « Blessures de virilité », in Le Genre humain, n°10 : « Le masculin », 1984, p.39-56.

298.

Dans la Rome antique, il s’agit de produire des cicatrices comme preuves, lors de procès.

299.

Nicole Loraux, op.cit., 1984, p.39.

300.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1881, p.68.

301.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1882, p.1.

302.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1882, p.1-2.

303.

Michel Foucault. Cité par Philippe Artières et Gérard Corneloup, op.cit., 2004, p.9.

304.

Christian Geill, Identification par le tatouage, Lyon, Storck, s.d., 11 p. [BML FA 135361]

305.

Edmond Locard, L’identification des récidivistes, Paris, A. Maloine, 1909, 428 p. [BML FA 135120]

306.

Georges Didi-Huberman, « Une notion du “corps-cliché” au XIXe siècle », in Parachute, n°35, 1982, p.9.

307.

Les chaires en question sont les suivantes : Anatomie générale et histologie ; Physique médicale ; Chimie médicale et pharmaceutique ; Médecine expérimentale et comparée ; deux chaires de Clinique médicale ; deux chaires de Clinique chirurgicale ; Clinique obstétricale ; Clinique ophtalmologique ; Clinique des maladies cutanées et syphilitiques ; Hygiène ; Médecine légale et Toxicologie ; Anatomie ; Matière médicale ; Histoire naturelle médicale ; Physiologie ; Anatomo-pathologie ; Pathologie et Thérapeutique générales ; Pathologie interne ; Pathologie externe ; Médecine opératoire ; Clinique des maladies mentales ; Pharmacie ; Clinique des maladies des femmes.

308.

Paroles rapportées par Edmond Locard, op.cit., 1924. [AML 3CP363]

309.

Edmond Locard, op.cit., 1924. [AML 3CP363].

310.

Interruption du 26 avril 1879 au 9 février 1883 selon le livret matricule d’officier. [Centre de documentation et d’archives de l’école d’application du Val-de-Grâce]

311.

Martine Kaluszynski, op.cit., 1988, p.146.