1. La délicate définition de la notion de sociabilité

« Généralisée par les historiens comme catégorie reconnue dans les sciences sociales au début des années 1970 à la suite d’E. Le Roy Ladurie et M. Agulhon, […] la sociabilité est redéfinie alors comme “aptitude générale d’une population à vivre intensément ses relations publiques” »728. C’est cette acception que retient Maurice Agulhon en 1977729, considérant alors la sociabilité comme une notion duelle. La définition qu’il en donne renvoie à l’histoire des mentalités d’une part, et à l’histoire des associations d’autre part. Et il la tient pour le « support social de l’élaboration de formes modernes de politisation »730, c’est-à-dire qu’elle permet d’explorer les conditions de constitution d’un espace de débat public et démocratique, qui est de l’ordre du politique sans entrer dans les formes du politique, sinon pour les préparer et les préfigurer. Cette approche fondamentalement politique du concept de sociabilité est féconde, et explique sa pénétration et son succès en histoire moderne et contemporaine, notamment en histoire culturelle. Le concept fait d’ailleurs l’objet de recherches suivies et récentes. Le colloque national du patrimoine écrit qui s’est tenu à Roanne en octobre 2005 s’intitulait ainsi : « Les archives de la sociabilité », et adoptait une définition volontairement très élargie de la notion de sociabilité, soulignant même que cette notion « recouvre […] désormais un territoire très étendu qui va de l’étude des cercles bourgeois à celle des salons littéraires et politiques, du rôle du spectacle de rue sous l’Ancien Régime à celui des cabarets et des clubs à la veille de la Révolution française ou, plus largement, des cafés du XVIIe siècle à nos jours, sans oublier l’immensité du champ associatif... »731. Cette définition apparemment extensible à l’infini pose évidemment problème, car si elle est volontairement « à géométrie variable » dans les analyses de Jean-François Sirinelli732, elle risque fort de s’en trouver considérée comme vague, floue, et partant comme non-opérationnelle. C’est une formulation sociologique passe-partout désignant un « groupement permanent ou temporaire, quel que soit son degré d’institutionnalisation, auquel on choisit de participer »733. Y recourir, c’est insister sur la petite taille du milieu considéré – un « petit monde étroit », disait Sartre – sans faire usage des catégories de la sociologie des petits groupes, et en mettant en avant les notions de « solidarité » ou même celles, plus psychologisantes, d’amitié ou d’hostilité, ce qui est délicat dans le cadre d’un travail historique, car il est difficile d’apprécier la nature des relations qui transparaissent dans les archives d’Alexandre Lacassagne qui nous sont parvenues. La formalité des écrits donne peut-être une impression de distance qui ne correspond pas à la réalité, et dont il faut se garder, notamment pour évaluer les relations intra-familiales, les rapports parents / enfants entre autres, qui ont tellement changé depuis la fin du XIXe siècle. A contrario, les protestations d’amitié de certains des correspondants de Lacassagne sont parfois difficilement interprétables. On ne saurait sérieusement s’y risquer, car peut-on réellement apprécier la profondeur d’une relation amicale sur la seule base d’une carte de visite qui souligne l’ « affectueux soutien »734 dont Lacassagne a fait preuve à l’égard d’Ernest Cuaz, conseiller à la cour d’appel de Lyon, ou à partir de cette lettre signée d’Henri Molliée qui fait mention de la « bonne amitié » qui le lie à Alexandre Lacassagne ? On en sait finalement assez peu sur l’intimité du médecin légiste lyonnais, et il nous semble peu intéressant de tenter coûte que coûte de la reconstituer. Cependant, cette notion de « sociabilité » nous apparaît fonctionnelle pour mener à bien une analyse des relations entretenues par Alexandre Lacassagne au plan local, pour peu qu’on s’entende fermement sur le sens à donner à ce terme. C’est finalement l’acception sociologique que nous retiendrons ici, entendant la sociabilité comme « l’ensemble des relations sociales effectives, vécues, qui relient l’individu à d’autres individus par des liens interpersonnels et/ou de groupe »735. Ce peut être une sociabilité formelle, organisée, ou informelle et spontanée, collective (impliquant plus de deux personnes) ou interindividuelle (entre deux individus seulement), plus ou moins intense, de travail, de voisinage ou de famille. Du reste, ces distinctions ne sont pas toujours pertinentes pour la période qui nous intéresse. On y reviendra.

Notes
728.

Carole-Anne Rivière, « La spécificité française de la construction sociologique du concept de sociabilité », Réseaux, 2004/1, n°123 p.209-210.

729.

Maurice Agulhon, Le cercle dans la France bourgeoise : 1810-1848. Étude d’une mutation de la sociabilité, Paris, A. Colin, 1977, 105 p.

730.

Michel Trebitsch, op.cit., mars 1992, p.18.

731.

Présentation en ligne du colloque « Les archives de la sociabilité. Colloque national du patrimoine écrit, Roanne, 20-21 octobre 2005 ». http://www.liens-socio.org/article.php3?id_article=820 [Consulté le 17 décembre 2007]

732.

Jean-François Sirinelli, op.cit, 1994, 721 p.

733.

Michel Trebitsch, op.cit., mars 1992, p.12.

734.

Toutes les citations sont tirées des documents rassemblés dans le fonds Lacassagne, soit dans la correspondance classée sous la cote Ms 5174, soit dans la collection de cartes de visites qui n’est pas cotée.

735.

Claire Bidart, « Sociabilités : quelques variables », in Revue française de sociologie, 1988, p.623.