3. La sociologie criminelle : Lacassagne versus Tarde et Durkheim

C’est également à Auguste Comte que l’on doit l’invention du mot « sociologie » en 1839, qui remplace l’expression de « physique sociale, ou étude des phénomènes sociaux considérés comme formant un règne d’effets naturels soumis à des lois comme les phénomènes physiques ou biologiques »1066. Mais ce qu’il désigne par ce terme n’est pas particulièrement inédit. Il s’agit de l’étude de l’organisation et de l’évolution des sociétés, qui se trouve être l’aboutissement ultime de la pensée scientifique car, « à la suite d’une longue évolution sociale, nos dispositions intellectuelles et morales se sont considérablement améliorées ; il faut donc étudier préalablement l’organisation et l’histoire des sociétés, pour juger l’homme dans son état présent de civilisation »1067. En fait, les choses sont plus complexes. « La sociologie [c’] est en même temps l’ensemble du système des sciences, une philosophie de la science couronnant la hiérarchie du progrès intellectuel humain dans l’état positif, et également une science particulière qui étudie la société humaine »1068. Mais progressivement, au cours du XIXe siècle, cette définition s’affine, en même temps que celle de l’objet de cette discipline nouvelle. Au cours des années 1860-1870, le dogme positiviste est petit à petit abandonné au profit d’une nouvelle sociologie plus positive et plus systématique. Cette période méconnue de l’histoire de la sociologie française1069 conditionne l’apparition des travaux d’Alfred Espinas (1844-1922), et, plus tard, ceux d’Émile Durkheim (1858-1917). Alexandre Lacassagne, qui adhère au positivisme comme on l’a montré plus haut, se forme justement dans ces années-là. Les ouvrages qu’il rassemble dans sa bibliothèque sont d’ailleurs caractéristiques de cette période de gestation de la sociologie. Il possède notamment ceux d’Alfred Espinas1070. L’entrée « Sociologie » du catalogue de son fonds renvoie à plus de 130 références, dont la diversité dit assez l’ampleur des champs de recherche arpentés par la discipline nouvelle. La sociologie se situe alors à un moment charnière de son histoire : entre 1865 et 1885, c’est l’ « apogée des modèles naturalistes appliqués aux sciences sociales »1071, mais bientôt de nouvelles approches, qui rompent avec ce biologisme, se font jour. La réflexion d’Alexandre Lacassagne est pétrie de ces évolutions et de ces débats. Mais, en sa qualité de médecin légiste, c’est plus particulièrement la « sociologie criminelle » – une cinquantaine d’ouvrages dans sa bibliothèque – qui intéresse Lacassagne. Cette « sociologie de la déviance » ainsi que la désigne Denis Szabo1072, est un chapitre majeur dans la sociologie de langue française. Émile Durkheim et Gabriel Tarde en sont les deux figures principales. C’est maintenant à l’aune de la réflexion de ces deux auteurs sur le crime et le criminel, centres d’intérêt fondateurs pour le médecin lyonnais, que nous voulons nous efforcer de comprendre l’œuvre d’Alexandre Lacassagne. Comment se positionne-t-il au sein des débats qui agitent alors la discipline ? Que leur emprunte-t-il ? Bref, Lacassagne est-il vraiment le sociologue qu’on a souvent présenté, en l’opposant à Lombroso ?

Il faut attendre le courant des années 1870 pour voir se clarifier la définition de la sociologie. Selon le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, c’est la « science des questions politiques et sociales, […] la science de la société »1073. Comment s’y prendre pour étudier les phénomènes sociaux ? Comte proclame qu’ils sont des faits naturels, soumis à des lois naturelles. Sur ce point non plus, il n’est pas particulièrement novateur. « Déjà en 1794, dans son livre ayant pour titre l’Introduction à une histoire générale de l’espèce humaine, Kant établissait d’une manière formelle que les phénomènes sociaux doivent être regardés comme aussi réductibles à des lois naturelles que tous les autres phénomènes de l’univers »1074. Le changement dans l’appréciation de la nature de ces phénomènes n’en est pas moins révolutionnaire parce qu’il autorise l’homme à prétendre intervenir sur eux. En effet « on a d’abord attribué aux faits sociaux une dépendance surnaturelle : ils étaient conçus comme émanant de la volonté de plusieurs dieux ou d’un seul [… mais] c’est maintenant une idée fort accréditée que nous pouvons modifier les phénomènes sociaux »1075. Auguste Comte est un précurseur. La sociologie française ne se développe pas immédiatement à sa suite, mais « connaît un vide entre l’année de [sa] mort […] et celle de la première œuvre de Durkheim »1076, soit entre 1857 et 1893. Mais sa définition du fait social demeure et, bien des années plus tard, Durkheim développe à sa suite une conception explicitement naturaliste du social, affirmant constamment la nécessité, fondée en raison, de considérer les faits sociaux comme des faits naturels. La société est une réalité naturelle : «… si la société est une réalité spécifique, elle n’est pas cependant un empire dans un empire ; elle fait partie de la nature, elle en est la manifestation la plus haute. Le règne social est un règne naturel, qui ne diffère des autres que par sa complexité plus grande »1077. En conséquence, la sociologie ne peut être qu’une science naturelle et les médecins, qui les premiers se passionnent pour elle, sont pleinement légitimes à mener leurs analyses biologisantes des réalités sociales. Mais si la réalité sociale est une réalité naturelle, et comme telle soumise au déterminisme universel, elle n’en est pas moins une réalité spécifique, irréductible à toute autre, et qui n’est susceptible d’être expliquée que par ses propres principes. À bien y regarder, le naturalisme de Durkheim est un naturalisme méthodologique : s’il insiste tant que le caractère naturel du social, et sur l’appartenance de la société à la nature, c’est pour que le social, la société, puisse, comme tout ce qui existe dans la réalité, être soumis aux explications rationnelles, puisse être objet de science, d’une science aussi positive que les autres. Il se trouve donc bien loin d’un naturalisme biologisant et héréditariste, si florissant dans certaines branches de la science à son époque, qui prétend immerger le social dans la nature en niant sa spécificité et l’« expliquer » par le sang, la race, l’atavisme ou les instincts, et qui fonctionne finalement comme une idéologie de la justification des inégalités sociales par l’ordre naturel et la soumission de l’individu aux intérêts supérieurs de l’espèce, ou d’une fraction de celle-ci. Il récuse donc tout réductionnisme biologique. Sur ce point, il s’accorde avec Gabriel Tarde, dont la sociologie se pose d’abord contre les excès d’un naturalisme étendu aux sciences sociales. Lacassagne fait preuve quant à lui d’un naturalisme plus affirmé. Si on le présente souvent comme le chantre du « milieu social », il convient de souligner que cette expression employée par lui n’a pas la même signification que dans la bouche des criminologues contemporains. Ainsi, il distingue trois catégories de criminels : les criminels de sentiments ou d’instincts, « incorrigibles »1078 ; les criminels de pensée, considérés comme aliénés, dont l’état est dû à une hérédité ou une disposition acquise ; et les criminels d’actes, agissant « par passion ou par occasion », catégorie la plus fréquente. Pour les deux premières catégories, ce sont des facteurs naturels, organiques, qui expliquent le comportement du délinquant. Seuls ceux qui relèvent de la dernière catégorie agissent véritablement sous l’influence du « milieu social » : il intervient comme un aiguillon qui révèle des instincts innés. « L’acte criminel reste chez chaque individu entièrement dépendant de sa constitution cérébrale »1079. Les deux explications, biologique et sociale, se superposent. L’analyse du phénomène criminel développée par Lacassagne repose donc bien sur un déterminisme naturel : certains individus sont de nature criminelle, mais c’est la société qui agit comme un révélateur de ces natures perverties. « Ainsi le “milieu social” de Lacassagne n’a rien à voir avec une conception psycho-sociologique moderne du milieu comme agent fondamental dans la construction des bases de la personnalité criminelle »1080. Lacassagne n’est pas sociologue même s’il adhère, au moins partiellement, aux idées de Tarde pour lequel « en admettant même comme certaines les données anthropologiques, [… il faut toutefois] qu’elles comportent une interprétation sociologique, bien préférable à l’interprétation trop exclusivement biologique »1081.

Il n’en demeure pas moins qu’il adhère à certaines conceptions développées par la sociologie. Lacassagne partage avec Durkheim son approche néo-kantienne de la société : empruntant au philosophe Paul Renouvier l’axiome selon lequel « un tout n’est pas égal à la somme de ses parties », il considère que « la société n’est pas une simple somme d’individus, mais quef le système formé par leur association représente une réalité spécifique qui a ses caractères propres »1082. C’est donc dans la nature de cette réalité qu’il faut aller chercher les causes déterminantes des faits qui s’y produisent, et c’est dans la totalité sociale, non dans les unités qui la composent (les individus) que peuvent être trouvées les explications. D’où la règle d’or de la sociologie durkheimienne, très tôt affirmée et toujours réitérée : « Les faits sociaux ne peuvent être expliqués que par des faits sociaux », « le social en tant que tel doit s’expliquer par du social ». On trouve cette même conception organiciste de la société chez Alexandre Lacassagne : « Il ne faut […] pas considérer les hommes comme des individus particuliers, des êtres isolés, mais bien comme les parties d’un même organisme »1083, fonctionnant donc comme un tout, en interaction. « Nous savons d’une façon positive, affirme-t-il, qu’il ne faut pas considérer les hommes comme des êtres isolés, des individus particuliers, mais bien comme les parties d’une collectivité, dépendant d’un groupe social, la famille, la commune, la patrie »1084. Par conséquent, les individus qui composent la société ont des obligations les uns envers les autres, car le dysfonctionnement d’un seul nuit à l’ensemble de l’édifice. Les parties sont soumises au tout : la dépendance mutuelle entre elles est telle que l’activité et la vie de chacune n’est possible que par l’activité et la vie du reste. La vie d’une société ainsi conçue est indépendante des destins particuliers qui la composent. Cette conception est également anti-égalitariste : dans un organisme, chacune des parties a ses fonctions, et toute ne sont pas également importantes. « Avec les idées d’égalité partout répandues et fièrement acceptées, les esprits faibles et superficiels ne voient que l’égalité dans les apparence, même habit, alimentation semblable. C’est l’uniformité qui est rêvée »1085.

Mais c’est surtout une communauté d’intérêt pour la sociologie de la déviance qui nous conduit à analyser conjointement la pensée de Lacassagne, de Durkheim et de Tarde, ou plutôt à tenter d’éclairer la pensée du médecin lyonnais par celle des deux sociologues. Émile Durkheim développe des conceptions originales sur le crime, suscitant l’incompréhension chez ses contemporains. Dans Les règles de la méthode sociologique, il déclare que le crime a une fonction dans la société et qu’il est par conséquent normal1086, bien qu’il soit non conforme aux normes sociales. Il est présent dans toutes les sociétés, ce qui fait de lui un phénomène normal puisque la généralité est une caractéristique de la normalité. « Partout et toujours, il y a eu de ces hommes qui se conduisaient de manière à attirer sur eux la répression pénale »1087. Le crime ne se définit pas en soi, mais par la répression qui s’exerce à son encontre : « Nous appelons de ce nom tout acte qui, à un degré quelconque, détermine contre son auteur cette réaction caractéristique qu’on nomme la peine »1088. Le crime est un trouble de l’ordre dominant : « un acte est criminel quand il offense les états forts et définis de la conscience collective »1089. Et la réaction pénale est justifiée :

‘« Puisque donc les sentiments qu’offense le crime sont, au sein d’une même société, les plus universellement collectifs qui soient, puisqu’ils sont même des états particulièrement forts de la conscience commune, il est impossible qu’ils tolèrent la contradiction. Surtout si cette contradiction n’est pas purement théorique, si elle s’affirme non seulement par des paroles, mais par des actes, comme elle est alors portée à son maximum, nous ne pouvons manquer de nous raidir contre elle avec passion. Une simple remise en état de l’ordre troublé ne saurait nous suffire ; il nous faut une satisfaction plus violente. La force contre laquelle le crime vient se heurter est trop intense pour réagir avec tant de modération. D’ailleurs, elle ne pourrait le faire sans s’affaiblir, car c’est grâce à l’intensité de la réaction qu’elle se ressaisit et se maintient au même degré d’énergie »1090.’

Mais c’est un phénomène social normal. Durkheim prend donc le contre-pied de la conception pathologique du crime : non seulement c’est « un phénomène inévitable quoique regrettable, dû à l’incorrigible méchanceté des hommes »1091, mais c’est encore « un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine »1092. Loin du criminel « microbe » de Lacassagne, le sociologue affirme : « Contrairement aux idées courantes, le criminel n’apparaît plus comme un être radicalement insociable, comme une sorte d’élément parasite, de corps étranger et inassimilable, introduit au sein de la société ; c’est un agent régulier de la vie sociale »1093. On sait la controverse que ces conceptions déclenchent. Gabriel Tarde notamment oppose à Durkheim une définition paradoxale du phénomène criminel : s’il reconnaît que « le crime est un fait social comme un autre », il en fait « un phénomène antisocial en même temps ». C’est « un cancer [qui] participe à la vie d’un organisme, mais en travaillant à sa mort »1094. Quels sont les points sur lesquels les analyses de Durkheim et Tarde divergent1095 ? En fait, ce n’est pas tant sur l’objet de ces réflexions, le crime, que sur la méthode d’appréhension de ce phénomène, qu’ils sont en désaccord. Alors que Tarde construit sa réflexion à partir de l’individu, Durkheim raisonne quant à lui en partant de la société. Les deux hommes s’opposent également sur la définition de la normalité. Pour Durkheim, est normal ce qui est universel : parce qu’il n’existe pas de société sans crime, le crime est un phénomène social normal. Tarde récuse cette conception et, afin de distinguer le normal de l’anormal, il fait intervenir la notion de finalité, reprenant la définition de la normalité de Stuart Mill : l’état normal c’est l’état le plus élevé que l’on puisse atteindre, le normal est donc un idéal. Le crime n’y a donc évidemment pas sa place. Où Lacassagne se situe-t-il dans ce débat ? Sans surprise, il penche plutôt du côté de Tarde. Il définit le crime comme « tout acte nuisible à l’existence d’une collectivité humaine »1096, et se prononce clairement sur sa dimension pathologique. Il considère même que « tout crime est un obstacle au progrès », considérant donc que le criminel entrave la marche de l’humanité en route vers l’accession à la normalité, état vers lequel l’évolution la fait naturellement tendre.

Cette communauté de vue ne nous surprend guère. Alexandre Lacassagne fait partie des proches de Gabriel Tarde qui co-dirige avec lui les Archives de l’anthropologie criminelle à partir de 18931097, et dont les théories criminologiques accordant aux facteurs physiques et anthropologiques un rôle bien moindre que les facteurs sociaux dans la genèse du crime influencent largement l’école lyonnaise dite « du milieu social ». Au moment de son décès il écrit ainsi : « Il nous a montré si nettement l’intensité de sa vie intérieure et comme les replis de son cœur, que nous nous imaginons posséder comme une partie de lui-même »1098. Les deux hommes entretiennent une correspondance régulière. D’ailleurs, dès 1894, la collaboration entre les deux hommes s’inscrit sur la couverture même de la revue [Fig.26], qui théoriquement divisée, en une « partie biologique » dont Lacassagne a la charge, et une « partie sociologique » dévolue à Tarde.

Fig.26 : Couverture des Archives de l’anthropologie criminelle pour l’année 1894.

Outre la division en deux parties, « biologique » assumée par Lacassagne, et « sociologique » dirigée par Tarde, on note la liste de prestigieux collaborateurs : Bertillon, Coutagne, Dubuissson, Garraud, Ladame et Manouvier.

Cette distribution des rôles est très claire : Lacassagne s’intéresse à la sociologie, il intègre certaines de ses théories à sa propre réflexion, mais il ne devient pas pour autant sociologue. Selon Laurent Mucchielli, il existerait une contradiction fondamentale entre médecine et sociologie. En effet, les médecins auraient assimilé un « habitus intellectuel : l’idée qu’il y a un lien direct et nécessaire du physique au moral, en l’occurrence qu’un comportement déviant est forcément le résultat d’un organisme déficient. Nous sommes là devant une “mentalité scientifique comme disait Jacques Roger, un ensemble d’idées et de préjugés déterminant des évidences de raisonnement et constituant un “outillage mental” (Lucien Febvre) qui s’impose aux acteurs d’un même groupe social »1099. L’analyse des ouvrages consacrés respectivement par Lacassagne et Durkheim au phénomène du suicide est très éclairante sur ce point. L’un et l’autre l’ont étudié. Le médecin lyonnais publie en 1896, soit un an avant la parution du grand ouvrage d’Émile Durkheim, une étude sur Les suicides à Lyon 1100. Bien sûr, l’étude de Lacassagne n’a pas l’importance de celle du sociologue. Il n’en demeure pas moins que la comparaison des deux ouvrages permet de définir plus clairement le domaine de chacun. Alexandre Lacassagne appréhende le suicide comme une « pathologie sociale [mais] aussi comme un procédé de sélection, l’élimination des natures égoïstes [donc retardées si on en croit le principe évolutionniste selon lequel la nature humaine évolue dans le sens d’un altruisme toujours accru], déséquilibrées »1101. Il en propose une étude statistique partielle car « les renseignements nécessaires pour une étude des suicides dans notre ville ne sont relevés que depuis neuf ou dix ans »1102. Lacassagne s’intéresse aux variations saisonnières du phénomène : « Le graphique de tous les suicides montre le maximum en juin, il y a d’autres élévations en avril, août, novembre. Les abaissements en mai, juillet, octobre »1103. Il souligne que la tendance au suicide augmente avec l’âge : « Pour l’homme, la tendance au suicide augmente en avançant dans la vie. […] Si au lieu des chiffres bruts, nous avions les chiffres proportionnels, nous verrions que la tendance au suicide augmente avec la durée de la vie »1104. Mais il ne prend pas de telles précautions avec les chiffres quand il examine le phénomène « par état civil » [Tableau 9].

Tableau 9 : Nombre de suicides en fonction de l’état civil d’après Alexandre Lacassagne, op.cit., 1895, p.3.
  Célibataire Marié Veuf Divorcé Inconnu
Année H F H F H F H F H F
1884 26 8 33 13 14 5     3  
1885 25 7 36 12 8 5        
1886 28 11 38 6 18 8        
1887 26 10 38 12 6 9        
1888 32 8 47 4 17 7 1      
1889 32 13 33 8 13 6     1 1
1890 24 9 42 10 14 6   1    
1891 37 19 48 10 19 5 1      

Les hommes mariés seraient plus nombreux à se suicider que les célibataires ou les veufs. Il est probable que la pondération de ces chiffres, en fonction du pourcentage de la population que représente respectivement chacune de ces catégories de l’état civil, donnerait des résultats plus nuancés. Suit un long développement sur les moyens employés, au cours duquel on apprend, entre autres, que « la pendaison est le plus fréquent des procédés de suicide, à peu près le tiers […]. La submersion vient en seconde ligne avec 28 %. L’asphyxie par le charbon, les armes à feu ont à peu près la même fréquence, soit 12 %. Viennent ensuite la précipitation avec 8 % et l’empoisonnement avec 4 % »1105. Mais Lacassagne s’en tient à ces constatations. Il ne tire aucune conclusion, se garde bien d’énoncer des lois. Il précise que la série statistique dont il dispose est trop brève pour qu’il puisse tirer des règles générales de ses observations. « La période n’est pas assez longue pour tirer de ces résultats des conclusions nettes et évidentes ; il faut un grand nombre d’années pour établir la constance d’un phénomène ou les lois qui le régissent »1106. On en reste au stade du constat. Si Lacassagne étudie le phénomène du suicide à Lyon en faisant jouer différents critères : la saison, le sexe, l’état civil, il ne théorise pas. Il se contente de se livrer comme Durkheim à ce que l’on appelle aujourd’hui des analyses multivariées.

Pour étudier ce qui peut sembler être le crime antisocial par excellence, Émile Durkheim recourt à une démarche « causale » : il s’agit de rendre compte d’un fait social par sa mise en relation avec un autre fait social, selon une démarche qui s’apparente à celle de la démarche épidémiologique en médecine. Pour essayer de comprendre quels facteurs sociaux sont liés au suicide, Durkheim recherche des relations statistiques existant entre la fréquence des suicides et la situation sociale et matrimoniale, la religion d’appartenance, l’activité professionnelle, etc. Il met ainsi en évidence le fait que le suicide est plus fréquent chez les protestants que chez les catholiques, chez les célibataires que chez les personnes vivant en famille. Dès lors, il peut proposer l’explication suivante : le degré d’intégration de l’individu au sein d’une communauté détermine directement la propension au suicide. Un comportement apparemment aussi personnel et subjectif que le suicide varie donc selon le degré de cohésion des sociétés : cela suppose qu’il existe des causes proprement sociales à la plupart des phénomènes humains. Durkheim élabore donc une méthode qui lui permet de mettre au jour les contraintes et influences sociales – souvent invisibles – que la société fait peser sur les comportements les plus personnels1107 : la méthode de la psychologie introspective ne suffit pas pour révéler cette contrainte sociale. Il faut donc considérer les faits sociaux comme des choses, c’est-à-dire appréhender objectivement les phénomènes en observant les faits. Finalement, Émile Durkheim livre donc une démonstration d’un exceptionnel intérêt, et en quelque sorte cruciale, pour ce qui concerne la question des rapports entre individu et société, puisque ce qui apparaît valable dans le cas du suicide – la dimension sociale, la prégnance du collectif – doit être a fortiori admis pour n’importe quel autre phénomène relevant apparemment de la seule individualité ; valable, en définitive, pour la condition humaine en général.

C’est la leçon qu’Émile Durkheim entend tirer de son étude sur le suicide. Le suicide – le fait pour un individu de s’ôter solitairement la vie – est un cas limite de comportement social. C’est même un comportement spécifiquement individuel. Mais Durkheim parvient à montrer qu’il s’agit aussi d’un phénomène social : le phénomène le plus individuel qui soit obéit donc en réalité à certains déterminismes collectifs. Il est donc susceptible d’être constitué en tant que phénomène social et dans une perspective nettement distincte de celle de la psychologie, en objet d’une étude de sociologie. Le suicide ainsi conçu serait non seulement un signe de malaise individuel, mais aussi, comme l’anarchie, un signe de malaise social. « C’est l’indice d’un malaise social, le résultat d’une série de causes qu’on entrevoit, mais qui sont difficiles à démêler et dont il est impossible de préciser l’influence »1108, d’après Lacassagne. Cette incapacité : voilà sans doute la principale différence entre Lacassagne et Durkheim.

Fils de maître d’hôtel devenu grand notable lyonnais, Alexandre Lacassagne est donc très bien intégré, socialement comme scientifiquement. Sa biographie sociale et intellectuelle révèle un homme représentatif des aspirations de son temps. L’étude de ses réseaux doit à présent permettre de mesurer l’ampleur de son influence.

Notes
1066.

Jean Lacroix, La sociologie d’Auguste Comte, Paris, PUF, 1956, p.9.

1067.

Camille Monier, op.cit., 1888, p.30. BML FA 135898

1068.

Massayuki Yamashita, « La sociologie française entre Auguste Comte et Emile Durkheim : Emile Littré et ses collaborateurs », L’Année sociologique, vol. 45, n°1, 1995, p.85.

1069.

Sur le sujet, voir notamment Massayuki Yamashita, op.cit., 1995, p.83-115 et Laurent Mucchielli, op.cit., 1998, 572 p.

1070.

Alfred Espinas, « L’évolution mentale chez les animaux », Revue Philosophique, Tome XXV, janvier 1888, 31 p. [BML FA 137771]

Alfred Espinas, Les origines de la technologie, Paris, Félix Alcan, 1897, 290 p. [BML FA 433806]

Alfred Espinas, Notice sur la vie et les œuvres de Gabriel Tarde, Paris, Firmin Didot, 1910, 131 p. [BML FA 140434]

1071.

Laurent Mucchielli, op.cit., 1998, p.21.

1072.

Denis Szabo, Déviance et criminalité, Paris, Armand Colin, 1970, 378 p.

1073.

« Sociologie», in Pierre Larousse, Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, Tome 14, 1875, p.806, 4e colonne.

1074.

Notes manuscrites d’Alexandre Lacassagne. Pièce n°3 du dossier de pièces manuscrites sur le positivisme [BML FA Ms5229]

1075.

Camille Monier, op.cit., 1888, p.31. BML FA 135898

1076.

Massayuki Yamashita, op.cit., 1995, p.83.

1077.

Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1960 (4e édition), p.25.

1078.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1881, p.683. BML FA 135385

1079.

Laurent Mucchielli, « Hérédité et Milieu social : le faux antagonisme franco-italien », in Laurent Mucchielli (dir.), op.cit., 1995, p.191.

1080.

Laurent Mucchielli, op.cit., 1995, p.192-193.

1081.

Gabriel Tarde, op.cit, 1890, p.292 BML FA 135193

1082.

Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Alcan, 1895, p.102-103. [BML FA 434987]

1083.

Alexandre Lacassagne, op.cit., Revue occidentale, 1894, p.253.

1084.

Note sur « L’assassinat du Président Carnot, par Alexandre Lacassagne », Revue Occidentale, n°6, 1894, p.430.

1085.

Idem.

1086.

Selon la terminologie de Durkheim, un fait social est normal pour un type social déterminé, considéré à une phase déterminée de son développement, quand il se produit dans la moyenne des sociétés de cette espèce, considérées à la phase correspondante de leur évolution.

1087.

Émile Durkheim, op.cit., 1895, p.82. [BML FA 434987]

1088.

Émile Durkheim, De la division du travail social : étude sur l'organisation des sociétés supérieures, Paris, Alcan, 1893, p.117. [BML FA 434545]

1089.

Émile Durkheim, op.cit., 1893, p.85. [BML FA 434545]

1090.

Émile Durkheim, op.cit., 1893, p.105. [BML FA 434545]

1091.

Émile Durkheim, op.cit., 1895, p.83. [BML FA 434987]

1092.

Idem.

1093.

Émile Durkheim, op.cit., 1895, p.72.

1094.

Gabriel Tarde, op.cit., Lyon, Storck, 1890, p.420. [BML FA 135193]

1095.

Sur ce point, voir essentiellement :

P. Besnard, « Durkheim critique de Tarde : des Règles au Suicide » in M.Borlandi et L. Mucchielli (dir.), La sociologie et sa méthode. Les Règles de Durkheim un siècle après, Paris, L’Harmattan, p.221-243.

M.Borlandi, « Tarde et les criminologues italiens de son temps (à partir de sa correspondance inédite ou retrouvée », in Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2000, n°3, p.7-56.

M. Renneville, « Gabriel Tarde. L’hirondelle de la criminologie » Postface de G. Tarde, La criminalité comparée [1890], Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2004, p.207-217.

C. Debuyst, « L’école française dite du « milieu social » in C. Debuyst, F. Digneffe, A.-P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine, Vol.2 : La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Bruxelles, Larcier, 1998, p.301-356.

J. Pinatel, « La pensée criminologique d’Émile Durkheim et sa controverse avec Gabriel Tarde », in Revue de Science criminelle et de droit pénal comparé, 1959, n°14, 2, p.435-442.

1096.

Alexandre Lacassagne, « Note sur L’assassinat du Président Carnot », in Revue Occidentale, n°6, 1894, p.427-434.

1097.

À cette date, les Archives de l’anthropologie criminelle et de sciences pénales deviennent Archives de l’anthropologie criminelle, de criminologie, de psychologie normale et comparée. Les juristes passent au second plan, et la ligne éditoriale de la revue connaît une complète réorientation disciplinaire, au moins en théorie, car en pratique « les Archives sont restées ce qu’elles étaient à l’origine : une revue de médecins où il était question avant tout de médecine légale et de psychiatrie » (Laurent Mucchielli (dir.), op.cit., 1995, p.199).

1098.

Alexandre Lacassagne, Archives de l’anthropologie criminelle, 1904, p.2. BML FA 140432

1099.

Laurent Mucchielli, « Les débuts de la sociologie criminelle », in Histoire de la criminologie française, Paris, L’Harmattan, 1995, p.291.

1100.

Alexandre Lacassagne, Les Suicides à Lyon, 1895, 12 p. BML FA 427574

Il n’est pas le seul médecin, loin de là, à s’intéresser à la question. Ne mentionnons que la vaste étude publiée par le Dr Socquet en 1889 : « Étude statistique sur le suicide en France 1827 à 1880 », in Annales médico-psychologiques, 1889, p.43-62 et 363-382. [BML FA 136509]

1101.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1895, p.2. BML FA 427574

1102.

Idem.

1103.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1895, p.4. BML FA 427574

1104.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1895, p.5. BML FA 427574

1105.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1895, p.6. BML FA 427574

1106.

Idem.

1107.

Sur ce point, voir Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Alcan, 1895, 186 p. [BML FA 434987]

1108.

Note sur « L’assassinat du Président Carnot…», op.cit., 1894, p.42