2. La Faculté de médecine de Lyon : enseigner par la pratique

Alexandre Lacassagne est, d’abord et avant tout, un enseignant [Fig.8].

Fig.8  : Portrait du Professeur Alexandre Lacassagne en pied, vêtu de sa toge professorale, s.d. Collection particulière.
‘« Il enseignait admirablement et son esprit ingénieux, armé d’une culture littéraire remarquable, savait trouver toujours le mot juste, l’image saisissante qui illustre la démonstration et la grave, indélébile, dans la mémoire. » 335

Il ne faut sans doute pas en rester à ce témoignage d’autant plus déférent qu’il émane d’un disciple de Lacassagne, qui le rédige au lendemain de sa mort. Toutefois, les activités d’enseignement sont au cœur de la carrière d’Alexandre Lacassagne. Répétiteur à l’École de santé militaire de Strasbourg dès sa jeunesse, il enseigne à la Faculté de médecine de Lyon de 1880 à 1913, date de son départ à la retraite. Gabriel Tarde, qui fut son ami, dit de lui qu’il est « un éveilleur, un directeur d’esprit, un indicateur de premier ordre »336. Étienne Martin, quand il lui succède à la chaire de médecine légale, le déclare : « excitateur d’énergie, […] chef d’école qui a su réunir autour de lui une phalange d’élèves et d’admirateurs »337. Ce sont là des qualités essentielles pour un enseignant. Alexandre Lacassagne sait mobiliser les énergies, ses cours sont un succès, et nombreux sont ceux qui veulent travailler sous sa direction, bénéficier de ses conseils, prendre part aux recherches entreprises dans le cadre de son laboratoire.

‘« Les élèves venaient à lui en foule. Il n’en repoussait aucun ; mais il savait discerner très vite ce qu’il pouvait attendre de chacun. Aux uns il confiait le soin de colliger pour en faire une thèse hâtive ses propres observations. Aux autres, il attribuait les longues recherches de l’expérimentation. À tous il donnait, outre les conseils techniques et la direction de leur travail inaugural, des indications pour leur culture générale dont un grand nombre ont fait leur profit immédiat, et dont quelques-uns ont tiré des règles de conduite intellectuelle pour leur vie toute entière » 338 . ’

C’est ainsi qu’Edmond Locard dresse le portrait du Maître, figure tutélaire dont il évoque le souvenir à l’occasion d’un congrès de criminologie. Pendant plus de 30 ans, Alexandre Lacassagne s’entoure ainsi d’élèves choisis339 et initie des travaux de grande qualité scientifique. Il « inspire, donne à penser, rassemble. Il y a en lui du maître et du militant ; l’un montre la voie, oriente les recherches, l’autre lance la formule qui mobilise et crée l’organe qui regroupe »340. Et Lacassagne a bien le sens de la formule. En témoignent ces aphorismes par lesquels il s’est rendu célèbre, qui résument sa pensée au risque de la caricaturer, et qu’il rappelle dans une de ses leçons341 : « les sociétés ont les criminels qu’elles méritent », « tout crime est un obstacle au progrès », ou encore « le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité. Le microbe est le criminel, un élément qui n’a d’importance que le jour où il trouve le bouillon qui le fait fermenter ». « Je voudrais constituer un séminaire laïc », disait-il. C’est donc apparemment comme un sacerdoce qu’Alexandre Lacassagne envisage l’enseignement, une part de son activité qu’il semble apprécier tout particulièrement.

‘« Le meilleur de notre profession, déclare-t-il, est encore de voir naître parfois à la vie scientifique quelques natures d’élite que nous avons peut-être fait éclore et qui, bientôt, s’épanouiront et fleuriront comme les rameaux du même tronc » 342 .

Certains échanges de courriers entre le professeurs et ses étudiants, ou anciens étudiants, attestent de la relation privilégiée qu’il entretient avec la plupart d’entre eux. En avril 1889, le docteur Émile Laurent, l’un de ses anciens étudiants, lui envoie ainsi le projet détaillé d’un livre :

‘« Paris, 3 avril 1889.
Monsieur,
Je vous ai adressé hier les deux derniers chapitres de mon travail. Vous recevrez en même temps que cette lettre la préface et la conclusion.
Vous ne m’avez pas accusé réception de tous les chapitres. Je pense que c’est simplement un oubli et qu’aucun n’a été égaré par la poste. Dans tous les cas, je vais vous en donner la liste. S’il vous en manquait, vous me le feriez savoir le plus vite possible afin que j’en envoie rapidement une autre copie » 343 .

Suit la liste détaillée des titres de chacun des trente chapitres de l’ouvrage en question, laquelle a été soigneusement pointée au crayon bleu par le maître. Le reste du courrier dit assez avec quel soin Lacassagne s’implique dans le projet :

‘« Vous m’avez dit que le chapitre sur la littérature des criminels avait besoin d’être modifié. Vous m’indiquerez dans quel sens vous désirez me le voir [réécrire]. Enfin vous m’indiquerez s’il y a quelques autres [modifications] à faire. Il sera par conséquent indispensable que vous me retourniez tout le manuscrit » 344 . ’

Plus loin, Laurent s’interroge sur le titre à donner à son ouvrage, se déclarant « fort embarrassé pour [en] trouver un » :

‘« Les habitants des prisons, Le monde des prisons, il n’y fallait plus penser ; ça été pris tant de fois ! M. Joly me proposait : Dans les prisons, je trouve que ça sent bon le roman au mieux le récit anecdotique. Un de mes amis me proposait également : Histoire naturelle du criminel. Ce titre est plus scientifique, mais il répond mal à l’idée générale du livre. Je m’étais assez longtemps arrêté à celui-ci : Les criminels en prison, avec sous-titre : Étude d’anthropologie criminelle. Ne vaudrait-il pas mieux le remplacer simplement par : Le criminel au point de vue anthropologique et psychologique, ou bien : Le criminel, essai d’anthropologie et de psychologie criminelle  ? »345.’

Lacassagne note, en marge de ce courrier, avec son éternel crayon bleu : « Les habitués des prisons, essai d’ant. et de phy. Les malfaiteurs en prison », et fait part de son avis au docteur Laurent. Ce dernier ce range d’ailleurs, dans la lettre suivante, à la suggestion que lui a faite Lacassagne, comme il le lui précise ultérieurement :

‘« J’adopte définitivement comme titre : Les habitués des prisons, avec sous-titre : Étude d’anthropologie et de psychologie criminelles 346. Je crois que vous avez raison, c’est plus exact et moins prétentieux »347.’

On retrouve les mêmes signes d’une attention soutenue aux travaux de ses étudiants dans les thèses qu’il dirige, et dont un exemplaire est systématiquement conservé dans le fonds Lacassagne. Ainsi, la thèse d’Henri Bercher, une Étude médico-légale de l’œuvre de Conan Doyle 348 est très systématiquement annotée, trahissant une lecture attentive. Mais la grande nouveauté de l’enseignement dispensé par Alexandre Lacassagne, c’est sa dimension pratique. En cela, Alexandre Lacassagne se conforme strictement aux principes positivistes exposés par Auguste Comte : 

‘« Comment doit-on enseigner ? Comme on enseigne partout en dehors de l’école, par la pratique et non pas au moyen de la théorie, par l’usage, par le travail, par l’expérience, et non pas exclusivement au moyen des livres » 349 .’

« Il crée à Lyon, de toutes pièces, un enseignement pratique de la médecine légale »350. Dans sa leçon d’ouverture à la Faculté de médecine, il plaide même en faveur de l’organisation d’« excursions sur le terrain »351. Dans son Vade-mecum du médecin-expert, « point de dogmatisme, point de théorie, d’un bout à l’autre, la préoccupation de l’intervention active, de la pratique vécue »352.

‘« Il n’est pas satisfait par l’empirisme pur ; sans nier la faiblesse de la connaissance humaine, sans mépriser non plus les faits, qui sont la base de toute science, il demande après la constatation, l’interprétation » 353 .

Sans négliger les aspects théoriques, Lacassagne envisage son enseignement comme résolument axé autour de l’hôpital et de l’amphithéâtre et, à ce titre, il se flatte que « Lyon [ait] tout ce qu’il faut pour faire des praticiens à la hauteur de leur mission » en raison tant de « la variété et [du] nombre de ses hôpitaux » que de « ses ressources d’amphithéâtre »354. Du reste, c’est de son expérience pratique personnelle qu’il tire l’essentiel de la matière de ses leçons. Il ouvre ainsi son Précis de médecine judiciaire : « Chargé depuis quatre ans des conférences de médecine légale à l’école du Val-de-Grâce, nous avons dû en même temps nous occuper de la plupart des cas de mort subites, accidents, suicides et autres expertises »355. Alors que la médecine judiciaire reste encore largement à organiser en cette fin de XIXe siècle, des voix s’élèvent pour qu’un enseignement spécial, sanctionné par l’obtention d’un diplôme, soit mis en place356. Dès 1866, le docteur Tardieu émet l’idée d’un diplôme spécial de médecine légale357, et en 1878 Paul Brouardel est chargé par le gouvernement d’étudier l’organisation de la médecine légale à l’étranger358. À son retour à Paris, il pose les bases d’un institut médico-légale et se prononce fermement en faveur d’un enseignement sérieux de la discipline, de la mise en place d’examens et d’un diplôme final validant un niveau d’exigence revu à la hausse359. Lacassagne, comme ses confrères, se préoccupe de cette réorganisation, adressant au Ministre de l’Instruction publique un Rapport sur l’enseignement de la médecine légale à la Faculté de médecine de Lyon 360 en 1900, rapport qui permet de prendre la mesure des efforts à consentir pour que la formation en médecine légale des jeunes médecins soit à la hauteur de la demande sociale, toujours en hausse, qui leur accorde désormais une place prépondérante dans le processus judiciaire. Après un rapide état des lieux grâce auquel on apprend notamment que la formation en médecine légale est dispensée en un an aux étudiants en médecine et « se divise naturellement en deux partie, une médecine légale générale (des droits et des obligations du médecin dans la société et devant la justice, questions pouvant se présenter dans toute procédure et relatives à la personne vivante : âge, sexe, état civil, identité, responsabilité, questions relatives à la mort, au cadavre, aux taches et aux empreintes), [et] une médecine légale spéciale (coups et blessures, asphyxies diverses, empoisonnements, questions relatives à l’instinct sexuel et aux fonctions de reproduction) »361, Lacassagne fait un certain nombre de propositions pour amender cet enseignement. Afin de proposer des cours de qualité, il précise que sont distingués l’enseignement théorique et l’enseignement pratique. L’enseignement théorique qui consiste en « l’exposé méthodique de la science »362 et comprend une « partie spéciale » à l’occasion de laquelle il est traité « des problèmes dont la médecine légale se compose »363, à savoir : la génération qui concerne « les problèmes qui se rattachent à la reproduction de l’espèce et à l’organisation de la famille »364, la mort qui passe par l’étude médico-légale du cadavre, l’étude des causes de la mort et la question des blessures, et enfin les droits et devoirs « dérivant de l’état de la société »365 autour de trois thèmes : l’identité, la fraude et l’aliénation mentale. Quant à l’enseignement pratique, il « n’est autre chose que l’exercice même de la médecine légale, pratiquée sous les yeux des élèves, dans le but de servir à leur instruction »366. Définition simple ? peut-être. Cette conception de l’enseignement de la médecine légale est surtout très novateur. Il s’agit tout bonnement de « pratiquer devant [les étudiants] l’autopsie d’un individu »367, et ce dans l’enceinte de la Morgue. Ces méthodes d’enseignement marquent les étudiants, si l’on en croit la dédicace de certaines thèses réalisées sous la direction d’Alexandre Lacassagne:

‘« Nous emporterons de l’Institut médico-légal de la Faculté de Médecine de Lyon un souvenir impérissable. Nous y avons trouvé, en la personne des professeurs Lacassagne et Étienne Martin, des maîtres toujours accueillants. Leurs leçons au Musée, à la Morgue ou à la prison Saint-Paul nous ont fait entrevoir tout l’intérêt de la science médico-légale » 368 , écrit ainsi Jean Boutin en 1913.

Certaines des leçons du maître, recueillies et rédigées par quelque disciple attentif, ont fait l’objet d’une publication. Leur lecture permet d’évaluer la dimension pédagogique de la pratique enseignante de Lacassagne. Ainsi, lorsqu’il entretient ses étudiants de la question de la mort subite, il commence par une présentation générale, essentiellement fondée sur l’analyse statistique du phénomène dans le temps (« depuis 1835 »369), en fonction du sexe, de l’âge, des « diverses saisons »370, etc., avant d’en venir à la réalisation de l’autopsie, rigoureusement menée en direct. L’ouvrage que publie Alexandre Lacassagne en 1892 est emblématique de cette conception très concrète de l’exercice de la médecine légale. De quoi s’agit-il ? D’un petit volume au format de poche, de toute évidence fait pour être emmené avec soi, pour qu’on l’ait à portée de main en toute circonstance, doté d’une reliure forte et souple à la fois. C’est un vade-mecum au sens étymologique du terme : « va avec moi », un aide-mémoire portatif. Il a fait l’objet de 3 éditions, la 1e en 1892, puis 2 rééditions en 1900 et en 1911. On peut donc en déduire que cet outil efficace a rencontré un certain succès. D’une édition à l’autre, la forme matérielle du volume ne change pas. Son contenu fait simplement l’objet de quelques réajustements et ajouts opportuns. Ainsi, l’édition de 1900 – 307 pages contre 271 pour celle de 1892 – contient un petit carnet de notes, des pages blanches non paginées en fin de volume, à toutes fins utiles. C’est d’abord cette dimension astucieuse de l’ouvrage qu’il faut souligner. Outre la taille du volume, plutôt novatrice371, tout est fait pour qu’il soit de consultation facile : « Un coup-d’œil sur la table des matières indiquera comment [l’ouvrage] a été divisé, l’exposition des différents chapitres »372 précise l’avertissement à la première édition. Ajoutons qu’il est doté d’un index alphabétique référençant 203 entrées. Bref, il s’agit de faire pratique pour satisfaire la demande de non-spécialistes : « Ce livre s’adresse [en effet] aux médecins et aux magistrats. Pour les uns ce sera un aide-mémoire, pour les autres un contrôle »373. C’est la même volonté de donner des outils, de faciliter la tâche de ses étudiants, futurs praticiens, que l’on retrouve dans l’enseignement d’Alexandre Lacassagne. L’enseignement théorique dispensé dans le cadre de la formation en médecine légale est donc « heureusement complété par un enseignement pratique auquel est faite une part de plus en plus large. Nous avons par an [à Lyon] une moyenne de 80 à 100 autopsies […dont] au moins une autopsie de pendu, de noyé, d’asphyxié par des vapeurs de charbon, etc. »374. Cet aspect pratique de l’exercice tient particulièrement à cœur au docteur Lacassagne, comme à ses confrères. Il plaide pour que les cadavres fassent « l’objet d’une levée de corps de la part des médecins au rapport »375, procédure à laquelle participeraient des étudiants de quatrième année, arrivant donc au terme de leur cursus universitaire. L’enseignement dispensé aux étudiants lyonnais est présenté comme exemplaire, il n’est toutefois pas la règle commune en France. « Il y a des médecins qui, pendant leurs études, n’ont jamais vu de pendus, d’étranglés, n’ont pas observé une petite fille victime d’attentats à la pudeur, etc. » déplore Alexandre Lacassagne376. Or « le médecin distingué, même investi du titre d’expert, ne saura pas plus tard rédiger un rapport sur ces cas spéciaux »377.

Au détour des documents manuscrits conservés dans le fonds Lacassagne, on découvre parfois des notes prises par le professeur à des fins d’enseignement, qui permettent de se faire une idée plus précise de ce que fut Lacassagne en chaire. Certaines de ses leçons sont publiées, notamment sa leçon inaugurale prononcée à la Faculté de médecine de Lyon en 1881378, ou certaines de ses conférences. Mais ces notes, manuscrites, au brouillon, informelles, permettent véritablement d’imaginer Lacassagne au travail, de comprendre comment il envisage véritablement sa pratique d’enseignant. Ainsi, en 1881, on sait qu’il commence l’année universitaire par ces mots, après l’évocation de « la mémoire de l’un d’entre [ses étudiants], M. Gilbert Copéré, étudiant en médecine, mort à Marseille dans les premiers jours de janvier d’une fièvre typhoïde contractée en soignant nos soldats [et qui] fut [s]on préparateur » : « Quand j’ai pris possession de cet enseignement, j’ai cherché dans une première leçon à vous faire connaître comment je comprenais la médecine légale et quelle était la direction que je comptais donner à vos études et à mes travaux »379. Ces études, il les organise alors fermement en deux temps et différents espaces : « Enseignement pratique : la morgue, le laboratoire (travaux et thèses), le conseil général » et « Enseignement théorique : les leçons (2 théoriques, 1 pratique), études anthropologiques sur l’homme criminel, procédés de recherche »380. Il insiste dans le même temps sur la « nécessité d’une revue de l’année médico-légale », et recense 210 cas susceptibles de faire l’objet d’une étude intéressante pour les étudiants en 1881. Et surtout, il parle devant ses étudiants des affaires dans lesquelles il doit intervenir comme expert, sa pratique nourrit régulièrement son enseignement : ces notes préparatoires pour un cours de médecine légale se trouvent dans une liasse d’autres papiers manuscrits, au détour de la liste des expertises réalisées par Alexandre Lacassagne entre 1881 et 1893. On peut donc véritablement dire, avec Philippe Artières, que l’amphithéâtre est la « chambre d’échos »381 des recherches et de l’exercice de Lacassagne, sa principale tribune avec le prétoire, le lieu d’où il lance de nouvelles hypothèses, initie des études, diffuse sa pensée. Certains de ses étudiants lui rendent hommage sans complexe, nous révélant au passage le rôle prépondérant qu’a joué le maître dans le choix de tel ou tel sujet : « L’idée d’écrire notre thèse inaugurale sur le suicide dans l’armée nous a été suggérée par M. le professeur Lacassagne, ainsi agrégé à l’école du Val-de-Grâce »382. Lacassagne n’est pas un solitaire, et nul doute qu’il trouve un plaisir particulier dans cette diffusion des savoirs, qu’il ne réserve d’ailleurs pas à la seule université, participant à de nombreux congrès, mais ne renâclant pas non plus à donner des conférences de vulgarisation. Sa correspondance fait ainsi état d’une conférence sur « L’hôpital d’autrefois et d’aujourd’hui au moment des guerres », qu’il donne le 5 avril 1891 à Roanne, devant l’Union des Femmes de France383. Gabriel Tarde souligne avec emphase la grande générosité du professeur : « Lacassagne est habitué à se laisser plumer […], et dans cette riche bibliothèque des thèses de ses élèves où tous les côtés de la médecine légale et de l’anthropologie criminelle sont explorés avec tant de talent et de documentation, qu’est-ce qui n’émane pas de lui, quoique non signé de son nom ? »384. Bien sûr, il s’agit d’un hommage rendu à Lacassagne au moment de sa promotion au titre d’Officier de la Légion d’honneur. Il n’empêche que c’est bien sous le signe du collectif que semble vouloir se placer Alexandre Lacassagne, dont le désir de transmission des savoirs ne paraît pas contestable, dans l’amphithéâtre comme dans la presse. Quand il rédige son Vade-mecum, il le fait en équipe et rend hommage à ses précieux collaborateurs, « de bons amis [dont certains sont d’anciens élèves], dont j’ai sollicité le concours […], [les] professeurs Pinard, qui a revu les feuilles concernant la femme enceinte, l’accouchée ; Testut (Poids et mensurations des organes) ; Hugounenq (l’Empoisonnement) ; Florence (les Taches de sang) ; Paul Dubuisson (l’Aliéné) ; Étienne Rollet (la Taille) »385. Lacassagne ne goûte ni la solitude ni l’ombre. Il aime la publicité, et ne craint pas d’être placé sous les feux de la rampe, comme il le montre à l’occasion d’un certain nombre d’affaires retentissantes en cette fin de siècle, notamment l’affaire Vidal. On le voit alors répondre très clairement aux questions des journalistes, en bon pédagogue.

‘« Nous nous sommes rendus hier matin chez le professeur Lacassagne pour le prier de vouloir bien nous indiquer dans quel sens les experts [MM. Lacassagne, Boyer et Rebatel] entendaient diriger leurs recherches. […]
– Votre examen, demandons-nous au docteur, sera-t-il simultané ou bien opérerez-vous chacun de votre côté pour réunir ensuite les résultats obtenus ?
– Les examens de cette sorte, nous répond M. Lacassagne, se pratiquent toujours à peu près de la même manière. Nous procéderons cette fois comme nous l’avons fait pour Vacher ; c’est ainsi que nous nous rendrons, mes collègues et moi, à la prison Saint-Paul ; nous ferons plusieurs visites ensemble, puis chacun de nous fera, en particulier, telles observations que nous jugerons utiles. Vidal sera ainsi examiné au point de vue physique et moral, nous étudierons sa sensibilité, ses réflexes, ses impulsions et tout ce qui est de nature à pouvoir nous permettre de dresser notre rapport de la façon la plus minutieuse. »386

Au total, Lacassagne a donc laissé le souvenir d’un bon professeur, « dont l’influence a parfois dépassé le simple domaine de la médecine et du strict rapport maître-élève, en se transformant en un apport moral et intellectuel »387. D’ailleurs, il affirme vouloir entretenir des relations de confiance plus que d’autorité avec ses étudiants : « je suis certain que, par des aveux francs et sincères, […] le maître peut entrer en communion d’idée avec ses élèves et établir ainsi les rapports nécessaires et sympathiques qui encouragent et fortifient les uns et les autres », déclare-t-il dans sa leçon d’ouverture à la Faculté de médecine388. Nombreux sont ses thésards qui soulignent, dans les remerciements par lesquels ils commencent leur thèse, sa « bienveillance »389 et même « son affabilité qui rendaient nos entretiens aussi agréables pour moins qu’ils étaient instructifs »390. Jean Boutin, nouvellement reçu docteur en médecine, écrit ainsi à son professeur : « J’aurais désiré, avant de quitter Lyon, aller en vous portant ma thèse vous remercier de la grande bienveillance que vous avez bien voulu me témoigner »391. Entre autres documents, les quelques 225 doctorats qu’encadre Lacassagne au cours de sa carrière disent assez quel professeur il fut. En 1903, Charles Perrier dédie son ouvrage consacré au Service de santé en prison « au meilleur des maîtres »392. Quant à Georges Saint-Paul, il précise, à titre d’incipit :

‘«  J’inscris respectueusement le nom du Professeur Lacassagne en tête de ce travail. Je l’ai écrit au laboratoire de médecine légale de l’Université lyonnaise ; je ne puis que lui souhaiter la marque du sens judicieux, de l’incomparable largeur de vues, de l’esprit à la fois pratique et artistique de celui qui dirige – et avec quelle merveilleuse activité – tant de travaux, d’année en année plus nombreux. […] Ce que je ne puis assez dire, c’est le charme que me laisseront les souvenirs de ces heures de travail, passées au milieu d’amis chers, dans l’atmosphère toute de bienveillance et de bonté, que crée la présence du Docteur Lacassagne »393.’

On peut dès lors affirmer qu’il fonde une école, « école où les recherches scientifiques appliquées aux besoins de la société et de la justice ont été poursuivies avec un programme méthodique »394, dans le cadre d’un institut de recherche sans équivalent en France.

Notes
335.

Edmond Locard dans Le Progrès. Le Journal de Lyon du jeudi 24 septembre 1924 AML 3CP363

336.

Gabriel Tarde, op.cit., 1901, p.18.

337.

Étienne Martin, Leçon inaugurale du cours de médecine légale de Lyon, 17 novembre 1913, Lyon, Rey, 1913, p.4. [BML FA 135761]

338.

Edmond Locard, Premier congrès français de criminologie. Lyon, 21-24 octobre 1960, Paris, Masson, 1961, p.29.

339.

Androcles, « Une Grande Figure Lyonnaise. Le Professeur Lacassagne ». [AML 3CP63]

340.

H. Souchon, « Alexandre Lacassagne et l’École de Lyon. Réflexions sur les aphorismes et le concept de “Milieu social” », in Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1974, Tome XXIX, n°3, p.533-559. [BML FA 953263]

341.

Alexandre Lacassagne, « Des transformations du droit pénal et les progrès de la médecine légale de 1810 à 1912 », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1913, p.321-364.

342.

Alexandre Lacassagne, « Nécrologie : le Dr Henri Chartier (de Dijon) », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1908, p.565.

343.

Courrier d’Émile Laurent à Alexandre Lacassagne, le 3 avril 1889. [AML 31ii87]

344.

Idem.

345.

Idem.

346.

L’ouvrage fait l’objet d’une recension par Gabriel Tarde dans la revue bibliographique des Archives d’Anthropologie criminelle en juin 1890 (p.551-556).

347.

Courrier d’Émile Laurent à Alexandre Lacassagne, le 20 avril 1889. [AML 31ii87]

348.

Henri Berche, Étude médico-légale de l’œuvre de Conan Doyle et de la police scientifique au XXe siècle, Lyon, Storck, 1906, 89 p. [BML FA 135674]

349.

Auguste Comte, La sociologie, Paris, Alcan, 1897, p.X. [BML FA 434533]

350.

Étienne Martin, op.cit., 1913, p.4.

351.

Alexandre Lacassagne, « Leçon d’ouverture. Marche de la criminalité en France de 1825 à 1880. Du criminel devant la science contemporaine », in La Revue scientifique de la France et de l’étranger, 1881, 1, p.687. BML FA 135835

352.

Dr A. Corre, « Recension du Vade-mecum du médecin-expert. Guide médical ou aide-mémoire de l’expert, du juge d’instruction, des officiers de police judiciaire, de l’avocat », in Archives d’anthropologie criminelle, 1892, p.699.

353.

Jean Arrufat, Essaisur un mode d’évolution de l’instinct sexuel : pédérastie, Lyon, Storck, 1892, p.1. [BML FA 135494]

354.

Idem.

355.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1878, p.I.

356.

Dans un courrier adressé à Lacassagne par le docteur Morache le 2 août 1899 on lit ainsi : « La Faculté de Bordeaux … estime que l’Enseignement de la médecine légale ne saurait devenir fructueux qu’à la condition d’être sanctionné par un diplôme ou brevet spécial, lequel servirait de garantie aux représentants de la Justice ou aux parties intéressées pour le choix des experts ». Courrier du docteur Morache. Pièce n°275 dans Dossier de notes diverses, la plupart autographes. BML FA Ms5172

357.

Jacques Léonard, Les Médecins de l’Ouest au XIXe siècle, Paris, H. Champion, 1978, p.1355.

358.

Cette expérience donne lieu à la publication d’un rapport : Paul Brouardel, Organisation du service des autopsies à la morgue. Rapports adressés à Monsieur le Garde des Sceaux, Paris, Baillière, 1884, 32 p. [BML FA 139788]

359.

Paul Brouardel, De la réforme des expertises médico-légales, Paris, Baillière, 1884, 44 p. [BML FA 136376]

360.

Alexandre Lacassagne, « Rapport sur l’enseignement de la médecine légale à la Faculté de médecine de Lyon », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1900, p.363-372.

361.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1900, p.364.

362.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1872, p.19.

363.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1872, p.20.

364.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1872, p.28.

365.

Idem.

366.

Alexandre Lacassagne, L’Enseignement de la médecine en France, Montpellier, 1872, p.4. [BML FA 137321]

367.

Alexandre Lacassagne, « De la mort subite. Leçon recueillie et rédigée par le Dr Paul Bernard », in La Province médicale, 1888,p.1. [BML FA 135444]

368.

Avant-propos de Jean Boutin, Étude médico-psychologique sur William Cowper (1731-1800), Lyon, Rey, 1913, p.11. BML FA 135764

369.

Alexandre Lacassagne, in op.cit., 1888,p.1. [BML FA 135444]

370.

Alexandre Lacassagne, in op.cit., 1888,p.2. [BML FA 135444]

371.

Rappelons que le premier Livre de Poche est publié en 1953, même s’il existe des livres de petit format depuis fort longtemps déjà.

372.

Avertissement à la première édition du Vade-mecum du médecin-expert. Guide médical ou aide-mémoire de l’expert, du juge d’instruction, des officiers de police judiciaire, de l’avocat, Lyon/Paris, Storck/Masson, 1892, p.VI. BML FA 395160

373.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1892, p.I.

374.

Alexandre Lacassagne, « Rapport sur… », op.cit., 1900, p.364.

375.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1900, p.370.

376.

Alexandre Lacassagne, Vade-mecum du médecin-expert…, op.cit., 1892, p.III.

Notons que cette déploration se retrouve à l’identique dans chacune des rééditions postérieures du Vade-mecum, jusqu’en 1911. Lacassagne n’a donc pas pris la peine de réécrire son avant-propos. La situation n’aurait-elle pas du tout évolué pendant ce laps de temps ?

377.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1892, p.III.

378.

Alexandre Lacassagne, « Leçon d’ouverture… », op.cit., 1881, 1, p.684-708.

379.

Notes manuscrites. Année 1881. Liste des expertises réalisées par Alexandre Lacassagne (1881-1893) [BML FA Ms5169]

380.

Idem.

381.

Philippe Artières et Gérard Corneloup, op.cit., 2004, p.199.

382.

Dr Jacques-Élie Mesnier, op.cit., 1881, p.5. [BML FA 135389]

383.

Courrier de M. Laurent au docteur Alexandre Lacassagne, Roanne, le 8 mars 1891. [BML FA Ms5174] :

« Monsieur et cher professeur,

Madame Dumarest m’apprend que vous avez choisi le dimanche 5 avril prochain pour la Conférence que nous vous sommes si reconnaissants de vouloir bien venir faire à Roanne, en faveur de l’Union des femmes de France. Ces dames du Comité ont fixé (sauf votre approbation) à trois heures de l’après-midi le début de la conférence. […] Désireuses de faire insérer un petit avis dans la presse locale, ces dames voudraient savoir quel sujet vous avez choisi et si l’heure vous convient. Elle attendent votre réponse à ce sujet.

Madame Dumasrest m’apprend, en outre, que madame Lacassagne vous accompagnera probablement. Je serais très heureux de lui offrir mes hommages et de lui présenter Mme Laurent. Puis-je espérer que Madame Lacassagne voudra bien être notre hôte ainsi que vous ce jour là et que vous me ferez l’honneur d’accepter mon invitation à dîner pour le dimanche 5 avril à midi ?

Veuillez agréer, Monsieur et cher maître, l’assurance de mes sentiments distingués.

Laurent. »

384.

Gabriel Tarde, op.cit., 1901, p.18.

385.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1892, p.VII.

386.

Le Progrès de Lyon, 4 février 1902. Dossier de pièces manuscrites sur l’affaire Vidal [BML FA Ms5263 à Ms5268]

387.

Martine Kaluszynski, op.cit., 1988, p.151.

388.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1881, p.2.

389.

À titre d’exemple, l’idée revient dans toutes les thèses soutenues au cours de l’année 1913, dernière année d’enseignement d’Alexandre Lacassagne, comme dans les thèses suivantes :

Georges Chaumet, La docimasie hépatique dans l’intoxication oxycarbonée, Lyon, Imprimerie L.Grosjean, 1913, 87 p. BML FA 135763

Léon Rambault, Étude de la grande envergure chez l’homme. Les anomalies du rapport entre la grande envergure et la taille, Lyon, Poncet, 1913, 110 p. BML FA 135767

390.

Idem.

391.

Courrier manuscrit, conservé dans la thèse en question : Jean Boutin, op.cit., Lyon, Rey, 1913, 108 p. BML FA 135764

392.

Charles Perrier, Le service de santé en prison, Lyon, Storck, 1903, 91 p. BML FA 137092

393.

Georges Saint-Paul, Essais sur le langage intérieur, Lyon, Storck, 1892, n.p. BML FA 135506

394.

Étienne Martin, op.cit., 1913, p.8.