1. Devenir lyonnais : un mariage stratégique

On l’a dit, Lacassagne n’est pas accueilli à Lyon à bras ouverts : seuls ses appuis extérieurs lui permettent d’accéder à la chaire qu’il brigue. Pourtant, il réussit avec brio son implantation dans le milieu médical lyonnais, notamment grâce à son mariage avec Madeleine Rollet, fille du fameux syphiligraphe Joseph Rollet, chirurgien-major de l’Antiquaille, et veuve de Jacques Guilliermond (1841-1878), lui-même issu d’une dynastie de pharmaciens lyonnais314. Incontestablement, cette union donne à Alexandre Lacassagne l’assise qui lui manquait pour se faire véritablement une place à Lyon, ce qui constitue en soi un tour de force. En effet, « l’aire matrimoniale des notables lyonnais est largement locale ou régionale. Les mariages avec des “horsains” restent l’exception »315, et Lacassagne est un “horsain” qui vient de loin. Fallait-il qu’il soit prometteur, le nouveau professeur de médecine légale, pour que Joseph Rollet lui accorde la main de sa fille, alors qu’il ne dispose d’aucun appui dans l’université lyonnaise, et qu’il est sans fortune ou presque. Pourtant, le 19 août 1882, « Jean Alexandre Eugène Lacassagne, né à Cahors, Lot, le 17 août 1843, médecin-major de première classe hors cadre et professeur à la faculté de médecine de Lyon, demeurant rue de la Charité, n°58 » épouse « Madame Jeanne Magdeleine Rollet, née dans le 1er arrondissement le 10 janvier 1856, sans profession, demeurant avec ses père et mère à Lyon, rue Saint-Pierre n°41, veuve de M. Jacques Joseph Bruno Guilliermond, décédé à Valence, Drôme, le 7 avril 1878, fille majeure de Monsieur Pierre Joseph Martin Rollet, chevalier de la Légion d’Honneur, ex-chirurgien en chef de l’Antiquaille, professeur à la faculté de médecine de Lyon »316. Lacassagne n’est déjà plus un jeune homme : il a presque 39 ans et treize années le séparent de son épouse, dont on sait par ailleurs peu de choses, sinon qu’elle a déjà un enfant de son premier mariage. Cet écart d’âge entre les époux est supérieur à la moyenne, si l’on en croit Jean-Luc Pinol317. Colette Dürrleman s’est plus particulièrement penchée sur les couples du milieu médical. Elle dresse les statistiques suivantes :

Tableau 1  : La différence d’âge entre les époux d’après Colette Dürrleman, Le milieu médical lyonnais (1870-1914), DES de la Faculté de Lettres de Lyon, 1966, p.87.
6 à 10 ans + de 10 ans Moins de 6 ans Femme plus âgée
41,9 % 29 % 29 % 1,9 %

Aucune correspondance entre les conjoints ne nous est parvenue. En tout cas, rien de tel n’est conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon. Il n’est de toute façon pas de bon ton de s’épancher, fût-ce entre mari et femme, quand on appartient au patriciat lyonnais : Catherine Péllissier, qui a fait le portrait de ces notables, souligne la rigidité particulière qui règne dans alors les milieux bourgeois de la capitale des Gaules318. Un contrat de mariage319 est déposé chez Maître Bouteille, notaire à Lyon. « Les futurs époux déclarent adopter pour loi de leur union le régime de la Communauté des biens réduite aux acquêts »320. Rien d’original là-dedans : « dans la France bourgeoise, le régime de la communauté des biens entre époux, réglée généralement par un contrat instaurant une communauté réduite aux acquêts, s’impose progressivement »321. Ce document permet en revanche d’évaluer les avoirs de chacun des deux conjoints. Au total, l’épouse apporte un peu plus de 180 000 francs dans la communauté conjugale. Cela constitue une véritable petite fortune, mais dans la moyenne des dots lyonnaises qui, si elles « n’ont pas été étudiées de manière exhaustive, […] s’étagent de 25 000 à 300 000 francs, avec un palier de 100 000 francs souvent atteint »322. Son avoir est constitué d’un capital en actions (8 500 francs) et d’une « rente annuelle et viagère de quinze cent francs » qui lui sont donnés par ses parents à l’occasion de sa nouvelle union ; d’un « trousseau de linges, vêtements, bijoux et diamants […] estimé amiablement […] à la somme de dix mille francs »323 et d’un mobilier estimé à 8 000 francs ; mais aussi d’une propriété, la maison de Villerest qui, avec ses « cour, jardin, prés, terre et vignes de la contenance d’environ quatre hectares dix ares quatre vingt dix sept centiares » est estimée « à la somme de vingt-cinq mille francs » ; et d’actions (« actions de la Société Lyonnaise »), obligations (« deux cent quarante obligations nominatives de la Compagnie des chemins de fer d’Orléans », « trente cinq obligations de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée ») et autres titres de rentes (« rente de l’État français trois pour cent »). Au total, les avoirs de la mariée s’élèvent à quelques 189 980 francs. Si l’on se fie à l’évaluation des fortunes médicales lyonnaises réalisée par Colette Dürrleman [Tableau 2], Magdeleine Rollet ne possède qu’une fortune moyenne.

Tableau 2 : Les fortunes médicales lyonnaises entre 1869 et 1938 d’après Colette Dürrleman, op.cit., 1966, p.96.
  Pourcentage des foyers médicaux
Petite fortune
(10 000 à 20 000 francs)
14, 7 %
Fortune moyenne
(20 000 à 250 000 francs)
32,4 %
Grosse fortune
(250 000 à 1 million de francs)
36,8 %
Très grosse fortune
(plus de 1 million de francs
16,1 %

On peut donc dire qu’Alexandre Lacassagne a fait un beau mariage, mais nul doute qu’il souscrit à cette sage pensée de Pierre Aubert pour lequel « le mariage riche est sûrement un des meilleurs remèdes contre le malaise professionnel […]à condition d’admettre que la valeur morale de la femme, son esprit d’ordre et d’économie importent autant et peut-être plus que sa dot »324. Mais cet avoir est sans doute un atout pour lui, car il est nettement moins bien doté : ni propriétés, ni actions dans son escarcelle. Il apporte à la communauté conjugale un trousseau, qui n’est estimé qu’à mille francs, du mobilier ainsi que des « tableaux et objets d’art » pour une valeur de quinze mille francs et une bibliothèque « comprenant [déjà] deux mille volumes environ, estimée à cinq mille francs », soit un avoir total d’environ 21 000 francs.

Cette bibliothèque, qui est l’embryon du fonds Lacassagne actuellement conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon, est sans aucun doute le bien le plus précieux du marié, à défaut de représenter un capital véritablement important. Elle fait d’ailleurs l’objet d’un article spécifique dans le contrat de mariage conclu en ce 17 août 1882. Comme le trousseau de la future épouse, dont l’estimation ne vaut pas vente à la communauté, la bibliothèque demeure la propriété exclusive d’Alexandre Lacassagne : « le futur époux ou ses ayant droit reprendront cette bibliothèque en nature telle qu’elle existera à l’époque de la dissolution de la communauté sans pouvoir être astreints au paiement d’aucune récompense, en raison des accroissements que cette bibliothèque aura pu acquérir comme aussi sans pouvoir prétendre à aucune indemnité en raison des dépréciations qu’elle aura pu subir ». De telles précautions en sont bien la preuve : Lacassagne est, déjà à l’époque de son mariage, un bibliophile averti. « Au Livre, [j’ai] consacré une partie de [m]a vie, et quand [je] la revoi[s] dans son ensemble, [je suis] tenté de la diviser en grandes périodes de lecture »325, déclare-t-il plus tard. C’est même la toute première phrase de la préface qu’il rédige pour le catalogue de sa bibliothèque, au moment de sa donation en faveur de la bibliothèque municipale de Lyon (1920). Effectivement, cette collection est doublement précieuse « par l’abondance et la rareté des pièces qu’elle réunit »326, ainsi que le précise un courrier du bibliothécaire en chef de la Ville de Lyon daté du 2 novembre 1920. Passionné par Jean-Paul Marat, le médecin révolutionnaire, dont il rassemble ouvrages, journaux, pamphlets et manuscrits autographes327, dont certaines pièces tout à fait exceptionnelles, Lacassagne est un collectionneur sagace. Le dépouillement de sa collection permet de saisir ses méthodes. Il conserve ainsi des catalogues de librairies328 spécialisées dans les livres rares : soigneusement annotés de sa main, ces documents nous permettent d’élucider les modalités d’acquisition de tel ou tel ouvrage. Par ailleurs, il possède un certain nombre d’éditions originales de prix, notamment plusieurs ouvrages de Diderot, parmi lesquelles la Lettre sur les aveugles de 1749, ou encore des éditions anciennes, dont une édition de 1637 des Œuvres morales et politiques de Francis Bacon.

Mais ce sont là ses seules richesses, outre ses qualités de médecin et le nom qu’il commence à se faire grâce à ses publications scientifiques. Au total, les avoirs d’Alexandre Lacassagne ne s’élèvent qu’à 20 000 francs. Un tel déséquilibre entre les époux n’a sans doute rien d’exceptionnel. Après tout, c’est le mari qui fait ensuite vivre son ménage, cependant que l’épouse n’est riche que des biens qui constituent sa dot. Du reste, Lacassagne est un médecin brillant et prometteur. Ses travaux ont déjà été primés à plusieurs reprises. Il est l’auteur d’ouvrages de références, dont les deux précis précédemment évoqués, concernant l’hygiène et la médecine judiciaire, qui sont appelés à devenir des classiques. Et le statut de professeur à la Faculté de Médecine est rémunérateur : le traitement s’élève à 5 000 francs annuels, auxquels il faut ajouter une indemnité spéciale de 5 000 francs supplémentaires pour ceux qui sont chargés de la direction d’un laboratoire, ce qui est le cas de Lacassagne, qui s’occupe du laboratoire de médecine légale. Il n’en demeure pas moins qu’Alexandre Lacassagne réussit avec brio son entrée dans la notabilité lyonnaise en épousant Magdeleine Rollet. Le voilà à l’aise financièrement, et très bien introduit dans le milieu médical local : le réseau de son beau-père, qu’ignore le contrat de mariage précédemment évoqué, est sans aucun doute un des atouts majeurs d’une telle union, qui lance véritablement la carrière de médecin et de professeur de Lacassagne. Il quitte alors son domicile de célibataire, au 58 rue de la Charité, pour emménager avec son épouse place Raspail, à deux pas de la Faculté de médecine, qui se trouve alors sur le quai de la Vitriolerie (actuel quai Claude Bernard), tout récemment inaugurée329. Bientôt, le voilà à la tête d’une véritable petite famille : il prend en charge Alexandre Guilliermond330, âgé de 6 ans, issu du premier mariage de son épouse. Bientôt naît une petite fille, Jeanne331, suivie rapidement de deux garçons : Antoine en 1884, puis Jean en 1886332. Dès lors, le ménage vit la vie tranquille des bons bourgeois lyonnais, entre la ville et les séjours campagnards aux mois les plus chauds « dans [la] douce villa de Villerest, sur les bords sauvagement beaux de la Loire, où, pêcheur et vigneron, [Lacassagne] récolte [son] vin »333 ; entre une vie sociale active et une vie professionnelle féconde. « La quiétude, la tranquillité de sa nouvelle situation étaient bien propres au contraire à lui fournir la possibilité de mettre à jour les matériaux patiemment accumulés, et de donner, et comme professeur et comme médecin légiste, une note originale, personnelle, dont l’éclat n’est plus à rappeler » précise ainsi Gérôme Coquard334. Dans le cadre de ses activités professionnelles, Alexandre Lacassagne fréquente principalement deux espaces : l’Université d’une part, et le laboratoire de médecine légale d’autre part, auxquels il faut ajouter les lieux dans lesquels sa spécialité, la médecine légale, le conduit à intervenir régulièrement : la morgue et le palais de Justice. C’est sur ses pas que nous voulons nous engager à présent.

Notes
314.

R. Deroudille, « Une dynastie pharmaceutique lyonnaise : les Guilliermond », in Lyon pharmaceutique, n°10, 1954, p.301-317.

315.

Catherine Péllissier, La vie privée des notables lyonnais au XIXe siècle, Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 1996a, p.138.

316.

Archives municipales de Lyon. Acte de mariage n°393. [2E592 Acte n°393 f.207]

317.

Il estime la différence d’âge moyenne entre époux entre 4,3 et 5,2 ans.

Jean-Luc Pinol, Mobilités et immobilismes d’une grande ville. Lyon de la fin du XIXe siècle à la Seconde guerre mondiale, Thèse de doctorat sous la direction de Yves Lequin, Université Lumière Lyon II, Volume 2, S.l., S..n., 1989, p.653.

318.

Catherine Péllissier, Loisirs et sociabilités des notables lyonnais au XIXe siècle, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1996b, Chapitre II : « La sociabilité informelle », p.123-sq.

319.

Contrat de mariage entre Alexandre Lacassagne et Magdeleine Rollet, chez Maître Bouteille, notaire à Lyon (rue d’Algérie, n°12), reçu le 17 août 1882 en son étude, conclut ce même jour à la mairie du 1er arrondissement de Lyon. [AML 3E17654]

320.

Article premier du contrat de mariage entre Alexandre Lacassagne et Magdeleine Rollet… [AML 3E17654]

321.

Catherine Péllissier, op.cit., 1996a, p.138

322.

Catherine Péllissier, op.cit., 1996a, p.149.

323.

« Signe de richesse, la valeur du trousseau doit représenter, d’après les manuels de savoir-vivre, 5 % de celle de la dot » d’après Catherine Péllissier, op.cit., 1996b, p.149. Magdeleine Rollet est donc une fiancée qui respecte à la lettre ces prescriptions puisque la valeur de son trousseau représente 5,5 % du montant total de sa dot.

324.

Docteur Pierre Aubert, « Assemblée Générale des médecins du Rhône du 23 juin 1906 » in Lyon médical, tome CVI, n°26, 14 juillet 1906, p.79-80 BML FA 950086

325.

Préface rédigée par Alexandre Lacassagne au Catalogue-Répertoire du fonds Lacassagne, Lyon, Imprimerie nouvelle lyonnaise, 1922, p.I. BML FA 141946

326.

Courrier du bibliothécaire en chef de la Ville de Lyon à l’attention du maire de Lyon en date du 2 novembre 1920 AML 177 WP 016/1.

327.

Au total, le catalogue du fonds Lacassagne en dénombre 157.

328.

Recueil de catalogues de librairies [BML FA 427492].

329.

Sur l’histoire de la Faculté de Médecine de Lyon, voir notamment :

Pascale Siroy, Histoire de la Faculté mixte de médecine et de pharmacie de Lyon (1877-1931), Thèse de Médecine, Lyon 1, 1976, 108 p.

Gab Despierres, Histoire de l’enseignement médical à Lyon de l’antiquité à nos jours, Lyon, Éditions A.C.E.M.L, 247 p.

330.

Marie-Antoine Alexandre Guilliermond est né le 19 août 1876. Il est élevé dans le foyer d’Alexandre Lacassagne, parmi ses enfants. Après des études au Lycée Ampère, il choisit les sciences naturelles et s’intéresse plus particulièrement à la cytologie et au développement des levures. Il est membre de l’Institut à partir de 1935.

331.

Jeanne Lacassagne naît le 18 mai 1883. Son acte de naissance signale qu’elle est la fille de « Jean Alexandre Eugène Lacassagne, âgé de trente-neuf ans, médecin major hors cadre, professeur à la Faculté de médecine à Lyon, Rue de la Charité 8, … et de Jeanne Magdeleine Rollet, vingt-six ans, sans profession, son épouse » AML 2E799 Acte n°1220. Elle épouse Albert Policard (1881-1972), un des élèves de son père, reçu à l’École du service de santé militaire en 1900. Le mariage est célébré à Villerest le 28 septembre 1909. Jeanne Policard décède dans le 8e arrondissement à Lyon, le 27 mai 1972.

332.

Son acte de naissance indique que Jean Étienne Élisée est le fils de « Jean Alexandre Eugène Lacassagne, âgé de quarante-deux ans, médecin major, professeur à la Faculté de médecine, chevalier de la Légion d’honneur à Lyon Rue Bourbon 8 … et de Jeanne Magdeleine Rollet, vingt-neuf ans, sans profession, son épouse ». [AML 2E804 Acte n°2]

333.

Gabriel Tarde, in Souvenir du Professeur Lacassagne. À ses amis, à ses élèves, Lyon, 1901, p.19. [BML FA 454246]

334.

Gérôme Coquard, op.cit., décembre 1890, n°43, p.728. Dr Descoust, « Sur un cas d’hermaphrodisme », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1886, série n°3, n°16, p.88.1