B. Lacassagne et la science de son temps

‘« Jugez les auteurs d’après les idées de leur temps, et non selon les idées du nôtre… jugez Hippocrate avec les idées actuelles, et son vaste génie vous paraîtra souvent à peine à la hauteur d’un esprit vulgaire ; mesurez la chimie de Paracelse à la chimie de Dumas, et c’est à peine si vous comprendrez tout le bruit qu’ont fait, dans la science, les inventions du fougueux réformateur. »’

(Alexandre Lacassagne, De la putridité morbide et de la septicémie : histoire des théories anciennes et modernes, Paris, Delahaye, 1872, p.VII).

Dans la conférence qu’il consacre à Lamarck devant la Société d’Anthropologie de Paris en 1889853, le docteur Duval précise d’entrée que, pour étudier Lamarck et Darwin, il faut mettre « en parallèle les conditions de milieu où se sont trouvés ces deux grands maîtres, [… et montrer] comment Lamarck est arrivé dans un milieu scientifique où rien n’était préparé pour amener le succès de ses idées, tandis que Darwin a trouvé un terrain si merveilleusement préparé qu’il n’a presque eu qu’à donner un corps à une doctrine qui surgissait spontanément de toutes parts, par la force des choses, par le fait des notions comparatives acquises de tous côtés »854. L’analyse de Duval n’est pas objective : il s’agit pour lui de souligner l’importance de la pensée de Lamarck, de réévaluer son rôle de prédécesseur dans un contexte où le nationalisme n’est pas étranger à la vie scientifique. C’est affirmer que le naturaliste britannique a de grands ancêtres… français. Mais une telle affirmation dit aussi l’importance du contexte dans le surgissement d’idées scientifiques et de théories nouvelles. Voilà pourquoi il nous paraît fondamental d’en venir à l’analyse du milieu scientifique dans lequel travaille Alexandre Lacassagne. Afin de mesurer son intégration au monde intellectuel de son temps, on pourrait faire la liste des sociétés savantes aux activités desquelles il prend part. Laurence Vèze l’a dressée dans son mémoire855 [Fig.24].

Fig.24  : Liste des sociétés savantes et philanthropiques dont Alexandre Lacassagne est membre, avec sa date d’adhésion si elle est connue.

Toutefois cette approche ne nous paraît pas complètement pertinente car il est toujours difficile d’évaluer le dynamisme de ces associations et l’implication de leurs membres, d’autant que Catherine Pellissier souligne leur manque d’assiduité, une faille récurrente qu’on explique diversement856 : âge, problèmes de santé, multi-appartenance, séjours prolongés à la campagne, deuils, « tyrannie des affaires » et « multiples occupations » sont invoquées pour justifier ces absences. Il ne suffit donc pas d’être membre de telle ou telle société pour prendre une part active à ses travaux. Pour situer Lacassagne dans la science de son temps, évaluer sa participation aux débats et aux recherches, il faut le lire et inventorier le contenu de sa bibliothèque. La fin du XIXe siècle est marquée par le déploiement d’un certain nombre de grandes théories scientifiques, qui donnent lieu à des débats et à des controverses qui vont bien au-delà de la « connaissance pure »857. Parmi elles, on retiendra la théorie de l’évolution de Charles Darwin, les conceptions positivistes d’Auguste Comte et la pensée sociologique d’Émile Durkheim. Ce sont les positions d’Alexandre Lacassagne par rapport à chacun de ces trois grands débats scientifiques que nous voulons présenter.

Notes
853.

Mathias Duval, « Le Transformiste français Lamarck. Septième conférence transformiste annuelle (20 juin 1889) », in Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris, 1889, 39 p. [BML FA 140205]

854.

Mathias Duval, op.cit., 1889, p.2. [BML FA 140205]

855.

Voir notamment Laurence Vèze,op.cit., 1992, 78 p.

Laurence Vèze, Alexandre Lacassagne (1843-1924) et l’institut de médecine légale de Lyon, Mémoire de DEA sous la direction de Régis Ladous, Université Jean Moulin Lyon 3, 1992, 76 p.

856.

Catherine Pellissier, op.cit., 1996a, p.53-62.

857.

Pierre Thuillier montre combien science et société sont liées, soulignant que les théories scientifiques sont porteuses d’un message culturel.

Voir notamment Pierre Thuillier, Science et société. Essais sur les dimensions culturelles de la science, Paris, LGF / Livre de Poche, 1997 [1988], 318 p.

Pierre Thuillier, D’Archimède à Einstein : les faces cachées de l’invention scientifique, Paris, Fayard, 1988, 395 p. Notamment chapitre X : « Darwin était-il darwinien ? », p.243-280.