3. L’Institut de médecine légale : expérimenter et observer

Cet institut, composé d’un laboratoire et d’un musée tout entier dévolu à la médecine légale, est sans doute un des lieux essentiels de la vie lyonnaise d’Alexandre Lacassagne : il y travaille, il y enseigne, il y reçoit. « Un Institut comme le nôtre répond à deux buts, précise Étienne Martin, élève et successeur de Lacassagne, l’éducation pratique du médecin, les recherches scientifiques appliquées aux besoins de la société et de la Justice »395. L’Institut de médecine légale a donc plus d’une vocation : exercice de la médecine légale, recherche396 et enseignement y sont également développés. Pour Étienne Martin, c’est « tout un programme d’études pratiques et sociales »397 qui y est mis en place. La dimension pratique de l’enseignement revendiquée par Lacassagne y trouve ainsi tout son épanouissement : « Une véritable clinique est faite en présence des élèves »398, consistant principalement dans « les visites de blessés, de petites filles à examiner au point de vue des organes génitaux »399. Ils acquièrent ainsi de véritables savoir-faire, qui doivent leur permettre non seulement de rédiger un rapport médico-légal, comme cela est exigé « depuis quelques temps, au 4e examen de doctorat »400, mais encore de « satisfaire à une sorte d’épreuve pratique, qui consiste, soit dans une autopsie faite sous la surveillance du professeur, soit dans un examen micrographique de taches, etc. »401.

Au sein de l’Institut, le laboratoire de médecine légale est l’espace emblématique de la façon dont Lacassagne envisage l’exercice de sa spécialité : lieu de travail privilégié des pastoriens, dévolu à l’analyse expérimentale à laquelle Alexandre Lacassagne aspire, il permet de faire de l’expertise un travail collectif. L’autopsie n’est plus l’unique étape du travail du légiste : elle est désormais complétée par l’analyse chimique et par un certain nombre d’expériences et de manipulations permettant de faire parler les corps, comme la docimasie hépatique par exemple, examen post-mortem du foie permettant de déterminer les circonstances de la mort402. En l’occurrence, le protocole expérimental est simple : il s’agit de mesurer « la teneur en glycogène et en glucose de la glande hépatique »403, car elle varie en fonction de la longueur de l’agonie. Les recherches sur le sujet, développées dans le cadre du laboratoire de médecine légale, ont duré « plus de cinq ans », et à l’heure où Lacassagne en publie les résultats, « le nombre considérable des vérifications faites sur les cadavres, les expériences pratiquées sur les animaux, ont permis d’ériger en méthode cette recherche »404. Alexandre Lacassagne passe donc un temps considérable dans son laboratoire, et il y développe une pratique qui veut faire la synthèse de la médecine légale clinique, qui consiste dans la stricte observation, et de la biologie. À ce titre, Alexandre Lacassagne s’inscrit résolument dans l’avant-garde des sciences médicales, qui ne progressent plus seulement à l’hôpital, mais également grâce à l’apport de nouvelles disciplines : physiologie, microbiologie, etc405. Alexandre Lacassagne dote donc son Institut de médecine légale d’un laboratoire de chimie « adjacent à l’amphithéâtre, […] où l’on peut faire, en même temps qu’on pratique une autopsie, les recherches de chimie ou de toxicologie les plus simples et les plus urgentes »406. Bruno Bertherat a souligné l’importance de l’apport de Claude Bernard407 sur ce point : considéré comme l’inventeur de la médecine expérimentale, qu’il oppose à l’anatomo-clinique, il propose de remplacer l’observation par l’expérimentation408, dont le laboratoire est le terrain. Claude Bernard distingue principalement trois phases, passages obligés du raisonnement expérimental : 1. observation d’un fait contredisant les idées admises, 2. hypothèse, et 3. expérience. L’expérience, que l’on peut définir comme une observation provoquée dans des conditions déterminées, doit permettre de contrôler l’hypothèse, qui n’est qu’un instrument pour découvrir la vérité. Observation et expérience, seules, donnent la connaissance des faits. Claude Bernard recommande au savant de conserver dans son travail une grande liberté d’esprit assise sur le doute philosophique. On trouve les mêmes invitations à douter chez Alexandre Lacassagne, qui se réclame très clairement de l’influence de ce théoricien. « Apprendre à douter et par conséquent n’avoir pas d’idées préconçues, regarder avec attention et ce que l’on regarde, le bien voir, éviter les théories hâtives, se méfier des excès de l’imagination, ne jamais faire d’hypothèses compliquées et procéder par ordre et méthode d’après un plan préalable », tel est son credo409. Alexandre Lacassagne est l’initiateur de la médecine légale expérimentale. À ce titre, il s’inscrit résolument dans la lignée de Claude Bernard, auquel il rend d’ailleurs un hommage appuyé à l’occasion des jeux floraux de la comtesse Mathilde410, en 1913, le considérant comme « un des esprits les plus éminents du XIXe siècle »411. « Il se crée une méthode, pose des principes, se place nettement sur le terrain scientifique, observe les phénomènes ou provoque leur apparition. Il écoute la nature ou l’oblige à parler »412. Peut-il y avoir plus bel hommage de la part d’un médecin dont la pratique professionnelle consiste justement à faire parler, les corps sinon la nature ?

Bref, en bon adepte de Claude Bernard, Lacassagne fréquente assidûment son laboratoire. C’est là que l’on peut le rencontrer le plus facilement, en théorie… « Je suis allé deux fois me casser le nez sur la porte de votre laboratoire absolument close » s’étonne ainsi un correspondant non identifié en 1890413. Les archives et les inventaires du laboratoire de médecine légale n’ont pas été conservés, mais de nombreuses publications font état de l’importance de ses équipements, et de l’efficacité de son organisation. Émile Duponchel, quand il brigue la chaire de médecine légale de Toulouse, écrit à Lacassagne pour lui demander « des conseils, et [le] prier de [lui] montrer [son] laboratoire, dont on dit merveille »414. Dans sa thèse415 de 1884, Charles Masson fait état de son exceptionnel degré de perfection et de l’importance de son matériel comme de ses collections, précisant qu’ « il n’en existe […] aucun de ce genre dans les autres facultés, et même à l’étranger »416. L’ensemble est « marqué au coin du nouvel esprit scientifique [l’esprit positif] : on ne s’occupe pas des causes d’un phénomène, mais on cherche les lois suivant lesquels il se produit »417.

Le laboratoire de médecine légale de Lyon se compose d’un rez-de-chaussée, d’un premier étage et d’un sous-sol. Au rez-de-chaussée se trouve une salle d’autopsie munie de tables mobiles sur leur axe, d’une table à bascule, de balances, et de lavabos. Un ascenseur sert à faire descendre les corps autopsiés dans le sous-sol, ce « qui évite le transport des sujets au milieu des cours intérieures et des couloirs »418. « Une galerie assez élevée permet, au besoin, aux magistrats d’assister aux autopsies et un cabinet voisin peut leur servir à faire des confrontations »419. Dans l’amphithéâtre Tourdes – opportunément rebaptisé par Lacassagne au moment du décès de son maître, une centaine d’étudiants peuvent parfaire leurs connaissances en médecine légale : « dans un amphithéâtre clair, spacieux, tous les élèves peuvent suivre à l’aise la marche d’une autopsie »420. Et le laboratoire dispose des équipements les plus modernes, notamment différents appareils dévolus aux mensurations anthropologiques, ainsi que des microscopes. Dans un cabinet aménagé, le chef de travaux procède aux recherches spectroscopiques, grâce à un spectre lumineux permettant d’observer les tâches de sang421. On y pratique aussi « les recherches micrographiques de taches de sang, de sperme, etc. »422. Là aussi, la distinction entre espace de recherche et espace d’enseignement n’est pas toujours facile, ni même pertinente, à faire. En effet, dans ce laboratoire « peuvent facilement prendre place quarante élèves »423. Le tout constitue un ensemble assez exceptionnel pour l’époque. Il est doté d’un certain nombre d’outils de recherche modernes : « pour les recherches chimiques, microscopiques et photographiques nécessaire à l’identification des taches et empreintes relevées sur les lieux du crime »424.

C’est un lieu de recherche. Pour sa thèse sur Le Suicide dans l’armée, le docteur Mesnier souligne dès l’introduction qu’il remercie Alexandre Lacassagne pour ses conseils mais surtout pour lui avoir «  ouvert son laboratoire de médecine légale, où nous avons puisé la plupart des matériaux contenus dans ce travail »425. Mais c’est surtout un véritable laboratoire de police scientifique, où l’on déploie des méthodes qui ne tardent pas à faire la célébrité du professeur lyonnais. Il s’illustre ainsi notamment lors de l’affaire Gouffé [Fig.9]. On reviendra plus tard sur les détails de cette affaire dont il faut ici retenir essentiellement qu’elle voit« le triomphe de la méthode appliquée à la reconstitution de l’identité d’un cadavre »426. Outre sa grande précision, le rapport rédigé par Lacassagne à cette occasion est emblématique de sa démarche scientifique : il se fonde sur des données objectives, et seulement sur celles-ci, faisant preuve d’une grande honnêteté intellectuelle et d’une prudence qui est même son credo. « Soyez toujours prudent pour ne pas vous trouver en opposition avec les faits. Il faut du sang-froid parce qu’un mouvement passionnel ou d’irritation est indigne d’un homme de science et surtout d’un médecin qui n’a à montrer ni la culpabilité ni l’innocence d’un accusé ».

Fig.9  : Lacassagne au travail dans son Institut de Médecine légale. Illustration tirée de La Malle Sanglante. Assassinat de l’huissier Gouffé. Affaire Eyraud et Gabrielle Bompard, Paris, Fayard, s.d., p.481. [BML FA 135262]
‘« À Lyon, le Docteur Lacassagne reconstitue le cadavre de Gouffé »’

Les collections jouent également un rôle essentiel à l’Institut de médecine légale et dans la pratique de chercheur et d’enseignant de Lacassagne. « Uniques au monde »427, elles doivent permettre un enseignement efficace de la médecine légale par l’observation428 et sont également utilisées dans le cadre de la pratique médico-légale, pour procéder à des comparaisons « chaque fois que cela est nécessaire »429. Les pièces anatomiques normales ou pathologiques permettent d’évaluer l’état des organes au cours de l’autopsie. C’est aux mêmes fins que l’on conserve par exemple les squelettes de fœtus et d’enfants, car « rien n’est plus difficile que de déterminer, autrement que par l’état des squelettes [et la comparaison], l’âge d’un enfant de quelques mois »430. Ces collections se répartissent dans deux musées, l’un réservé à la médecine judiciaire (dit « musée de médecine légale ») et l’autre à l’étude de l’anthropologie et de la sociologie criminelles (dit « musée d’Anthropologie criminelle »). Il faut y ajouter « une bibliothèque médico-légale déjà considérable, dans laquelle figurent en bonne place les Archives de l’anthropologie criminelle et des sciences pénales, fondée en 1886 par le professeur Lacassagne […]. Tous les travaux du professeur, de ses élèves, les thèses faites au laboratoire, etc. sont réunis chaque année en un volume sous le titre de “Travaux du Laboratoire de médecine légale de Lyon”»431. Peut-être parce qu’il a assisté à la destruction de celles de l’École de santé militaire de Strasbourg, puisque avant même l’entrée des troupes prussiennes dans la ville : « sa bibliothèque, ses collections avaient presque disparu entièrement »432, il s’attache particulièrement à l’enrichissement de celles du laboratoire de médecine légale. « En effet, lorsque M. Lacassagne prit possession de sa chaire, en 1880, il n’existait au laboratoire de médecine légale qu’une dizaine de moulages de têtes des décapités de la région et un certain nombre de plâtres provenant de la collection de Gall. Tout était donc à faire »433. Alexandre Lacassagne crée alors un ensemble muséal. Il écrit à ce sujet : « Dès mon arrivée à Lyon et lorsque j’ai eu pris connaissance du passé médical de la cité, j’ai conçu le projet de créer un Musée d’Histoire de la Médecine et de la Pharmacie lyonnaises. C’est vers 1896 que cette idée a été mise à exécution. J’ai eu la joie de trouver et d’acquérir de nombreux matériaux, quelques-uns sont importants, d’autres curieux, tous intéressants et leur réunion constitue un fonds d’une réelle valeur »434. À ce sujet, il ne semble pas que Lacassagne pèche par excès d’orgueil. Ainsi, lors de la séance de la Société de médecine légale de Paris du 13 janvier 1890, le professeur Brouardel souligne la nécessité d’installer à Paris un musée de médecine légale, rappelant à cette occasion « que la Faculté de Lyon possèd[e] déjà un musée médico-légal des mieux fournis »435. Les collections du musée sont donc connues. On en loue l’ampleur, on insiste sur leur préciosité. Il est vrai qu’elles semblent répondre pleinement à de réels besoins, tels ceux qu’exprime le juge d’instruction Adolphe Guillot en ces termes :

‘« Que de fois n’a-t-on pas déploré l’absence d’archives de la médecine légale, destinées à conserver, ne serait-ce que pour l’instruction des élèves, la trace d’expertises présentant un intérêt doctrinal et marquant une étape dans la voie du progrès scientifique. Tout cela se perd dans les greffes, hors de la portée de ceux qui étudient. Quant aux pièces à conviction présentant un intérêt médico-légal quelquefois très considérable, l’administration de l’enregistrement en tire un fort mince profit en les vendant aux brocanteurs. La science est ainsi privée de documents très curieux dont la réunion et le classement, tout en constituant l’histoire même de la médecine légale, fournirait pour l’instruction des affaires criminels des indications de premier ordre »436. ’

Lacassagne peut être fier de cet ensemble, dont la réputation dépasse d’ailleurs les frontières du seul monde médical : « Vous avez […] commencé déjà une collection des plus intéressantes dans votre musée anthropologique de la Faculté, et vous avez là une mine précieuse de documents sérieux », le complimente Alphonse Marchegay437, ingénieur civil des mines à Lyon, qui collabore notamment avec Lacassagne pour la mise en place d’une morgue moderne à Lyon.

Pièce majeure de ce musée, l’importante collection de crânes rassemblés dans la salle Chaussier, « don de la veuve de M. le docteur Duchêne »438, dévolue à l’enseignement de l’anthropologie criminelle : ces « crânes de suppliciés, de suicidés, de nègres, d’idiots, d’épileptiques439, etc. […] peuvent donner lieu à autant d’études spéciales et variées au point de vue anthropologique et criminel »440. Ils côtoient différents appareils nécessaires aux mesures anthropométriques. Il faut y ajouter les importants apports consécutifs de l’activité d’expert de Lacassagne : «  pièces anatomiques, pièces à conviction, etc. »441, qui constituent « la synthèse des affaires médico-judiciaires de la région lyonnaise pendant ces […] dernières années »442. En effet, « après chaque autopsie, les pièces qui offrent quelque intérêt sont soigneusement préparées et conservées, les unes à l’état sec, les autres dans l’alcool »443. On peut en dresser un macabre inventaire à la Prévert, depuis la « série de pièces relatives au fœtus et au nouveau-né : squelettes d’embryon à divers âges ; pièces avec blessures variées que l’on constate dans les cas d’infanticide (fractures du crâne, coups d’ongle sur les téguments, etc.) ; cordons ombilicaux diversement sectionnés ou déchirés ; mutilations dans les cas de dépeçage ; instruments employés par les avorteuses ; crânes et ossements d’enfants d’âges et de sexes connus, etc. »444, jusqu’à la « vitrine principale […] celle des coups et blessures »445, en passant par les « pièces relatives aux questions de viabilité : monstruosités, etc. ». Le musée expose des collections de « blessures par instruments piquants et tranchants, par coups de feu ou corps contondants quelconques » sous formes de pièces moulés, photographiées ou dessinées ; des collections de « projectiles avec les déformations spéciales qu’ils ont subies en traversant les tissus » ; et les armes les plus diverses : « révolvers, pistolets, canifs, couteaux, rasoirs, marteaux, bêches, haches, instruments professionnels ». Enfin, y est conservée « une curieuse collection de cordes ou liens de pendus et une magnifique collection de 2.000 tatouages »446, « une quantité de photographies de criminels, des cartes et des graphiques de statistique, et les observations de tous les rapports et des autopsies faites au laboratoire »447. « Toutes ces pièces sont divisées d’après l’âge, le sexe, l’identité, les différents genres de mort (suicide, accidentelle ou homicide) »448.

Les modalités d’entrée de ces pièces dans les collections du musée sont diverses, au gré des trouvailles, des donations ou des envois. Ce sont autant de témoins de l’activité professionnelle du légiste lyonnais : « M. Lacassagne a recueilli, peu à peu, au fur et à mesure des expertises judiciaires qui lui étaient confiées, les nombreuses pièces anatomiques et autres qui remplissent son musée »449. On a par ailleurs retrouvé, au cours du dépouillement de la correspondance de Lacassagne conservée au fonds anciens de la Bibliothèque municipale un « Autographe de Victor Ardisson, le Vampire du Muy. Donné au Laboratoire de Médecine Légale de la Faculté de Médecine par M. Epaulard, le 29 novembre 1901 »450. Il s’agit en l’occurrence quelques lignes manuscrites, à la graphie particulièrement maladroite et à l’orthographe plus qu’approximative :

‘« Marseille 1895 quand jé tée de garde à la prison militaire je laconsighne de pa fère soti personne jé criée 3 fois at tela ou trement jé fé feu à la proudiérre je la conssigne de ferre an trée personne an fument ôtrement ja vée le droi de anvoillet un cou de fusil à le cel que soi, Draguignan le 27 novembre 1901. Signé : Ardisson Victor ».’

On sait le goût de Lacassagne pour les autographes de criminels ou pour les tatouages, et on lui en adresse donc. On trouve ainsi dans le fonds Lacassagne l’album d’un tatoueur lyonnais, qui est en fait un carnet de croquis à la mine de plomb451. Une mention manuscrite à l’intérieure précise : « Dr A. Batut. Médecin major de 2e classe. Répétiteur à l’Ecole du Service de santé militaire de Lyon. Don au Laboratoire de Médecine Légale de la Faculté. 13 février 1897 ». Et parfois ce sont les tatoués eux-mêmes qui adressent à Lacassagne des relevés de ces stigmates intimes. Un prisonnier tatoué de la prison Saint-Paul de Lyon écrit ainsi au médecin, en octobre 1908 :

‘« … Comme je sai que vous ête amateur sur les tatouages qui ont de valeur, et auquel mavé déjà visité il y a 4 ans. Je voudrai vous demandez si vous pouviez avoir un momen a vou pour venir mevoir a la prison St Paul, vu que jaurai une communication avec vous ou plutot une offre, si vou le désirrier bien » (sic)452. ’

On a là un premier indice de cet étrange rapport qu’Alexandre Lacassagne entretient avec la marginalité sous toutes ses formes. Le médecin lyonnais a même son « chineur », ainsi qu’il le surnomme lui-même453 : cet homme lui rendait régulièrement visite, de bon matin, pour lui proposer les objets qu’il avait récemment dénichés. La constitution des collections est donc tout à fait empirique, et c’est une entreprise collective. Un courrier révèle ainsi la participation active qu’y prend le docteur Edmond Locard. Il suggère « de commencer par l’exécution de nombreuses empreintes de mains, de pieds, et de chaussures, et par des épreuves dactyloscopiques suivant les diverses méthodes »454, et ajoute « qu’il y aurait intérêt à collectionner ce qui concerne les fraudes alimentaires (nous avions parlé d’une collection de champignons vénéneux) »455. Voilà qui explique aisément l’impression d’éclectisme, sinon de désordre, que peut donner l’aperçu de ces collections, dont aucun inventaire réel n’a d’ailleurs jamais été dressé.

Toutes ces pièces, enfermées dans des vitrines largement éclairées, doivent permettre les démonstrations du maître et la formation des étudiants. La finalité de ces collections, c’est l’enseignement. Étienne Martin y insiste dans sa leçon inaugurale du cours de médecine légale, en 1913, car « l’éducation médico-légale n’est pas aussi facile à obtenir qu’en clinique »456. En effet, alors que l’on retrouve chaque année, des cas cliniques susceptibles d’être présentés aux étudiants dans les hôpitaux, il peut arriver « en médecine légale, [que] nous rest[i]ons quelquefois plusieurs années sans retrouver dans notre pratique des exemples typiques de strangulation, d’empoisonnement ou de blessure »457, et c’est pour pallier cette lacune que le recours aux photographies, notamment, est très utile. Les collections de photographies et autres pièces anatomiques doivent permettre de « présenter [aux étudiants] dans l’espace de temps consacré à l’étude de la médecine légale, l’ensemble des connaissances pratiques qu’[ils doivent] acquérir »458, tant il est vrai que « les élèves […], en ayant sous les yeux des exemples qui pénètrent mieux leur esprit »459, peuvent tirer le meilleur parti de ces collections. En cela, il se conforme d’ailleurs parfaitement au serment d’Hippocrate460 : en véritable praticien influencé par le positivisme et l’idée d’un progrès qui doit gagner tous les domaines de la société et qui, à terme, doit bonifier l’individu lui-même, il considère comme de son devoir de transmettre son savoir aux futurs médecins. C’est à cette fin que les collections aujourd’hui conservées à l’université Claude Bernard-Lyon 1 sont alors constituées, afin d’entraîner les étudiants à l’observation médico-légale est « la clef de l’exercice de [cet] art » 461.

Notes
395.

Étienne Martin, op.cit., 1913, p.20.

396.

Parmi les publications : Albert Florence, « Les tâches de sang au laboratoire de médecine légale », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1901, p.255-269.

Soulignons que tous les travaux du professeurs Lacassagne, de ses élèves, et les thèses faites au laboratoire sont réunies chaque année en un volume, sous le titre de Travaux du laboratoire de médecine légale de Lyon, qui compte déjà 10 volumes en 1890.

397.

Étienne Martin, op.cit., p.22.

398.

Charles Masson, Essai sur l’historique et le développement de la médecine légale, Lyon, Impr. Chanoine, 1884, p.91. [BML FA 135420]

399.

Idem.

400.

Idem.

401.

Charles Masson, op.cit., 1884,  p.91.

402.

Lacassagne consacre deux articles au sujet dans les Archives de l’anthropologie criminelle, en collaboration avec le docteur Étienne Martin, en 1899 et en 1900.

403.

Alexandre Lacassagne et Étienne Martin, « De la docimasie hépatique », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1899, p.54.

404.

Alexandre Lacassagne et Étienne Martin, op.cit., 1899, p.54.

405.

Jacques Poirier & Françoise Salaün, Médecin ou malade ? La médecine en France au XIXe et XXe siècles, Paris, Masson, 2001, p.199.

406.

Charles Masson, op.cit., 1884, p.87.

407.

Voir notamment, pour ce qui concerne la médecine : Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale [1865], Paris, Flammarion, 1984, 318 p.

408.

Bruno Bertherat, La Morgue de Paris au XIXe siècle (1804-1907). Les origines de l’Institut médico-légal ou les métamorphose de la machine, Doctorat à l’Université Paris I sous la direction d’Alain Corbin, 2002, p.586.

409.

Alexandre Lacassagne, Les médecins experts et les erreurs judiciaires, Lyon, Storck, 1897, p.15. BML FA 132667

410.

Alexandre Lacassagne, Rapport. Concours pour l’Églantine d’or. Jeux floraux de la comtesse Mathilde, Lyon, Rey, 1913, 13 p. BML FA 135759

411.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1913, p.4. Cette filiation intellectuelle est déjà ancienne alors. Ainsi, dès 1876, Alexandre Lacassagne convoque Claude Bernard pour donner une définition de l’hygiène dans son Précis d’hygiène privée et sociale, Paris, Masson, 1876, p.2. BML FA 427889

412.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1913, p.5.

413.

Lettre datée du 1er mars 1890 [BML Ms5174]

414.

Lettre du Dr Émile Duponchel, 19 février 1891. [BML Ms5174]

415.

Charles Masson, op.cit., Lyon, 1884, 94 p. On note le plan complètement positiviste adopté par ce médecin, qui divise son étude de la médecine légale 3 moments : période fictive, puis abstraite, et enfin positive.

416.

Charles Masson, op.cit., 1884, p.86-87.

417.

Charles Masson, op.cit., 1884, p.69.

418.

Charles Masson, op.cit., 1884, p.87.

419.

« Le musée du laboratoire de médecine légale à Lyon », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1890, p.365.

420.

Charles Masson,1884, p.87.

421.

Bruno Bertherat, op.cit., 2002, p.588.

422.

Charles Masson,1884, p.87.

423.

Charles Masson,1884, p.87.

424.

Étienne Martin, op.cit., 1913, p.4.

425.

Dr Jacques-Élie Mesnier, op.cit., 1881, p.5.

426.

Étienne Martin, op.cit., 1913, p.8.

427.

Étienne Martin, op.cit., 1913, p.8.

428.

Étienne Martin insiste sur ce point : « ces collections, à part l’intérêt rétrospectif qu’elles présentent, ont pour but principal de servir à l’enseignement ». Étienne Martin, op.cit., 1913, p.8.

429.

Paul Brouardel, « Du service des autopsies médico-légales à la morgue », Archives générales de médecine, 1878, p.11. BML FA 139787

430.

Paul Brouardel, op.cit., 1878, p.13.

431.

« L’enseignement de la médecine légale à Lyon », Le Petit Journal, 1891.

432.

Alexandre Lacassagne, « L’école du service de santé militaire », op.cit., 1889, p.128.

433.

« Le musée du laboratoire de médecine légale à Lyon », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1890, p.365.

434.

Cité par Jean Normand dans « Médecine. Le Musée d’Histoire de la Médecine et de la Pharmacie », in Club. Le magazine de l’Université Claude Bernard Lyon 1, n°12 : Spécial Patrimoine, juillet 2006, p.17.

435.

op.cit., in Archives de l’anthropologie criminelle, 1890, p.364.

436.

Cité dans « L’enseignement de la médecine légale à Lyon », Le Petit Journal, 1891.

437.

Lettre d’Alphonse Marchegay, Lyon, 25 février 1894. [BML Ms 5174]

438.

op.cit., in Archives de l’anthropologie criminelle, 1890, p.365.

439.

Le rapprochement entre ces catégories fort diverses indique déjà la commune réprobation dont ces populations sont l’objet.

440.

Charles Masson, op.cit., 1884, p.88.

441.

op.cit., in Archives de l’anthropologie criminelle, 1890, p.365.

442.

Idem.

443.

Charles Masson, op.cit., 1884,  p.88.

444.

op.cit., in Archives de l’anthropologie criminelle, 1890, p.365-366.

445.

op.cit., in Archives de l’anthropologie criminelle, 1890, p.366.

446.

Idem.

447.

Charles Masson, op.cit., 1884, p.88.

448.

Charles Masson, op.cit., 1884, p.87.

449.

op.cit., in Archives de l’anthropologie criminelle, 1890, p.365.

450.

Lettre du Dr Épaulard, le 29 novembre 1901. [BML Ms 5174]

451.

« Album d’un tatoueur lyonnais » [BML FA Ms 5254 et 5255]

452.

On a respecté l’orthographe originelle. « Album d’un tatoueur…» [BML FA Ms 5254 et 5255]

453.

L’anecdote, relatée par sa petite-fille Mme Muller, est rapportée par Laurence Vèze et Frédéric Charvet, « Lacassagne collectionneur », in Université Claude Bernard – Lyon 1, Conférences d’histoire de la médecine. Cycle 1996-1997, Collection fondation Marcel Mérieux, Lyon, 1997, p.118.

454.

Lettre d’Edmond Locard, Hotel royal Danieli, Venise, 10 mai 1888. [BML Ms 5174]

455.

Lettre d’Edmond Locard, op.cit. [BML Ms 5174]

456.

Étienne Martin, Leçon inaugurale du cours de médecine légale de Lyon, 17 novembre 1913, Lyon, Rey, 1913, p.8. [BML FA 135761]

457.

Étienne Martin, op.cit., 1913, p.8. [BML FA 135761]

458.

Idem.

459.

Charles Masson, op.cit., 1884,  p.88. [BML FA 135420]

460.

« Je ferai part de mes préceptes, des leçons orales et du reste de l’enseignement à mes fils, à ceux de mon maître et aux disciples.... », selon la traduction qu’en donne Émile Littré.

461.

Idem. C’est Étienne Martin qui souligne.