II. Le milieu d’Alexandre Lacassagne

‘« La science, considérée comme un projet qui se réalise progressivement, est tout aussi subjective et psychologiquement conditionnée que n’importe quelle autre entreprise humaine ».
(Albert Einstein).’

Alexandre Lacassagne est le chef de file de l’école lyonnaise de criminologie, encore appelée « école du milieu social », qu’on oppose parfois un peu rapidement à l’école positiviste italienne menée par Cesare Lombroso et qu’on résume, trop facilement, à quelques aphorismes dont Alexandre Lacassagne avait le secret722. Il ne s’agit pas ici de revenir sur cet antagonisme entre les deux grandes écoles de criminologie, française et italienne, ni de souligner que leurs positions, pour divergentes qu’elles soient, ne sauraient être aussi grossièrement opposées723. En revanche, cette notion de milieu, si chère à Lacassagne et centrale dans sa pensée, nous apparaît pertinente pour poursuivre cette étude. Concept sociologique par excellence, le « milieu » doit être défini comme « l’environnement d’un sujet individuel ou collectif »724. Cette définition très large se précise par l’ajout d’un adjectif : on parle alors de milieu politique ou milieu culturel, de milieu professionnel ou familial. Il faut distinguer le « milieu » du « réseau », auquel nous nous intéresserons ensuite. Le milieu, que Jean-François Sirinelli désigne par une métaphore sous le terme de « microclimat », renvoie à une acception spécifique de la sociabilité : on y baigne, cependant que le réseau structure. Le « milieu » renvoie à une sociabilité au quotidien, peu différente de la simple contiguïté par voisinage (géographique, sociologique, ou démographique). Il doit donc être étudié à grande échelle, au niveau local. La sociabilité se caractérise par « la régularité relative d’un mode relationnel et l’intériorisation de normes de comportement pour un groupe donné »725. C’est l’environnement quotidien de Lacassagne, sa famille d’abord, ses amis et ses relations, mais aussi la Gemeinschaft de la sociologie allemande (la community anglaise), une « instance de consécration et de légitimation » au niveau institutionnel (académies, organismes universitaires et de recherche, conseils et commissions), ou professionnel (colloque, jurys, associations corporatives, syndicats). Il s’agit donc ici de resituer Alexandre Lacassagne dans ce milieu dont il considérait qu’il pouvait induire tant de choses, le milieu social et professionnel dans lequel il évolue, et dont le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne lui est rien moins que naturel. En effet, il y a loin du fils aîné d’un modeste hôtelier de Cahors au médecin légiste de renom que l’on sait, figure essentielle de la vie médicale lyonnaise de la Belle Époque. En dépit de cette origine, Alexandre Lacassagne fait partie intégrante de la caste des médecins lyonnais. On a vu comment il s’y était fait une place, par son mariage avec Madgeleine Rollet, Vve Guilliermond. Il en reçoit les membres les plus éminents, entretenant avec eux des relations plus ou moins étroites. Il faut mesurer combien il a compris les règles de fonctionnement et intégré les normes de comportement de cette bourgeoisie lyonnaise en rendant compte, autant que possible, de son organisation familiale, de son mode de vie. On ne conserve que peu de traces de cette sociabilité plus ou moins informelle du quotidien qui devait peut-être passer par le téléphone726, mais surtout par des échanges de billets qui n’ont pas toujours été archivés. Toutefois, la manie de la conservation d’Alexandre Lacassagne nous est d’un grand secours, et permet parfois de saisir au plus près certains de ces moments de sociabilité ordinaire. Dans le fonds conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon, on a pu retrouver quelques 219 cartes de visites dont certaines porteuses de messages tout à fait anodins. Ainsi en date du 26 avril 1890, l’avocat Charles Jacquier demande-t-il : « Cher Docteur. Seriez-vous par hasard à 9 heures chez vous ? En ce cas je viendrai vous trouver plutôt qu’après déjeuner. Je vous expliquerai pourquoi. Mais le déjeuner tient toujours pour 10 h ½. »727. Ces petits riens du quotidien, nous en avons donc une trace, qui permet de reconstituer l’ordinaire d’Alexandre Lacassagne, ce à quoi nous nous livrerons dans un premier temps, en tâchant de dresser le portrait du médecin en famille, puis en notable lyonnais. C’est ensuite l’analyse du milieu scientifique dans le cadre duquel Lacassagne développe ses théories qu’il faudra mener, afin de répondre aux questions suivantes : Quelle place tient-il dans la pensée scientifique de son temps ? Quelles sont ses positions par rapport aux grands débats qui agitent la communauté scientifique de l’époque, notamment l’évolutionniste ou la phrénologie ? Adhère-t-il à la philosophie positiviste dont on sait l’influence qu’elle exerce tout au long du XIXe siècle ? Est-il avant-gardiste ou suiveur ? chef d’école ou franc-tireur ? Bref, comment s’insère-t-il dans les milieux scientifiques de son temps ? Enfin, c’est la notion de « milieu » au sens criminologique du terme où l’entend Lacassagne qu’il nous faudra analyser, afin de rendre justice à sa pensée, trop souvent simplifiée à l’excès.

Notes
722.

Le plus connu est, sans doute, celui-ci : « Le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité », in Alexandre Lacassagne, « Les transformations du droit pénal et les progrès de la médecine légale de 1810 à 1912 », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1913, p.364.

723.

Sur ce point, voir les mises au point suivantes :

Patrick Colin, « Approche historique et sociologique du milieu carcéral en France : comment comprendre les difficultés d’ouverture de la politique pénitentiaire française (1789-1945) », in Análise Psicológica, 2002, 3 (XX), p.297-306.

Henri Souchon, « Alexandre Lacassagne et l’École de Lyon. Réflexions sur les aphorismes et le concept de “Milieu social” », in Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1974, Tome XXIX, n°3, p.533-559.

Marc Renneville, « La réception de Lombroso en France », Laurent Mucchielli (dir.), op.cit., 1995, p.107-135.

724.

« Milieu », Dictionnaire de sociologie, André Akoun et Pierre Ansart (dir.), Paris, Le Robert / Seuil, 1999, p.341.

725.

Michel Trebitsch, « Avant-propos : La chapelle, le clan et le microcosme », Cahiers de l’ISH n°20 : « Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux », mars 1992, sous la direction de Nicole Racine et Michel Trebitsch, p.13.

726.

L’annuaire lyonnais du Tout-Lyon (consulté pour les années 1911, 1914, 1916, 1917, 1920 et 1924) et l’Indicateur Bertrand (consulté pour les années 1915, 1917, 1920, 1922, 1924) n’indique cependant pas de numéro de téléphone pour joindre Alexandre Lacassagne à son domicile de la place Raspail ou dans sa résidence estivale de la Léva à Villerest (Loire), alors que l’invention mise au point en à la fin des années 1870 commence à faire son apparition dans les foyers (à raison toutefois de seulement un abonné pour 183 habitants en France en 1912). La consultation des mêmes sources nous apprend toutefois que le Dr Étienne Rollet, gendre de Lacassagne, a le téléphone depuis 1911 au moins.

727.

Collection de cartes de visites. [BML FA s.c.]