En dépit de l’absence d’un modèle bourgeois au sens strict, les notables lyonnais se conforment à un certain nombre de règles. Le code de bonne conduite local diffère peu de celui reconnu par la bourgeoisie hexagonale : il faut respecter les règles de bienséance et prévenir les critiques en se conformant, toujours, aux usages. Ni vue, ni connue, la culture bourgeoise se veut discrète et solide, « synthèse entre la culture monarchique inégalitaire et celle du juste milieu qui imprègne la République, en dépit des mythes niveleurs la fondant en principe »815. C’est le degré d’intégration d’Alexandre Lacassagne à ce milieu, sa maîtrise des codes spécifiques de cette culture qu’on veut à présent mesurer.
Premier indice de notabilité : le logement. « Les deux caractéristiques de l’habitat bourgeois à Lyon sont une forte concentration et une surface importante, toutes deux facteurs de vie sociale »816. Un notable est un homme qui a des relations. Il a besoin de les activer régulièrement et de les entretenir, donc de rendre des visites et de recevoir. Il doit jouir d’une certaine visibilité dans la ville. En conséquence, il doit habiter le centre ville [Fig.21] et le fréquenter, règle à laquelle Alexandre Lacassagne se plie sans doute de bonne grâce, d’autant qu’il vit ainsi à proximité de son lieu de travail. On lui connaît ainsi trois adresses successives : 58 rue de la Charité, puis 8 rue Bourbon817 de 1884 à 1889, et enfin 1 place Raspail818.
Si les deux premières sont situées dans l’hypercentre, la dernière en revanche trahit sans doute la volonté de se rapprocher de son lieu de travail, la Faculté de médecine, installée sur le Quai de la Vitriolerie, en rive gauche du Rhône. Cette localisation, un peu à l’écart de la géographie patricienne décrite par Catherine Pellissier819 non loin du quartier de la Guillotière qui est alors considéré comme « mal fâmé, peuplé d’apaches »820 et reste longtemps un faubourg qui « accueille les voyageurs, héberge les pèlerins et les soldats que la ville de Lyon n’entend pas loger »821 est plus marginale, mais les quais, fût-ce en rive gauche, sont des espaces bourgeois. Au moins Lacassagne ne déroge-t-il pas, tout en s’installant à proximité de sa chère Faculté et de ses sujets d’étude favoris, les criminels. Il a ses habitudes dans ce quartier :
‘« Tous les matins, pour peu que le temps fut “sortable”, on [est] sûr de rencontrer le professeur Lacassagne, accomplissant d’un pas assuré, sa promenade des quais, du pont Wilson au pont de l’Université. Souvent un ancien disciple ou bien un de ces journalistes dont il fut si longtemps la providence souriante et généreuse, le salu[e], [va] à lui »822.’Ces promenades urbaines auxquels il se livre avec assiduité sont un signe supplémentaire de l’adhésion d’Alexandre Lacassagne au mode de vie des bourgeois lyonnais. Ces pérégrinations ont des règles précises et des lieux de prédilection : il s’agit sans doute de faire un peu d’exercice, mais aussi – surtout – de se donner à voir dans l’espace public, afin de susciter d’éventuelles rencontres. La promenade est un moment d’échange et d’information privilégié.
On ne sait que peu de choses de l’intérieur de la famille Lacassagne, mais on imagine qu’il est également plus ou moins conforme aux attentes bourgeoises du temps. Lacassagne était collectionneur : « il avait un goût passionné pour les œuvres d’art. Sa collection de tableaux est fort belle »823. On ne dispose malheureusement d’aucun inventaire permettant de mieux la connaître, voir de l’évaluer. En matière d’ameublement, les rares photographies de l’époque ne permettent pas de dire grand chose. À l’occasion de la visite de la maison de Villerest, on a pu prendre quelques clichés du salon « à la russe » [Fig.22], tout à fait dans le goût de la fin du XIXe siècle, marqué par un « pêle-mêle fou des époques et des civilisations »824.
En termes de capacité de réception, l’appartement d’un notable lyonnais doit être vaste : salon, petit salon, salle à manger, cabinet, bureau de monsieur, etc. [Fig.23], d’autant plus que, dans le cas d’Alexandre Lacassagne, c’est aussi un espace professionnel. L’annuaire signale que le médecin reçoit « de 8 h à 10 h »825. L’après-midi semble consacré aux charges d’enseignement. La caractéristique majeure du mode de vie bourgeois, c’est sans doute sa régularité. Au détour de notes manuscrites diverses, on trouve ces recommandations qui permettent de mesurer celle de la vie d’Alexandre Lacassagne :
‘« si on a un ouvrage ou un mémoire sur le chantier, de 8 heures à 11 heures, réflexion et travail d’écriture ; de 11 heures à midi, promenade à pied ; de midi à 2 heures, repas, café, causerie de famille ; de 2 à 4 heures, promenade digestive, ou en cas de mauvais temps, travail de cabinet ; de 4 à 7, promenade avec rumination des choses vues ou lues dans la journée. […]. Si ce n’est pas trop dispendieux, on peut avoir un lecteur pendant une ou deux heures »826.’Voilà le rythme auquel vit Alexandre Lacassagne quand il est en vacances, ou une fois retraité. C’est bien celui d’un patricien. Il passe ainsi de longues heures à sa table de travail, au milieu de ses livres, en « passionné lecturier », comme il aime lui-même à s’intituler. Car « une Bibliothèque moderne est mieux encore qu’un Musée de livres ; c’est un véritable restaurant où le Cerveau s’alimente »827. La fréquentation assidue de la bibliothèque d’Alexandre Lacassagne permet de saisir ses pratiques personnelles de lecture. C’est un lecteur particulièrement attentif : au détour d’une page, on croise ainsi un vers latin dont il a corrigé la traduction proposée par l’auteur828. Dans son exemplaire de La religion des lettres d’Albert Collignon, de nombreuses annotations manuscrites nous en apprennent encore davantage : « Ne lisez jamais un livre sans prendre de notes » lit-on page 195, car « pour lire avec fruit, il faut avoir la plume ou le crayon à la main et noter toutes les idées neuves que l’on rencontre ou toutes celles qui corroborent celles que nous avions déjà acquises ». Et plus loin : « Prenez avec vous-même la résolution de ne jamais laisser sortir de vos mains, sans profit, c’est-à-dire sans résultat écrit, aucun livre lu, parcouru, ou du moins sur lequel vos yeux se seront arrêtés quelques temps ». Les multiples annotations dont sont couverts nombre d’ouvrages de la collection Lacassagne, ainsi que ses notes manuscrites qui ont été conservées, nous montrent combien il appliquait rigoureusement ce principe.
C’est un grand travailleur, et même « un bourreau de travail », si l’on en croit le témoignage d’Edmond Locard :
‘« Mon maître était un bourreau de travail. Être à son service laissait peu de place aux distractions. Ainsi, certain jour que je l’accompagnais, nous fûmes surpris par un violent orage qui nous incita à nous réfugier dans un abri des omnibus. La pluie redoubla et mon Lacassagne prit tout de suite une décision : “Ne perdons pas notre temps à ne rien faire. J’ai ici dans ma serviette des brochures étrangères […] Lisez cela rapidement et faites-m’en un compte-rendu succinct, le temps de l’orage s’éloigne”. Ainsi fis-je, ainsi ai-je trouvé mon chemin de Damas »829. ’Outre l’appartement de centre ville, la maison de campagne est un attribut essentiel de la bourgeoisie et un complément obligé du domicile urbain : le rythme saisonnier est très marqué dans les classes bourgeoises, à Lyon comme ailleurs. Et là encore, la famille Lacassagne ne fait pas exception. L’adresse de villégiature est indiquée dans le Tout-Lyon : ils sont à la Leva, les Guilliermond sont à Écully, Hugounenq, le doyen de la Faculté de médecine, en Côte d’Or, etc. On déserte Lyon pendant l’été, et on prend ses quartiers à la campagne, non loin de la ville toutefois, principalement dans les Monts d’Or. Alexandre Lacassagne aime ces séjours champêtres. En juin 1915, guerre oblige, il doit rester à Lyon, et le déplore dans un courrier qu’il adresse alors à son fils Jean, qui est au front : « J’aurai besoin de deux à trois mois passés à Villerest, avec vous tous et alors je reviendrai à mes habitudes ordinaires »830. Il y trouve la fraîcheur et le repos. « Je ne crois pas avoir le courage d’affronter les chaleurs de juillet et d’août », écrit-il à Gabriel Tarde en mai 1890831. « Probablement je me réfugierai avec mes enfants à Villerest : j’aurai moins chaud et la Loire sera tout le temps à ma portée ». Mais ce séjour n’est pas solitaire. La campagne est le lieu d’une sociabilité horizontale : on se fréquente entre gens du même monde, on reçoit parents et amis pour des séjours plus ou moins longs. Le docteur Florence écrit en ces termes, à une date indéterminée, à Lacassagne pour refuser son invitation : « Vous savez comme nous aimons la familiale hospitalité de Villerest, où d’ailleurs tant de souvenirs nous rappellent, mais il m’est impossible de quitter une seule journée Lyon ». Preuve que la demeure estivale n’est pas une retraite et qu’elle a ses habitués. Le 25 août 1894, un certain « G. Roux » précise ainsi à Lacassagne : « Mettant à profit votre gracieuse invitation j’arriverai à Roanne lundi prochain, 27 août, par le train de 10 h 54 du matin, et je me ferai de suite conduire à Villerest. Je passerai l’après-midi auprès de vous et suivant l’heure des trains je vous demanderai l’hospitalité de la nuit ». À la Léva, Lacassagne reçoit et travaille. Francis Voizard, un de ses anciens thésards, lui écrit ainsi, le 1er octobre 1912, qu’il « espère toujours entreprendre le voyage de Villerest »832 et voir son vieux maître avant la rentrée universitaire. Heureusement d’ailleurs que la retraite campagnarde n’est pas oisive, car la saison estivale se prolonge assez tard. Ainsi, en date du 15 septembre 1894, le docteur Cazeneuve nous apprend-il par son refus de l’y rejoindre que Lacassagne est encore dans la Loire à cette époque : « Nous allons probablement déménager. […] C’est encore un motif qui nous empêche d’aller nous reposer agréablement près de vous à Villerest ». On ne rejoint la ville qu’à la fin septembre. Le 22 septembre G. Roux écrit ainsi à Lacassagne : « J’ai apporté de Champeix le petit volume dont je vous avais parlé sur les aquariums. Désirez-vous que je vous l’adresse à Villerest ? ou préférez-vous que je vous le remette ici puisque vous ne devez pas tarder à rentrer ? ».
Outre la localisation et la capacité d’accueil de ses logements à la ville et à la campagne, Alexandre Lacassagne se conforme également aux usages en matière de fréquentation : les visites permettent d’entretenir les liens familiaux et amicaux. Les dames ont leur « jour », un après-midi par semaine lors duquel elles reçoivent l’ensemble de leurs relations féminines. Dans les annuaires du Tout-Lyon, le jour de réception hebdomadaire est mentionné en face du nom de famille. Mais à compter de 1893, date du décès de Madame Lacassagne, on reçoit sans doute moins place Raspail. Au moins le médecin trouve-t-il davantage le temps de travailler, affranchi qu’il est d’un certain nombre d’obligations mondaines dont il déplore le caractère chronophage. Le calendrier des mondanités n’en conserve pas moins ses temps forts, que l’on retrouve dans la correspondance qui nous est parvenue. Elle contient ainsi de nombreuses réponses à des vœux adressés à l’occasion de la nouvelle année. En janvier 1890, le « Docteur Alcide Treille. Ancien député. Professeur à l’École de Médecine. […] 92 Boulevard Raspail, Paris […prie Alexandre Lacassagne] d’agréer les vœux bien sincères [qu’il] forme à l’occasion de la nouvelle année, pour [lui], pour madame Lacassagne et pour [leurs] enfants »833. Et ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres : le Nouvel An apporte une recrudescence des obligations mondaines dans une année qui en compte déjà de nombreuses. Chaque membre du patriciat doit alors rendre visite à l’ensemble de ses relations, ce qui en fait un véritable marathon834. Les visites sont un puissant indicateur de notoriété et de sociabilité, et une obligation à laquelle on ne saurait se soustraire sans s’exclure de la bonne société. Et, là encore, la correspondance de Lacassagne est révélatrice de son respect des usages. Charles Jacquier confirme ainsi sa venue le 26 avril 1890, précisant que « le déjeuner tient toujours pour 10 h ½ ». Edmond du Mesnil souligne « l’accueil si bienveillant » qui lui a été fait. Woldemar de Prjevalsky « [se] souvien[t] souvent de l’accueil charmant que [il a] trouvé chez [lui] à Lyon ». Le 17 mars 1890, Paul Brouardel confirme ainsi : « je déjeunerai donc chez vous si cela vous agrée mercredi à midi ». Le 8 mars 1891, M. Laurent s’interroge en ces termes : « Puis-je espérer que […] vous me ferez l’honneur d’accepter mon invitation à dîner pour le dimanche 5 avril à midi ? ». Enfin, on retrouve dans le fonds Lacassagne un certain nombre d’invitation pour des banquets, institution typique du XIXe siècle, qui remplissent un rôle important dans l’élaboration et l’entretien des sociabilités patriciennes. En mai 1902, le médecin lyonnais reçoit une invitation libellée en ces termes :
‘« Paris, le 9 César 114 (1er Mai 1902)Ces banquets sont des manifestations de la vitalité du groupe qui les organise. Ils se déroulent le plus souvent à l’issue de l’assemblée générale annuelle d’une de ces nombreuses associations au sein desquelles les notables lyonnais se retrouvent, et qui calquent leur implantation sur la géographie patricienne, ce qui permet aux sociétaires de participer facilement aux activités des sociétés dont ils sont membres. On constate ainsi que la géographie d’ Alexandre Lacassagne n’est pas strictement locale. Son envergure est d’un autre ordre. Il prend ainsi part aux activité parisiennes de la Société positiviste, on y reviendra. Mais dans le stricte cadre lyonnais où, comme ailleurs, les sociétés sont le cœur de la sociabilité masculine des notables836, son assise est tout aussi remarquable. Rien qu’à l’échelle locale, il est membre d’une liste impressionnante d’associations en tous genres : à vocation scientifique ou culturelle, à l’instar de la Société d’Anthropologie de Lyon à laquelle il adhère dès sa création en 1881 et qu’il préside en 1884 puis en 1900. Fondée le 10 février 1881 par un groupe de naturalistes, de médecins et d’érudits convaincus de l’importance des sciences anthropologiques dans le domaine des connaissances humaines, la Société d’Anthropologie de Lyon veut concourir activement au progrès de ces sciences, projet que Lacassagne fait donc sien dès l’origine. Par ailleurs, il est également membre de la Société de Médecine de Lyon (à partir de 1885) et de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon (dès 1896) ; ou à but philanthropique comme la Commission de surveillance des prisons de Lyon ou le Conseil d’hygiène et de salubrité publique. Il faut dire que le département du Rhône est particulièrement doté en sociétés Savantes, si l’on en croit les cartes dressées par Jean-Pierre Chaline 837 pour l’année 1902. Or c’est peut-être la caractéristique la plus convaincante à retenir pour définir le notable : alors que ce groupe présente une très forte disparité, puisque ses membres sont issus de tous horizons sociaux, confessionnels, politiques, professionnels et culturels, ils ont un dénominateur commun, « leur mode de vie, leur sociabilité, leur conviction d’appartenir à la classe supérieure et la conviction d’avoir un devoir social à remplir »838. Adeline Daumard souligne ainsi que, pour caractériser un notable « plus que la fortune et la profession, c’est l’influence dans le cadre urbain qui permet de le distinguer »839. Ce doit être un homme d’influence, qui s’occupe des affaires publiques en occupant un mandat politique par exemple, ou encore en participant à la gestion des sociétés de bienfaisance et aux activités des sociétés savantes840. C’est bien le cas d’Alexandre Lacassagne.
Les demandes de recommandation qui sont adressées à Alexandre Lacassagne sont un bon indice permettant de mesurer son degré de notabilité. On ne saurait demander son appui à un homme sans envergure. Les recommandations permettent donc de mesurer l’ampleur et l’efficacité du tissu relationnel. Le notable, à la fois recommandé et protecteur selon un système de l’échange qui n’est pas sans rappeler certains aspects de la société d’ancien régime basés sur le don et le contre-don, peut quotidiennement mesurer la densité de ses relations. Bien sûr, Lacassagne est essentiellement sollicité dans le champ professionnel. Le docteur Morache « recommande [ainsi] très vivement à son ami et collègue Lacassagne, M. Mouroux du Service de Santé militaire de Bordeaux et qui est particulièrement intéressant […] comme petit-fils et neveu »841 d’un personnage malheureusement non identifié. Mais peu importe, ce qui est certain c’est que c’est son pedigree qui doit valoir au jeune homme le soutien de Lacassagne. Accepter de recommander quelqu’un, c’est se faire un obligé, ce qui est d’autant plus intéressant quand il s’agit d’une personne ayant elle-même un réseau susceptible d’être intéressant. Un autre écrit au médecin pour lui « recommander tout spécialement un interne des hôpitaux, M. Mollard » qui doit passer avec lui certains examens. « C’est un charmant garçon, très travailleur. Aussi je n’hésite pas à solliciter en sa faveur toute votre bienveillance sachant qu’il en est absolument digne »842. Le docteur Mollière s’excuse presque dans les mêmes termes : « Je me permets de vous recommander un de mes élèves qui passe demain son 4e [examen de doctorat] avec vous : Marrois, élève du service de santé militaire, brave garçon dont j’ai été très content au point de vue clinique, et qui mérite votre bienveillance. Vous me pardonnerez ce petit mot de recommandation eu égard à notre bonne amitié et à ma discrétion habituelle sur ce point »843. Tous ces courriers sont autant de signes de l’influence qu’exerce Alexandre Lacassagne. En mars 1902, le docteur Francis Biraud lui écrit de Poitiers. Candidat malheureux au poste de médecine des chemins de fer de la Compagnie d’Orléans, il tient cependant à remercier Lacassagne :
‘« Il n’a tenu qu’à des circonstances imprévues que par nécessités de service, le médecin fût choisi non à Poitiers, mais à Châtellerault. Vous avez donc, cher Maître, fait tout ce qu’il était en votre pouvoir de faire, et je vous en ai la même gratitude que si j’avais réussi. Je voudrais qu’un jour vint où de quelque façon je puisse vous la témoigner entière et absolue. Ce nouveau gage que vous avez acquis à ma reconnaissance après tant d’autres depuis douze ans marque pour moi une preuve de la constance de votre amitié et de votre séduisante bonté dont se souviendra toujours votre ancien élève »844.’Et quand le docteur Baradat le sollicite, lui demandant de bien vouloir accepter la présidence de la Société amicale des Anciens Médecins et Pharmaciens des armées de terre et de mer, il l’assure que ses : « charges seront […] bien légères, elles ne vous prendront pas beaucoup de ce temps si précieux pour vous, et elles se résumeront, avec l’appui moral de votre nom, en quelques bons conseils que je serai heureux d’accueillir avec tout l’empressements et le respect qu’ils méritent »845. L’appui du nom de Lacassagne lui semble suffisant « pour que [la] société soit prospère et florissante »846. Son influence dépasse le simple domaine de la médecine, se transformant en un apport moral et intellectuel, adroitement recherché. On ne saurait mieux affirmer qu’ Alexandre Lacassagne a gagné ses galons de notable. Pour autant, Alexandre Lacassagne se considère-t-il comme tel ? La réponse à cette question est complexe et pourtant, il est important de savoir de quelle place notre acteur principal regarde les autres. Fils d’un maître d’hôtel, Alexandre Lacassagne affirme, sans doute un peu à des fins de provocation : « Oui, […] nous sommes des parvenus »847. Il adopte en fait tous les comportements et les codes de la bourgeoisie lyonnaise, et l’on peut sans prendre trop de risque affirmer qu’il avait une haute opinion de lui-même. N’affirme-t-il pas dans sa leçon d’ouverture du cours de médecine légale de 1901 que : « Dans la société de la vapeur et de l’électricité, dans les démocraties modernes, il y a deux classes privilégiées, exceptionnelles, j’allais dire deux aristocraties [dont] celle des médecins »848 ? Ne donne-t-il pas sa bibliothèque à la ville de Lyon pour « continuer sa vie dans l’esprit des autres » comme il l’affirmait lui-même ? La donation préparée de son fonds a clairement une fonction mémorielle. « Ayant au cours de sa vie réuni une importante bibliothèque, il la distribua de son vivant aux Bibliothèques de la Ville, de la Faculté et de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, qui depuis longtemps s’honorait de compter parmi ses membres ce correspondant de l’Institut »849. Cette collection qui fait désormais « partie des trésors de la ville », il la donne sans doute par altruisme, car « il estimait que l’on doit rendre à la collectivité ce qu’on a acquis grâce à elle, et que tous doivent profiter de ce qui fit d’abord la jouissance d’un seul »850. Mais c’est certainement aussi un façon pour lui de marquer, définitivement, son intégration au panthéon lyonnais. S’il déclare être un parvenu, s’il affirme qu’à la « Faculté de médecine nous sommes sept ou huit professeurs, fils d’ouvriers »851, peut-être en songeant à Saturnin Arloing (1846-1911), fils d’un maréchal-ferrant de Cusset852 devenu professeur de médecine expérimentale et de pathologie comparée à Lyon ; ou à Raphaël Lépine (1840-1919), professeur de clinique médicale à l’Hôtel-Dieu, dont le père était comptable ambulant à Lyon, son parcours est plutôt celui d’un petit bourgeois devenu grand notable lyonnais. Il en a l’allure. Sombre redingote dans les années 1880, puis veston dès 1900 ; haut de forme ou panama ; moustache fabuleuse : Lacassagne a tous les attributs du bon bourgeois. Il élève ses enfants selon les règles qui s’imposent dans cette caste, il vit comme son statut l’exige et il entretient un réseau de sociabilités mondaines actif, car ces relations, même informelles, ont une importance majeure dans la vie d’un patricien. Son logement, son mode de vie, l’éducation qu’il donne à ses enfants, le rythme de son quotidien même sont autant de preuve de sa parfaite intégration à la bourgeoisie lyonnaise, dont il connaît les arcanes. Peut-on en dire autant concernant sa situation au plan scientifique ? Réussit-il aussi bien à s’y faire une place ?
Béatrix Le Wita, Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1988, 200 p. Cité par Robert Muchembled, La Société policée. Politique et politesse en France du XVIe au XXe siècle, Paris, Seuil, p.291.
Catherine Pellissier, op.cit., 1996b, p.134.
La rue de Bourbon est l’actuelle rue Victor Hugo. Elle est rebaptisée en 1889, pour les politiques que l’on imagine.
Lacassagne s’installe ainsi à proximité immédiate de la nouvelle Faculté de médecine, le long du quai de la Vitriolerie, devenu Claude Bernard en 1878.
Catherine Pellissier, op.cit., 1996b, p.13-26.
Catherine Pellissier, op.cit., 1996b, p.22.
Jean-Luc Pinol, op.cit., 1989, p.153.
Edmond Locard, in op.cit., jeudi 25 septembre 1924. AML 3CP363
Edmond Locard, in op.cit., jeudi 25 septembre 1924. AML 3CP363
Anne Martin-Fugier, op.cit., 1983, p.160.
« Les numéros d’une revue mensuelle, la Décoration intérieure, qui paraît de 1893 à 1895, donnent une idée du capharnaüm qui règne dans les maisons. Aux salles à manger gothiques et aux chambres à coucher Louis XVI se mêlent les éléments les plus exotiques : lit japonais, salle de jeu assyrienne, billard mauresque, salle de bains orientale ».
Annuaire Tout-Lyon, année 1911.
Dossier de notes diverses, la plupart autographes, s.l.n.d. [BML FA Ms5172]
Notice explicative au catalogue du fonds Lacassagne, p.I. BML FA 141 946
Voir Albert Collignon, La religion des lettres. Notes et réflexions d’un lecteur, Paris, Librairie Fischbacher, 1896, p.62. [BML FA 429443]
Edmond Locard, Mémoires d’un criminologiste, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1958, p.10.
Courrier d’Alexandre Lacassagne à son fils Jean, le 18 juin 1915. ADR 30J1 : Fonds Jean Lacassagne. Correspondance avec sa famille (1914-1918)
Courrier d’Alexandre Lacassagne à Gabriel Tarde, le 27 mai 1890. [BML FA Ms5174]
Courrier de Francis Voizard à Alexandre Lacassagne, Metz le 1er octobre 1912. Glissé dans Francis Voizard, Sainte-Beuve. L’homme et l’œuvre. Étude médico-psychologique, Lyon, A. Rey, 1911, 108 p. BML FA 135739
Carte de visite du docteur Alcide Treille, janvier 1890. [BML Ms 5174]
Catherine Pellissier, op.cit., 1996a, p.138.
Pièce n°9 dans le dossier de pièces manuscrites concernant le positivisme [BML FA 140804]
Sur ce point, on renvoie essentiellement à l’ouravge de Jean-Pierre Chaline, Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France (XIXe-XXe siècles), Paris, Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, 1995, 270 p.
Jean-Pierre Chaline, op.cit, 1995, p.96-97.
Catherine Pellissier, op.cit., 1996a, p.7.
Adeline Daumard, Les bourgeois de Paris au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1970, p.91.
André-Jean Tudesq, Les grands notables en France (1840-49). Étude historique d’une psychologie sociale, Bordeaux, PUF, 1964, p.111.
Carte de visite de G. Morache. Directeur du Service de Santé du 18eme Corps d’Armée. Membre Ct de l’Académie de Médecine. Professeur à la Faculté de Médecine. Bordeaux, 12 novembre 1899. [BML FA Ms5174]
Correspondant non identifié. S.l.n.d. [BML FA Ms5174]
Courrier de H. Mollière à Alexandre Lacassagne, 17 novembre 1890. [BML FA Ms5174]
Courrier de Francis Biraud à Alexandre Lacassagne, joint à sa thèse sur La Mort et les Accidents par les courants électriques de haute tension, Lyon, Storck, 1892, 209 p. BML FA 135505
Courrier du Dr Baradat à Alexandre Lacassagne, Cannes le 2 décembre 1902. [BML FA Ms5174] C’est moi qui souligne.
Idem.
Alexandre Lacassagne, « Les médecins sont-ils fils de bourgeois ? », in op.cit., 1890, p.245. BML FA 135467
Alexandre Lacassagne, La médecine d’autrefois et la médecine au XXe siècle. Leçon d’ouverture du cours du médecine légale, 6 novembre 1901, Lyon, Storck, 1901, p.60. [BML FA 427546]
Nécrologie d’Alexandre Lacassagne parue dans le Tout-Lyon, 28 septembre 1924.
Edmond Locard, op.cit., 1924. AML 3CP363
Alexandre Lacassagne, op.cit., Dimanche 15 juin 1890, p.245.
L. Jung-Chauveau, « Arloing et l’école vétérinaire », in Revue médicale, 1958, p.310. BML FA 950686