1. L’évolutionnisme : Lacassagne versus Darwin

Les théories évolutionnistes pèsent d’un poids très important dans la pensée scientifique du XIXe siècle, notamment les théories de Charles Darwin (1809-1882) dont la formulation de la théorie de l’évolution, le concept clé – la sélection naturelle, et l’œuvre maîtresse – L’Origine des espèces, revêtent une signification décisive en inaugurant une nouvelle ère de la pensée humaine858 . La première édition de l’ouvrage, tirée à 1250 exemplaires le 24 novembre 1859 est épuisée le jour même de sa parution. En 1876, on estime que 60 000 exemplaires en ont été vendus, rien qu’en Angleterre. L’ouvrage de Darwin est donc un vrai succès de librairie. Ses théories trouvent immédiatement leur public, d’où l’on peut déduire qu’elles apportent des réponses à des questions largement partagées, fût-ce dans les seuls milieux scientifiques. Ainsi August Schleicher affirme que « la théorie de Darwin est ainsi, non pas une manifestation accidentelle, non pas le produit d’une tête fantasque, mais la fille légitime de notre siècle : la théorie de Darwin est une nécessité »859. Sa diffusion est en tout cas assurée. Au XIXe siècle, l’évolutionnisme « représentait une alternative globale, une vision du monde »860. C’est en effet une de ces philosophies générales qui satisfaisaient aux deux motifs de l’eschatologie moderne : la maîtrise rationnelle du destin de l’humanité et, en contrepoint, la crainte de déchoir, de régresser. La hantise de la dégénération, ou de la décadence nationale, n’est pas antinomique des idéaux de progrès. Elle indique a contrario les conditions requises pour que l’homme entre pleinement en possession de lui-même, selon la promesse des anthropologues.

« Le darwinisme oblige les savants à penser autrement que leurs prédécesseurs »861, dans le champ des sciences naturelles, mais pas seulement. Après la publication de L’Évolution des espèces, la méthodologie scientifique de la théorie de l’évolution est appliquée à bien d’autres domaines que la biologie, dont la sociologie et l’anthropologie, structurant ce que l’on a appelé l’évolutionnisme culturel. Les conséquences de la publication des écrits de Darwin ne sauraient donc être mesurées à la seule aune de leur impact scientifique. Les travaux de Herbert Spencer et de E.B. Tylor illustrent ce courant de pensée qui postule une succession universelle d’étapes dans l’histoire de l’humanité, la tâche de la science consistant à élucider les mécanismes de passage d’un état à un autre. Spencer formule ainsi l’hypothèse que les sociétés, comme tout organisme vivant, changent, conformément aux lois de l’évolution, et progressent de l’homogénéité vers l’hétérogénéité. C’en est fini de la conception fixiste de la nature, de l’humanité, des sociétés.

‘« L’hypothèse du développement, c’est la substitution de la mobilité à la fixité, du devenir à l’être, mais aussi du relatif à l’absolu. Plus d’existence stable : on ne peut dire d’aucune chose qu’elle est, en tant que ce mot implique fixité. Et si tout varie et se transforme, toute existence n’est plus qu’une transition, un moment entre ce qui finit et ce qui commence ; dans une génération humaine, l’humanité ; dans l’humanité, l’évolution mystérieuse de la vie ; dans la vie, les transformations géologiques qui l’ont rendu possible ; dans celles-ci un mode d’existence si vague qu’à peine l’entrevoit-on »862. ’

C’est Théodule Ribot, un des premiers grands noms de la psychologie française moderne, qui fait ce constat. À l’en croire, la théorie de l’évolution n’introduit donc rien moins qu’une révolution, et son diagnostic n’est sans donc pas excessif. Il est en tout cas partagé par les historiens et philosophes des sciences. « Que ce soit dans le domaine de la biologie, de la sociologie ou de l’anthropologie, la publication de la démonstration de l’évolution eut l’effet d’un séisme culturel »863. C’est ce même schème méthodologique, l’enchaînement d’étapes successives marquées par une transformation des organismes (naturels ou sociaux), que l’on retrouve au fondement de la philosophie positiviste. D’ailleurs, les liens entre les deux mouvements intellectuels sont nombreux, ne serait-ce que les liens d’estime. Théodule Ribot dit ainsi d’Herbert Spencer qu’il « est du petit nombre des personnes qui, par la solidité et le caractère encyclopédique de leurs connaissances, aussi bien que par leur puissance de coordination et d’enchaînement, peuvent revendiquer la qualité de pair d’Auguste Comte, ainsi que le droit de suffrage dans l’appréciation à faire à ce dernier »864. Et l’on retrouve dans la philosophie de Spencer « l’idée d’évolution ou de progrès »865, c’est même « l’idée fondamentale de notre philosophe »866. L’évolution telle que la conçoit le savant au XIXe siècle est fondamentalement marquée du sceau du progrès.

L’évolutionnisme désigne l’ensemble des théories transformistes, expliquant l’évolution des espèces au cours des âges par des variations (darwinisme) ou des mutations (mutationnisme, néo-darwinisme, neutralisme) aléatoires, soumises à la pression sélective du milieu (sélection naturelle). Le darwinisme n’est qu’une théorie de l’évolution parmi d’autres, mais c’est la plus connue, et la force de la pensée darwinienne demeure lisible dans son actualité permanente : elle est toujours en débat à l’intérieur comme à l’extérieur de son champ d’application strictement naturaliste. C’est dire la constance et la force exceptionnelle de ces enjeux867.

Le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse en donne la définition suivante :

‘« Système d’histoire naturelle générale de Charles Darwin, qui explique l’origine des espèces par le principe de la sélection naturelle, et dont la conclusion extrême est la parenté physiologique et la communauté d’origine de tous les êtres vivants »868.’

Signalons que ce même dictionnaire ne contient pas d’articule « Évolutionnisme », se contentant d’analyser les théories de l’évolution, de Cuvier à Lyell, mais sans citer Darwin, dans la partie philosophique de son article « Évolution ». Le darwinisme est donc une théorie de la descendance modifiée par le moyen de la sélection naturelle. Constatant que tous les êtres vivants présentent des variations individuelles869, Charles Darwin affirme l’existence d’une capacité naturelle indéfinie de variation des organismes : c’est la variabilité. « Les êtres d’une même espèce présentent entre eux de légères variations, lesquelles peuvent être transmises par l’hérédité »870. Une reproduction orientée peut fixer héréditairement certaines de ces variations, celles qui sont avantageuses, en vertu de l’hérédité des caractères acquis. C’est ce que pratiquent les éleveurs quand ils croisent préférentiellement certaines de leurs bêtes, afin que leur descendance bénéficie de leurs atouts car, parmi les variations en question, « il en est qui constituent pour celui qui les présente un avantage, une condition plus sûre d’existence ou de reproduction »871. Il pose alors l’hypothèse d’une aptitude des organismes à être sélectionnés d’une manière analogue dans la nature. « Par un rapprochement tout simple entre la science pure et la pratique empirique, […] Darwin fut amené, de la sélection artificielle à concevoir la sélection naturelle »872. C’est la sélectionnabilité. « De là le mécanisme si simple de la transformation des espèces, de leur adaptation à leur milieu : les variations avantageuses font le triomphe de l’individu dans la lutte pour l’existence et pour la reproduction : le triomphe des uns, la disparition des autres, c’est-à-dire la sélection »873. L’agent de cette sélection naturelle reste indéfini. Reste à définir ce qui détermine une meilleure adaptation. L’évaluation du taux de reproduction des diverses espèces et leur capacité de peuplement permet d’affirmer l’existence d’une capacité naturelle d’occupation totale et rapide de tout territoire par les représentants d’une seule espèce, animale ou végétale, se reproduisant sans obstacle. Or cette saturation n’a pas lieu, mais des équilibres naturels se mettent en place, et les représentants de multiples espèces coexistent sur un même territoire. Par conséquent, un mécanisme régulateur intervient nécessairement dans la nature, et réduit l’extension numérique de chaque population par un mécanisme éliminatoire qui empêche la prolifération illimitée de chaque groupe d’organismes : c’est la lutte pour l’existence, qui effectue une sélection naturelle dont le principal effet est la survie des plus aptes par l’élimination des moins aptes. Au sein de la nature, on observe donc cette lutte. La sélection naturelle effectue le tri des variations avantageuses dans un contexte donné, à travers la lutte (interindividuelle, interspécifique et avec le milieu). Le triomphe vital de ceux qui sont porteurs de ces variations est ainsi assuré, et il est héréditairement transmissible dans les mêmes conditions de milieu. En conséquence, ces derniers sont sur la voie d’une amélioration constante de leur adaptation à leurs conditions de vie et à celle de la lutte : « J’ai donné le nom de sélection naturelle à cette conservation des différences et des variations individuelles favorables et à cette élimination des variations nuisibles »874, explique Darwin. Cette dynamique de la transformation progressive des espèces vivantes au moyen de l’accumulation, dans un sens déterminé par l’avantage adaptatif, de variations légères (gradualisme), conduit à rejeter l’idée théologique de la création indépendante d’espèces immuables par un créateur personnel et omni-prévoyant. Les espèces descendent les unes des autres suivant un processus continu de divergence, qui va dans le sens d’une hétérogénéité croissante, par le moyen de modifications survenant « au hasard », c’est-à-dire que l’on en ignore encore le déterminisme, et qui sont sélectionnées et transmises.

En France, la réception de l’œuvre de Darwin est globalement plus tardive que dans le reste de l’Europe. Clémence Royer traduit L’Origine des espèces en 1862, mais pendant longtemps « l’édition [française] se montre réticente à courir le risque d’un investissement à perte »875, car la parution d’une traduction nécessite l’existence d’un marché, la possibilité d’un public, qui n’est pas une « population indifférenciée de lecteurs, mais [… un] milieu en attente d’une information proportionnée à ses besoins et à ses ressources »876. Finalement, sur l’ensemble des pays possédant une tradition de recherche en biologie, la France est le seul dans lequel les œuvres principales de Darwin ne sont ni traduites ni préfacées par des naturalistes connus. Clémence Royer, se lance dans l’entreprise en autodidacte et en militante, accompagnant le texte de Darwin d’une longue préface personnelle, que l’auteur ne tarde d’ailleurs pas à désavouer877. C’est dire combien on est loin de l’Angleterre, où le livre remporte le succès de librairie évoqué ci-dessus. « Près de dix ans après sa parution878, Darwin écrit ainsi à l’anthropologue français Armand de Quatrefages :

‘« It is curious how nationality influences opinion ; a week hardly passes without my hearing of some naturalist in Germany who supports my views, and often put an exagerated value on my works ; whilst in France I have note heard of a single zoologist, except M. Gaudry (and he only partially), who supports my views »879.

Après une première période de mépris pour les théories darwiniennes (1859-1862) 880, jusqu’à la traduction de L’Origine des espèces en français, on assiste à une première « vulgarisation » de ces idées dès les années 1870. Pour qu’une idée nouvelle soit introduite dans un pays ou dans un milieu scientifique, un certain nombre de conditions doivent être réunies. Pour un auteur étranger, comme c’est le cas ici, la traduction de son œuvre paraît pouvoir être considérée « aussi bien [comme une] condition que [comme une] forme d’introduction », dans la mesure « où elle rend public et constitue la première information minimale »881 : « sous la modalité d’une migration, elle devient un fait d’échange et de participation »882. Or Clémence Royer fait une lecture très personnelle de l’œuvre de Darwin. Fait rare à l’époque, elle s’affirme adepte des théories de Lamarck sur le transformisme des espèces883, alors que règne sans partage la doctrine de Cuvier sur leur fixité. Mais la traductrice ne voit aucune différence entre Darwin et Lamarck. Pour elle, « c’est moins une théorie nouvelle qu’une réfutation serrée, pressante, par des faits et des lois de toutes les objections faites à la doctrine de Lamarck. […] Où celui-ci affirmait, Darwin discute et prouve »884. Clémence Royer fait donc une lecture erronée de Darwin, qui s’en émeut et confie la deuxième traduction de son ouvrage à Jean-Jacques Moulinié. Alors que Darwin considère qu’un pouvoir « intentionnel » intervient à l’occasion de la sélection, Clémence Royer le qualifie d’« intelligent », et préfère l’« élection » à la « sélection ». Bref, l’introduction de la pensée de Darwin en France n’est pas simple, d’autant qu’elle se greffe, on l’a dit, sur un terrain que des savants français ont déjà arpenté. La pensée évolutionniste à la française tient donc du darwinisme, certes, mais largement mâtiné de lamarckisme. La grande figure scientifique « au point de vue de l’histoire nationale du transformisme »885, c’est plutôt Lamarck, le « plus illustre des précurseurs de Darwin »886, auquel il faut ajouter le nom d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. Chauvinisme ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, pour les tenants français des théories de l’évolution, si « c’est un fait incontestable que le triomphe du transformisme est l’œuvre de Darwin, […] Darwin nous a fait nous souvenir de Lamarck, […et] nous avons retrouvé dans l’œuvre du naturaliste français les principaux traits de celle du naturaliste anglais »887. De plus, cette théorie est rapidement appliquée à des champ de réflexion bien éloignés des sciences de la nature. Voilà qui explique les conclusions contradictoires auxquels parviennent différents auteurs. On hésite entre l’affirmation optimiste de J. Assézat en 1874 pour lequel « le darwinisme, qui n’est pas seulement œuvre d’histoire naturelle, mais œuvre de philosophie, a sa place marquée parmi ces idées vivaces qui font tout périr quand elles ont pris possession du terrain. Il s’acclimatera on ne peut mieux en France et y poussera des rejetons inattendus »888 et Hæckel qui affirme la même année qu’ « il n’est pas une contrée scientifiquement cultivée en Europe où la doctrine de Darwin ait eu si peu d’influence, où elle ait été aussi mal comprise qu’en France »889. Un siècle plus tard, Yvette Conry conclut de façon excessive que « en réalité, vers 1900, le darwinisme n’est pas introduit en France »890. Il existe certes un évolutionnisme à la française, mais les conceptions de Darwin n’en sont pas exclues. L’importance de ces théories pour Alexandre Lacassagne est toutefois à évaluer davantage en terme d’influence que de filiation au sens strict, le flou du premier terme rendant bien compte de la distance induite par l’acclimatation des théories originelles qui s’opère entre le savant britannique et le médecin légiste lyonnais.

L’école d’anthropologie française est un lieu d’ouverture au darwinisme : elle accueille le naturaliste anglais en 1871, même si elle conserve une certaine distance scientifique. Mais l’Académie des Sciences manifeste avec récurrence son obstruction et ses réticences. En 1875, le Dictionnaire de l’Académie française sanctionne toutefois la reconnaissance de la doctrine en inscrivant un article « darwinisme » dans ses pages. Le geste, quoique très symbolique, est bien tardif : l’article du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle sur ce même sujet date de 1870. Le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales de Dechambre consacre quant à lui deux articles au darwinisme, sous les plumes respectives de Sanson et de Clémence Royer en 1880. Et dans sa version destinée au grand public scientifique, le Dictionnaire usuel des sciences médicales 891, si l’entrée « Darwinisme » se contente de renvoyer sans plus d’explication à « Transformisme », Darwin est explicitement mentionné dans les articles « Évolution » et « Évolutionnisme ». Ces idées font donc une entrée difficile dans la culture savante, mais précoce dans la culture scientifique vulgarisée. À partir de 1890, on entre dans la période de « considération »892. Des manuels et des ouvrages d’initiation à l’enseignement supérieur font référence à l’auteur de L’Origine des espèces : le Précis d’anthropologie de G. Hervé et A. Hovelacque ou les Éléments de zoologie publiés à Lyon par H. Sicard en 1883. Enfin, « entre 1890 et 1900, la “vulgarisation” se mue en intégration »893. L’idée d’évolutionnisme a fait son chemin dans les milieux scientifiques. Elle est parfaitement intégrée, mais bien des libertés sont prises avec les rigueurs de la démonstration originelle de ces théories.

Voilà qui explique sans doute qu’Alexandre Lacassagne ne se réclame pas de Darwin. D’ailleurs, il ne possède pas L’Origine des espèces, qui est pourtant paru en français. En revanche, il est au fait des théories de l’évolution. Dans son volume de La Psychologie anglaise par Théodule Ribot on relève cette affirmation de l’auteur : « le seul exposé complet et méthodique que je connaissance de la théorie de l’évolution se trouve dans le Système de philosophie de M. Herbert Spencer, ouvrage que doivent soigneusement étudier tous ceux qui désirent s’instruire sur les tendances actuelles du mouvement scientifique »894. Et si Lacassagne n’a peut-être pas lu Darwin, on sait en revanche qu’il connaît l’œuvre de Spencer, qui apparaît, si l’on en croit Ribot comme l’introducteur de Darwin en France. On trouve dans l’ouvrage précédemment cité une explication de la « loi de l’évolution »895. Lacassagne l’a encadrée au crayon :

‘« Les physiologistes allemands ont très bien établi que dans les organismes individuels, le progrès consiste dans le passage d’une structure homogène à une structure hétérogène. Tout germe à l’origine est une substance uniforme, sous le double rapport de la texture et de la composition chimique ; par des différenciations successives et presque infinies, il se produit cette combinaison complexe de tissus et d’organes qui constituent l’animal ou la plante adulte. C’est là l’histoire de tout organisme. […] Cette loi du progrès organique est la loi de tout progrès ; […] le développement de la terre, de la vie sur sa surface, de la société, du gouvernement, de l’industrie, du commerce, du langage, de la littérature, de la science et de l’art, suppose la même évolution du simple au complexe, par des différenciations successives »896. ’

Mais Spencer n’est pas Darwin : s’il existe un lien entre la pensée de ces deux savants, il est d’influence, de filiation éventuellement, mais pas de causalité. Pour les historiens et les philosophes des sciences actuels, c’est même « une énorme erreur et un contresens théorique d’une extrême envergure »897 que de confondre ces deux pensées. Il n’en demeure pas moins que « pendant plus d’un siècle, […] un contrat énonciatif passé entre l’ascension de l’industrialisme libéral anglais et la philosophie synthétique de Spencer [est en vigueur et que] la théorie de la sélection naturelle a servi de garantie et de modèle scientifique à des doctrines, à des recommandations et à des pratiques sociales et politiques qui se faisaient passer pour les conséquences directement applicatives de la loi nucléaire de l’évolution biologique : celle de la compétition et de l’exclusion éliminatoire »898. Alexandre Lacassagne adhère donc à une théorie évolutionniste globalisante. On ne peut pas dire qu’il est darwinien. On ne le voit jamais citer le naturaliste. En revanche, « le transformisme […] paraît acquis, au moins à titre d’hypothèse de travail et de principe scientifique »899. Il n’est pas douteux que l’idée d’évolution influe sur la réflexion d’Alexandre Lacassagne. On voit mal d’ailleurs pour quelles raisons il échapperait à ce qui semble bien être un mouvement de très grande ampleur. Mais comment évaluer ce qui peut sembler si ténu ? Comment mesurer une influence ? Cette notion même n’est peut-être pas opératoire, d’ailleurs. « Notion surdéterminée, et par là insuffisamment spécifiée, elle ne peut offrir un intérêt quelconque à l’historien des sciences : en effet, son absence de structure, tant en ce qui concerne son champ d’exercice que les modalités de son action, en fait un processus incontrôlable, prêtant à des illusions de causalité, suspecte donc, ou à tout le moins inutile »900. Il paraît davantage opératoire de définir un certain nombre de concepts clés de la pensée de Darwin (variation, sélection naturelle, lutte pour l’existence) et de voir s’ils ont une existence autonome en dehors du corps théorique initial. Les retrouve-t-on dans l’œuvre de Lacassagne, comme autant de symptômes d’adoption ? Et est-ce selon les mêmes acceptions ou avec des adaptations éventuelles ? Procédons au relevé des indices, en commençant par inventorier les ouvrages « évolutionnistes » de la bibliothèque d’Alexandre Lacassagne.

Le fonds Lacassagne renferme un certain nombre d’ouvrages qui traitent du sujet, réunis sous dans les rubriques « Évolution biologique, Darwinisme, Transformisme »901 (16 ouvrages) et « Évolution humaine »902 (19 ouvrages). La dénomination même de ces rubriques est, en soi, révélatrice : l’évolution de l’être humain est distinguée de celle du reste du monde animal et végétal. À ce titre, on peut affirmer que dans sa conception de l’évolutionnisme, Lacassagne adhère à l’application au domaine humain de la théorie darwinienne, exposée dans La Descendance de l’homme (1871), et qui a d’abord été très mal reçue en France. « Ce livre porte à son terme une logique d’unification du champ de la nouvelle histoire transformiste de la nature sous la conduite de la théorie sélective »903. Il inscrit l’Homme dans une évolution naturelle, et le retire donc à l’emprise des discours dogmatiques de l’Église qui continuait à défendre l’idée de son origine séparée et de sa nature essentiellement transcendante au reste de la création. Au-delà des seules rubriques de son catalogue, le fonds Lacassagne est « une source de renseignements précieux […]pour quiconque s’intéresse à l’évolution physique, morale et sociale de l’humanité »904 si l’on en croit la notice explicative, signée par Claudius Roux avec la très probable approbation d’Alexandre Lacassagne lui-même. On repère ainsi un certain nombre de thèses, dirigées notamment par le docteur G. Morache, consacrées à l’évolutionnisme905. Lacassagne reçoit des tirés à part dédicacés, comme celui du Dr L. Vervæck, directeur du Laboratoire d’anthropologie pénitentiaire de la Prison de Forest, sur Les recherches sur la mutation de la plante 906, ou un article que le Dr René Larger adresse « à [s]on vieux camarade Lacassagne » sur un sujet approchant907. Citons encore ce tiré à part du Professeur Enrico Morselli, consacré à « Il Darwinismo E l’Evoluzionismo »908. Enfin, il possède les œuvres d’Alfred Giard909, militant en faveur du darwinisme qui affirme que « les faits généraux sur lesquelles [il est établi lui] paraissent indiscutables »910.

Lacassagne entretient-il des relations avec les milieux scientifiques dans lesquels la pensée de Darwin a bonne presse ? Il fait partie des proches de Mathias Duval911, qui développe librement les thèmes essentiels de la théorie évolutionniste à l’École d’anthropologie de Paris. Duval traite de la question du « transformisme ou darwinisme »912 dans son cours d’anthropologie zoologique, dont les grandes lignes sont parues et que Lacassagne possède. Ce cours, dont l’opportunité est justifiée par son auteur même, en raison de « la mort de Darwin913, cet événement ayant plus vivement ramené l’attention sur la doctrine du transformisme, à laquelle Darwin a définitivement attaché son nom »914 expose les grandes lignes de la théorie évolutionniste. On est donc certain que Lacassagne les connaît. De plus, Alexandre Lacassagne s’intéresse de près aux progrès de la paléontologie. Là encore, l’analyse du catalogue du fonds le montre. Il a lu les théories de Léonce Manouvrier sur le pithécanthropus erectus, précurseur présumé de l’homme915. Les recherches anthropologiques sur le squelette quaternaire de Chancelade réalisées par le docteur Testut916 n’ont pas de secret pour lui. Son exemplaire de cette étude est largement annoté, et il indique même : « Je n’ai pas très bien compris et je désire des éclaircissements sur pièces osseuses »917. La Préhistoire, cette science nouvelle qui est alors en pleine constitution918 a donc toute son attention. Et il s’autorise bien sûr, comme les savants de son temps, à considérer les populations autochtones dites « primitives » comme des spécimens d’hommes préhistoriques, établissant des permanences révélatrices entre ce passé lointain et ces peuples exotiques.

‘« Pour venir en aide à sa faiblesse native l’homme s’arme de silex éclatés, puis de silex taillés enfin de silex polis ainsi que l’on le constate pour les hommes préhistoriques, pour les Francs, les Scandinaves, pour les sauvages actuels. De même les tumulus, les dolmens, les menhirs, que l’on trouve partout, en Europe comme en Asie. En Amérique les Indiens construisent des [cromleks] et on en voit dressés de nos jours par les Khasius de l’Hindoustan. […]Il existe encore un grand nombre de types représentant l’homme préhistorique ainsi les [mot illisible] de la Terre de Feu, les Australiens. Parmi les représentants de l’âge de pierre nous avons les Boschimans de l’Afrique centrale, les Dokos de l’Abyssinie et des types dans l’île de Ceylan, la presqu’île de Malu à Sumatra »919.’

L’anthropologie elle-même, dont Lacassagne est un des tenants en cette seconde moitié de XIXe siècle, ne saurait exister indépendamment des théories de l’évolution. Cette science nouvelle, qui trouve ses assises institutionnelles en France dans la seconde moitié du XIXe siècle, constitue un territoire de débat essentiel pour le darwinisme. « Science jeune, à la fois prudente […] et indépendante, son objet la prépare à entendre L’Origine des espèces, c’est-à-dire à lui prêter attention, à en discuter et user »920. Mieux, pour Claude Blanckaert, l’hypothèse transformiste de Charles Darwin est l’un des facteurs explicatifs à convoquer pour en comprendre l’émergence921. On peut donner diverses définitions de ce nouveau champ de la connaissance, comme le fait Lacassagne dans le discours par lequel il inaugure sa présidence de la Société d’Anthropologie de Lyon : 

‘« L’anthropologie, dit Broca, est la science qui a pour objet l’étude du groupe humain, considéré dans son ensemble, dans ses détails et dans ses rapports avec le reste de la nature ; en résumé, c’est l’histoire naturelle de l’homme. Pour M. de Quatrefages, c’est l’histoire naturelle de l’homme faite monographiquement, comme l’entendrait un zoologiste étudiant un animal. D’après Topinard, c’est la branche de l’histoire naturelle qui traite de l’homme et des races humaines » 922.’

Faire œuvre d’anthropologue, c’est donc pour lui faire de l’histoire. Or faire de l’histoire, c’est montrer comment et pourquoi les choses changent, évoluent. On ne saurait faire l’histoire d’un objet immuable. On ne saurait être anthropologue sans être évolutionniste. On comprend dès lors mieux la présence de Clémence Royer, introductrice et traductrice de Darwin en France, lors du Congrès d’anthropologie criminelle qui se déroule à Paris du 10 au 17 août 1889923. Mais Broca, figure emblématique de l’anthropologie française, est réticent à l’égard du darwinisme : pour lui, l’anthropologie veut être une exploration essentiellement physique et anatomique, par la craniométrie. Et si elle se reconnaît dans le transformisme, cette anthropologie physique ne concède finalement que très peu au darwinisme lui-même du fait d’opinions polygénistes irréductibles, supposant l’existence de plusieurs souches originaires de l’homme, d’où la croyance dans une pluralité d’espèces humaines :

‘« La notion fondamentale du transformisme actuel, savoir que les êtres vivants sont des produits naturels, me paraît conduire logiquement à l’idée des origines multiples, affirme-t-il, multiples dans le temps, multiples dans l’espace, multiples aussi dans leurs formes primordiales »924.’

Or dans le champ universitaire, « c’est-à-dire essentiellement dans les facultés de médecine, c’est la conception de Broca qui prévaut »925. Il reste donc difficile de se prononcer sur le degré d’intégration des idées darwiniennes à la pensée de Lacassagne. L’idée de variation se trouve chez Alexandre Lacassagne. Tous les organismes varient, il n’y en a pas deux qui soient exactement semblables. L’infinie diversité des mesures anthropométriques qui peuvent être prises en est la meilleure preuve, mais on pourrait en donner de multiples autres exemples. Alexandre Lacassagne le constate également dans « la marche de l’ossification du crâne »926. Il affirme qu’ « il est admis aujourd’hui que, dans l’espèce humaine, la soudure se fait d’une manière différente chez les individus, mais qu’en général elle arriverait plus tard dans les races civilisées et chez les hommes intelligents que chez les idiots et dans les races sauvages »927. Or « la variabilité des êtres vivants et des espèces biologiques est la pierre angulaire de toute théorie évolutionniste »928. Il affirme par ailleurs, après Gall, que « l’encéphale [doit] s’accroître par le fonctionnement, comme les autres organes de l’économie »929. Plus on sollicite un organe, plus il devient performant et plus il grossit. Il le prouve par l’étude comparée de « 1° 190 docteurs en médecine ; 2° 133 soldats sachant lire et ayant au moins une instruction primaire ; 3° 72 soldats ne sachant pas lire ; 91 détenus »930 dont plus des trois quarts ont cependant reçu une instruction primaire. Il traduit ses observations sous forme statistique :

Tableau 8  : Tableau comparatif des dimensions du crâne en fonction du niveau d’instruction d’après Alexandre Lacassagne & Dr Cliquet, op.cit., 1878, p.15.
Diamètres Docteurs en médecine Soldats sachant lire Soldats illettrés Détenus Différences
Longitudinal. 85,29 mm 81,97 mm 79,13 mm 81,10 mm En faveur des docteurs :
4,56 mm
Antérieur
(bi-frontal)
48,91 mm 43,65 mm 42,35 mm 41,62 mm En faveur des docteurs :
6,37 mm
Postérieur
(bi-occipital)
52,58 mm 49,06 mm 50,27 mm 49,96 mm En faveur des docteurs :
2,82 mm

D’où il conclut, dans la logique imparable des catégories organisant cette statistique, que « la tête est plus développée chez les gens instruits qui ont fait travailler leur cerveau, que chez les illettrés ou les individus dont l’intelligence est restée inactive »931. La variabilité conçue par Lacassagne est donc, à l’instar de celle de Lamarck et de Darwin, en fonction directe du milieu ambiant et de l’organisme. « Les variations de toutes sortes et de tout degré sont directement ou indirectement causées par les conditions extérieures auxquelles chaque être organisé et surtout ses ancêtres ont été exposés »932. Enfin, la variabilité est transmissible par voie héréditaire. En effet, « ces développements successifs, répétés dans la longue durée des générations, finissent par persister en devenant un caractère de race »933. Par conséquent, les modifications qui interviennent dans l’ontogenèse, c’est-à-dire durant le développement individuel, peuvent s’inscrire telles quelles dans la phylogenèse, c’est-à-dire dans l’évolution des espèces. C’est notamment sur la base de cette croyance que se fonde la grande angoisse des tares hérédo-familiales qui traverse le XIXe siècle, dont l’avatar le plus emblématique est sans doute l’hérédo-syphilis934, et l’invention de l’hérédité morbide dont le corollaire, la dégénérescence, finit par hanter la société jusqu’aux dérives eugéniques du XXe siècle. Ces conceptions correspondent à la première période scientifique de la vie d’Alexandre Lacassagne, alors qu’il adhère aux idées développées par le criminologue italien Cesare Lombroso, chantre de la dégénérescence et de la recherche des stigmates de la criminalité. « En France, M. Lacassagne […] l’a suivi un des premiers, moins en disciple qu’en émule »935. Il faut dire que les règles de l’hérédité paraissent assez mystérieuses, et même très capricieuses. Si Mendel résout la question en 1865, date à laquelle il énonce ses fameuses lois, ses résultats sont largement ignorés par la communauté scientifique jusqu’à la fin du siècle936. Lacassagne les méconnaît, de même que Darwin qui affirme :

‘« Les lois qui régissent l’hérédité sont pour la plupart inconnues. Pourquoi, par exemple, une même particularité, apparaissant chez divers individus de la même espèce ou d’espèces différentes, se transmet-elle quelquefois, et quelquefois ne se transmet-elle pas ? Pourquoi certains caractères du grand-père, ou de la grand-mère, ou d’ancêtres plus éloignés, réapparaissent-ils chez l’enfant ? Pourquoi une particularité se transmet-elle souvent d’un sexe, soit aux deux sexes, soit à un sexe seul, quoi non pas exclusivement au sexe semblable »937. ’

Les facteurs biologiques sont alors prépondérants pour lui dans l’explication des causes de la criminalité. Alexandre Lacassagne affirme donc que la société est composée « d’individus dont l’évolution cérébrale est différente »938. L’évolution est bien un processus généralisé, mais tous les hommes n’avancent pas au même rythme. « Les couches supérieures, celles qui ont évolué le plus, sont les plus intelligentes : nous pouvons les appeler couches frontales ou antérieures. Les couches inférieures, ce sont les plus nombreuses, celles où prédominent les instincts : appelons-les couches postérieures ou occipitales. Entre elles, une série de couches marquée par des types où prédominent les actes, avec l’impulsion spéciale que peuvent donner les instincts ou les idées : ce sont les couches pariétales »939.

Mais dans un deuxième temps, Alexandre Lacassagne s’éloigne de la théorie lombrosienne, récusant les conceptions radicales de son fondateur, notamment sur la question de l’atavisme, que Gabriel Tarde définit comme une « hérédité de longue portée »940 et qui consiste dans la réapparition d’un caractère primitif après une ou plusieurs générations. Pour Lacassagne, « l’homme est un être […] modifiable et perfectible »941, modifiable mais perfectible pourrait-on dire. C’est-à-dire que l’évolution humaine ne saurait se faire que dans le sens d’un progrès. Il affirme : « Ce serait faire une confusion que d’assimiler l’atavisme à l’évolution ou au transformisme »942. En effet, l’atavisme c’est même le contraire de l’évolution puisque « c’est un phénomène en vertu duquel il se manifeste dans l’hérédité des accidents que l’on croit rattacher à l’influence d’un aïeul. Les anglais disent reversion, les allemands rückschlag ou coup en arrière »943. Selon M. Sergi, professeur d’anthropologie à l’Université de Rome dont les propos sont bien représentatifs de l’École italienne de criminologie, il existe « un atavisme préhumain, ou survivance des espèces inférieures et un atavisme humain, qui est la reproduction des structures ancestrales et principalement des formes morbides »944. C’est une idée contre laquelle Lacassagne s’élève. À partir de l’exemple des tatouages, dont Lombroso estime qu’ils sont la résurgence de coutumes sauvages, Lacassagne tempère sensiblement les théories du criminologue italien, « en insistant sur la parenté qu’il repère entre les tatouages et ces autres modes d’expression graphiques universels que sont, en particulier, les graffiti et les hiéroglyphes. […] L’utilisation de signes symboliques et d’un langage emblématique par les classes qui, selon [lui] “n’ont pas encore de meilleur moyen pour exprimer ce qu’elles sentent ou éprouvent, d’autant plus vivement qu’elles ont moins d’idées”945, lui permet, dans une conclusion d’une grande finesse, de se démarquer de la théorie de Lombroso »946. Il déclare ainsi : « Où Lombroso trouve des types anciens, tout à coup reproduits, nous ne voyons que des types retardés »947, vestiges d’une étape du développement normalement perdue dans les ténèbres de l’évolution. La nuance peut paraître subtile. Elle est cependant de taille. Criminel ou anormal, l’individu taré est frappé par un arrêt du développement. Ce n’est pas un retour atavique qui est en cause. L’évolution ne saurait faire machine arrière : l’inverti est, comme le criminel, un « attardé », un accident sur la route immuable de l’évolution. On peut rater le train de l’évolution, mais celui-ci ne peut rouler à l’envers. Il peut bien y avoir, « au niveau de l’individu, arrêt de développement et dégénérescence », mais pour Lacassagne, « cette étiologie n’est ni la seule ni la plus importante »948, ainsi que le souligne Patrick Tort. Lacassagne n’hésite toutefois pas à utiliser la notion de régression pour expliquer les crises générées par les influences nocives des différents agents sociaux. « L’alimentation, l’alcool, l’éducation ou encore les crises économiques, les “révolutions”, pouvaient déséquilibrer l’organisation cérébrale et, dans le “conflit inévitable” qui en résultait, Lacassagne estimait qu’il y avait “prédominance de la partie postérieure du cerveau sur l’antérieure” »949. Les instincts reprennent alors le dessus sur l’intelligence. Lacassagne n’évacue donc pas la prise en compte des facteurs innés, relevant d’une pathologie organique, dans le phénomène criminel, mais il considère l’acquis, déterminé par le milieu social, comme plus important. L’insistance sur le milieu social n’est donc pas incompatible avec l’idée du substrat organique du comportement criminel : « il y [a] dans la société des individus qui [sont] “esclaves de fatales dispositions organiques” qui proviennent soit de l’hérédité, soit du milieu social »950.

‘« Le professeur de médecine légale de Turin fait jouer un grand rôle à l’hérédité et même à l’atavisme le plus reculé. Lombroso a d’abord avancé que le criminel est un sauvage égaré dans notre civilisation. C’est tout à coup un nouvel échantillon de ces époques préhistoriques, revenu parmi nous avec les instincts et les passion d’un homme de la période quaternaire. Quelques années plus tard, après avoir étudié de près son sujet, cette première impression fut modifiée, et à grand renfort de mesures, de statistiques et de pourcentages, Lombroso soutint que le criminel-né était un homme pathologique, sur lequel on constatait des dispositions anatomiques ou des particularités que l’on rencontre, il est vrai, mais avec une moindre fréquence, chez les honnêtes gens. Enfin, dans une troisième manière, Lombroso assimile le délinquant au fou moral et il proclame que le criminel-né pourrait bien n’être qu’un épileptique.
L’École française, qui procède de Gall, de Broussais, de Morel, de Despine, a posé des principes différents et est arrivée à d’autres conséquences. Nous d’admettons pas ce fatalisme ou cette tare originelle et nous croyons que c’est plutôt la société qui fait et prépare les criminels »951.’

Lacassagne est transformiste : il croit au rôle du milieu dans le processus individuel d’évolution. Il considère qu’en amendant le milieu, on peut changer l’homme, pour le meilleur. Il récuse donc l’évolutionnisme philosophique sélectionniste de l’Angleterre victorienne si présent, en revanche, de l’autre côté des Alpes. Lacassagne était-il darwinien ? Non, pas au sens strict et originel du terme. Il prend un certain nombre de libertés avec ces théories parce que, les ayant assimilées, au sens strict du terme, il les a faites siennes. Il faut probablement plutôt le qualifier, avec Laurent Mucchielli, de « néolamarckien »952. Il adhère, comme l’immense majorité des savants de son temps aux théories de l’évolution, qui font en quelque sorte partie de l’esprit de son époque (Zeitgeist). Il en use alors qu’elles sont pleinement intégrés à l’outillage mental des scientifiques, et développe des conceptions optimistes originales.

Notes
858.

Sur ce point, voir Adeline Chainais, Carole Fillière, Mercedes Gómez-García Plataet alii, « La transmission culturelle. Le cas de l’évolutionnisme en Espagne (fin XIXe-début XXe siècle). En ligne : http://crec.univ-paris3.fr/hist_cult.php [Article consulté le 23 juillet 2008]

859.

August Schleicher, La Théorie de Darwin et la science du langage, 1863. Cité par Patrick Tort, Évolutionnisme et linguistique, Paris, Vrin, 1980, p.5.

860.

Claude Blanckaert, Les politiques de l’anthropologie. Discours et pratiques en France (1860-1940), Paris, L’Harmattan, 2001, p.9.

861.

Sylvie Chaperon, Les origines de la sexologie (1850-1900), Paris, Audibert, 2007, p.9.

862.

Théodule Ribot, op.cit., 1870, p.148. [BML FA 428742]

863.

« La transmission culturelle. Le cas de l’évolutionnisme en Espagne (fin XIXe-début XXe siècle). En ligne : http://crec.univ-paris3.fr/hist_cult.php [Article consulté le 23 juillet 2008] C’est moi qui souligne.

864.

Théodule Ribot, op.cit., 1870, p.145. [BML FA 428742]

865.

Théodule Ribot, op.cit., 1870, p.147. [BML FA 428742]

866.

Idem.

867.

Ce n’est pas le lieu ici de revenir sur ces débats. Signalons simplement la résurgence périodique et multiforme du créationnisme, théorie biblique plus ou moins adaptée selon les circonstances et les courants, de la création séparée des espèces par un dieu personnel omniscient ; ou au contraire la référence radicale, exclusive et sommaire aux concepts fondateurs de la théorie sélective qui conduit à des conclusions illégitimes et contraires à la logique expressément développée par Darwin au fil de sa réflexion biologique et anthropologique, et à un néo-darwinisme social fondé sur la compétition et la sélection.

868.

« Darwinisme », in Pierre Larousse, Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, Tome 6, 1870, p.125, 1e colonne.

869.

Pour cette approche de la pensée de Darwin, on est largement redevable aux écrits de Patrick Tort, notamment :

Patrick Tort, Darwin et le darwinisme, Paris, PUF, 1997, 128 p.

Patrick Tort, « L’effet réversif de l’évolution. Fondements de l’anthropologie darwinienne », in Patrick Tort (dir.), in Darwininisme et société, Paris, PUF, 1992, p.13-46.

870.

Mathias Duval, « Le Transformiste français Lamarck. Septième conférence transformiste annuelle (20 juin 1889) », in Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris, 1889, p.3. [BML FA 140205]

Il faut aussi mentionner les analyses de Denis Buican, La Révolution de l’évolution. L’évolution de l’évolutionnisme, Paris, PUF, 1989, 339 p. Voir notamment le chapitre 6.

871.

Idem.

872.

Mathias Duval, op.cit., 1889, p.21. [BML FA 140205]

873.

Mathias Duval, op.cit., 1889, p.3. [BML FA 140205]

874.

Charles Darwin, L’Origine des espèces, Paris, Flammarion, 1992, p.130.

875.

Yvette Conry, L’introduction du darwinisme en France au XIXe siècle, Paris, Vrin, 1974, p.19.

On peut aussi se référer à David L. Hull, Darwin and his critics. The reception of Darwin’s theory of evolution by the scientific community, Harvard University, Press, 1973, XII-473 p.

Thomas S. Glick (ed.), The comparative reception of Darwinism, University of Texas Press, 1974, IX-505 p.

876.

Idem.

877.

Sur ce point, voir :

Claude Blanckært, « L’anthropologie au féminin : Clémence Royer », Revue de synthèse, n°105, 1982, p.23-38.

Geneviève Fraisse, Clémence Royer. Philosophe et femme de sciences, Paris, La Découverte, 2004, 196 p.

Joy Harvey, « Strangers to each others : male and female relationships in the life and work of Clemence Royer », in P.G. Abir-Am et D. Outram (eds.) Uneasy careers and intimitate lives : women in science, 1789-1979, Tugers University Press, 1987, XII-365 p.

878.

Charles Darwin publie pour la première fois On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or The Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life en 1859, date que l’on retient généralement comme celle de la naissance de la théorie de l’évolution. Pourtant, la théorie de l’évolution n’est pas l’œuvre d’un seul homme. Un autre naturaliste anglais, Wallace, est arrivé, indépendamment de Darwin, à des conclusions analogues. Et avant eux, l’opinion selon laquelle les végétaux et les animaux n’ont pas toujours eu l’aspect que nous connaissons a été émise par plusieurs auteurs, notamment Lamarck, qui défendait une théorie complète de la transformation des espèces, Buffon, Benoît de Maillet ou Érasme Darwin, le grand-père de Charles.

Sur ce point, voir : « Les antécédents du darwinisme », in « Darwinisme », in Pierre Larousse, Op.cit, 1870, p.125-128.

Denis Buican, op.cit., 1989, 339 p.

879.

« Il est étrange de constater combien la nationalité influence l’opinion ; il se passe rarement une semaine sans que j’entende parler de quelque naturaliste partageant mes vues en Allemagne, et accordant souvent une valeur exagérée à mes travaux ; pendant qu’en France, je n’ai pas entendu parler d’un seul zoologiste, à l’exception de M. Gaudry (et seulement partiellement) qui s’accorde avec moi ». Francis Darwin (ed.), The Life and Letters of Charles Darwin, New York, Appleton, 1887, vol.II, p.299. Cité par Richard W. Burkhardt, « Compte-rendu de lecture à propos de L’introduction du Darwinisme en France au XIXe siècle par Yvette Conry », in Isis, vol.67, n°3, septembre 1976, p.494. Traduction de l’auteur.

880.

Yvette Conry, op.cit., 1974, p.29-30.

881.

Yvette Conry, op.cit., 1974, p.18.

882.

Idem.

883.

Pour une synthèse à ce sujet, voir Denis Buican, op.cit., 1989, chapitre 4 : p.80-101.

884.

« Darwinisme », in A. Dechambre (dir.), Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Tome 25 : « Cys-Dat » , Paris, Masson-Asselin, 1880, p.731. BML FA 404397

885.

Mathias Duval, in op.cit., 1889, p.1. [BML FA 140205]

886.

Idem.

887.

Mathias Duval, op.cit., 1889, p.3. [BML FA 140205]

888.

J. Assézat, Revue d’anthropologie, 1874, p.332.

889.

Ernest Hæckel, Histoire de la Création des Êtres organisés, d’après les lois naturelles. Conférences scientifiques sur la doctrine de l’évolution en général et celle de Darwin, Goethe et Lamarck, trad. de Charles Letourneau, Paris, Reinwald, 1874, p.13. [BML FA 481143]

890.

Yvette Conry, op.cit., 1974, p.45.

891.

A. Dechambre, M. Duval et L. Lereboullet, Dictionnaire usuel des sciences médicales, Paris, Masson, 3e édition, 1892, p.468. BML FA 130256

892.

Selon l’expression d’Yvette Conry, op.cit., 1974, p.32.

893.

Yvette Conry, op.cit., 1974, p.33.

894.

Théodule Ribot, op.cit., 1870, p.147. [BML FA 428742]

895.

Chapitre I de la partie de l’ouvrage consacrée à Herbert Spencer, p.152-175.

896.

Théodule Ribot, op.cit., 1870, p.153. [BML FA 428742]

897.

Patrick Tort, « L’effet réversif de l’évolution. Fondements de l’anthropologie darwinienne », in Patrick Tort (dir.), Darwinisme et société, Paris, PUF, 1992, p.13.

898.

Idem.

899.

Yvette Conry, op.cit., 1974, p.34.

900.

Yvette Conry, op.cit., 1974, p.20.

901.

Le relevé exhaustif de ces dix références, auxquelles il faut ajouter six ouvrages de Charles Letourneau se trouve dans l’inventaire des sources.

902.

Idem.

903.

Yvette Conry, op.cit., 1974, p.24.

904.

Notice explicative au catalogue du fonds Lacassagne, p.I. BML FA 141946

905.

Le docteur G. Morache est professeur de médecine légale à la Faculté de médecine de Bordeaux et médecin inspecteur d’armée. Les thèses en question sont les suivantes :

Louis Jacquin, Étude historique et critique sur les théories de la vie dans la Médecine et la Philosophie grecques et latines, Bordeaux, Impr. du Midi, 1898, 128 p. BML FA 137579

René-Adolphe Potel, Genèse et descendance. Étude critique d’un conflit moderne (Contribution à l’Histoire de la Biologie), Bordeaux, Imp. Commerciale et Industrielle, 1905, 78 p. BML FA 137586

906.

Louis Vervæck, Les recherches sur la mutation de la plante : leur intérêt anthropologique. L’importance dans l’évolution des phénomènes de mutation. Communication faite à la Société d’Anthropologie de Bruxelles dans les séances des 28 décembre 1910 et 29 avril 1912, Bruxelles, Hayez, 1912, 45 p. BML FA 137584

907.

René Larger, « De l’Extinction des Espèces par la dégénérescence ou Maladie des Rameaux Phylétiques », in Bulletin de la Société d’Histoire Naturelle et de Palethnologie de la Haute-Marne, Chaumont, Impr. Andriot-Moissonnier, 1911, 49 p. BML FA 137585

908.

Prof. Enrico Morselli, « Il Darwinismo E l’Evoluzionismo », Rivista di Filosofia Scientifica, Anno X°, vol.X°, serie 2a, Milano, Dumolard, 1891. [BML FA 137588]

909.

Alfred Giard, Œuvres diverses réunies et rééditées par les soins d’un groupe d’élèves et d’amis. I. Biologie générale, Paris, 1911, 590 p. [BML FA 135158]

910.

Alfred Giard, op.cit., 1911, p.98. [BML FA 135158]

911.

J’en veux pour preuve les dédicaces des deux articles de Duval conservés dans le fonds Lacassagne : À mon ami, le Prof. Lacassagne. Souvenir affectueux » lit-on dans  Mathias Duval, « Le transformisme », in Revue d’Anthropologie, Paris, S.d. [1882 ou 1883], p.211-278 [BML FA 137587]. Ailleurs, Duval se dit aussi son « dévoué camarade et collègue ». Voir Mathias Duval, op.cit., 1889, 39 p. [BML FA 140205]

912.

Mathias Duval, « Le transformisme », op.cit., [1882 ou 1883], p.213. [BML FA 137587]

913.

Consécutivement à la mort du naturaliste, la Société d’anthropologie de Paris décide d’instituer « une conférence annuelle transformiste, pour marquer la portée de la doctrine de l’évolution dans les différents ordres d’études qui font l’objet de ses discussions ».

914.

Idem.

915.

Léonce Manouvrier, « Deuxième étude sur le pithécantrhopus erectus comme précurseur présumé de l’homme », in Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris, tome VI, IVe série, 1895, p.553-651. BML FA 137602

916.

Dr Testut, « Recherches anthropologiques sur le squelette quaternaire de Chancelade (Dordogne) », in Bulletin de la Société d’anthropologie de Lyon, 1890,p.131-246 + 10 pl. BML FA 137603.

917.

Mention manuscrite de Lacassagne dans Dr Testut, op.cit., 1890, p.209. BML FA 137603

918.

Sur ce point, voir Nathalie Richard, L’invention de la préhistoire. Une anthologie, Paris, Presses Pocket, 1992, 349 p.

Pour cet auteur, l’ « invention » de la préhistoire date de 1859, lors de la reconnaissance des travaux de Jacques Boucher de Perthes, mais la mise en place d’institutions, signes de la légitimation de cette science est plus tardive. En effet, la préhistoire est, à l’origine, une science d’amateurs et d’autodidactes, et reste longtemps exclue de l’Université. Le premier cours de préhistoire donné en France l’est dans le cadre de l’École d’anthropologie, prolongement de la Société d’anthropologie de Paris, créée en 1876. C’est Gabriel de Mortillet qui le dispense.

919.

Notes manuscrites d’Alexandre Lacassagne. Pièce n°2 du dossier de pièces manuscrites sur le positivisme [BML FA Ms5229]

920.

Yvette Conry, op.cit., 1974, p.36.

921.

Sur ce point, voir Claude Blanckaert, « Les usages de l’anthropologie », in Claude Blanckaert (dir.), op.cit., 2001, p.9-26.

922.

Alexandre Lacassagne, « Méthodes et tendances de l’anthropologie contemporaine », in La Revue scientifique de la France et de l’étranger. Revue des cours scientifiques (3e série), Paris, Bureau des Revues, Tome VII, 1884, p.401. [BML FA 135407] C’est moi qui souligne

923.

Voir le compte-rendu qu’on en trouve dans les Archives d’anthropologie criminelle en 1889.

924.

Paul Broca, in Revue scientifique, VII, 1870, § III.

925.

Laurent Mucchielli, La découverte du social. Naissance de la sociologie en France, Paris, La Découverte, 1998, p.43.

926.

Alexandre Lacassagne & Cliquet, « De l’influence du travail intellectuel sur le volume et la forme de la tête », in Annales d’Hygiène publique, Paris, Baillière, 1878, p.1. BML FA 427564

927.

Alexandre Lacassagne & Cliquet, op.cit., 1878, p.8. BML FA 427564

928.

Denis Buican, Histoire de la génétique et de l’évolutionnisme en France, Paris, PUF, 1984, p.30.

929.

Alexandre Lacassagne & Cliquet, op.cit., 1878, p.8. BML FA 427564

930.

Alexandre Lacassagne & Cliquet, op.cit., 1878, p.14. BML FA 427564

931.

Alexandre Lacassagne & Cliquet, op.cit., 1878, p.17. BML FA 427564

932.

Charles Darwin, op.cit., 1992, p.524.

933.

Alexandre Lacassagne & Cliquet, op.cit., 1878, p.17-18. BML FA 427564

934.

Sur ce point, voir notamment Alain Corbin, « L’hérédo-syphilis ou l’impossible rédemption. Contribution à l’histoire de l’hérédité morbide », in Romantisme, Vol.11, n°31, 1981, p.131-150.

935.

Gabriel Tarde, La philosophie pénale, Lyon, Storck, 1890, p.27. [BML FA 135193]

936.

Sur ce point, voir Denis Buican, op.cit., 1984, p.77-sq.

937.

Charles Darwin, op.cit., 1992, p.58.

938.

Alexandre Lacassagne, « Marche de la criminalité en France de 1825 à 1880. Du criminel devant la science contemporaine », in Revue Scientifique, 1881, n°1, p.674. BML FA 135385

939.

Idem.

940.

Gabriel Tarde, op.cit., 1890, p.231. [BML FA 135193]

941.

Dossier de notes diverses, la plupart autographes. BML FA Ms5172 pièce 313

942.

Alexandre Lacassagne, « Intervention consécutive à l’exposé de M. Sergi, Congrès d’Anthropologie criminelle de Rome », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1886, p.181.

943.

Alexandre Lacassagne, « Intervention… », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1886, p.182.

944.

M. Sergi, « Exposé au Congrès d’Anthropologie criminelle de Rome », in Archives de l’anthropologie criminelle, 1886, p.181.

945.

Alexandre Lacassagne, Les tatouages. Étude anthropologique et médico-légale, Paris, Baillière, 1881, p.115. [BML FA 135321]

946.

Régine Plas, « Tatouages et criminalité », in Laurent Mucchielli (dir.), op.cit., 1995, p.160.

947.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1881, p.115. [BML FA 135321]

948.

Patrick Tort, « L’histoire naturelle du crime. Le débat entre les écoles italienne et française d’anthropologie criminelle. Lombroso, Lacassagne, Tarde », in Patrick Tort, La raison classificatoire, Paris, Aubier, 1989, p.473.

949.

Marc Renneville, « La réception de Lombroso en France », in Laurent Mucchielli (dir.), op.cit., 1995, p.113.

950.

Idem.

951.

Alexandre Lacassagne, « Discours prononcé à la séance d’ouverture du IIe congrès national du patronage des libérés (session de Lyon, juin 1894) », in Revue occidentale, 1894, p.253-254.

952.

Voir notamment « L’héritage phrénologique et néolamarckien de Lacassagne », in Laurent Mucchielli, op.cit., 1998, p.60-62.