III. Les réseaux d’Alexandre Lacassagne

On l’a montré, Alexandre Lacassagne est un notable. Or, pour André-Jean Tudesq, le notable est un homme qui « a des relations » et qui détient un « pouvoir social »1109, bref, un homme qui dispose d’un réseau relationnel. On a évalué l’importance du professeur à l’échelle locale, dans le milieu médical et lyonnais. On a montré qu’il prend part aux débats qui agitent les milieux scientifiques à la fin du XIXe siècle. Il est clair qu’il sait s’entourer. Il sait nouer des alliances fructueuses comme le souligne Laurent Mucchielli qui précise qu’à la suite de « très habiles manœuvres », il a notamment su s’allier « trois personnages importants [Tarde, Corre et Manouvrier] qui ont donné à sa revue un relief bien supérieur et sans lesquels celle-ci n’aurait jamais pu prétendre incarner un mouvement de contestation de l’école lombrosienne »1110. Alexandre Lacassagne est donc un homme de réseau. Il sait nouer des liens intéressants, il sait les activer au besoin, il sait s’inscrire dans des structures relationnelles dynamiques et efficaces. Notre projet est ici double : il s’agit de reconstruire et d’analyser le réseau, ou plutôt les réseaux relationnels d’Alexandre Lacassagne. Car l’usage du pluriel est, à n’en pas douter, justifié, tant il est vrai que les réseaux d’Alexandre Lacassagne s’élaborent à différentes échelles, depuis le plan strictement local jusqu’à un niveau international, et qu’ils embrassent différents milieux, de celui de la médecine au milieu politique, en passant par la sociologie ou la littérature, et de l’amical au professionnel. Nous avons là un exemple de réseau égocentré, intéressant à la fois du point de vue de l’histoire personnelle du personnage, dans le cadre d’une approche strictement biographique, mais aussi du point de vue de l’histoire des sciences et, plus largement de l’histoire des intellectuels. À partir de l’analyse de cet ensemble relationnel on peut en effet questionner l’affirmation de Christophe Prochasson pour lequel « le faible cloisonnement des milieux intellectuels est un des caractères les plus forts de la fin du XIXe siècle »1111. Cela se vérifie-t-il dans le cas du réseau relationnel d’Alexandre Lacassagne ? Et qu’est-ce que cela signifie ? Voilà les grandes questions auxquelles on va tâcher de répondre ici. Mais d’abord, il faut s’entendre sur la signification même des termes employés, tant il est vrai que, de la définition retenue, dépendra la perspective historiographique dans laquelle on s’inscrira, et la méthode d’analyse ensuite mise en œuvre.

Quand l’historien quitte le strict domaine du récit pour en venir à des analyses impliquant la mobilisation de concepts et d’outils techniques, il apparaît absolument nécessaire de procéder, préalablement à tout discours, à une mise au point de vocabulaire. On ne peut en effet prétendre mener une analyse de réseaux sans en clarifier d’abord les fondements et les implications, pour aboutir à la constitution d’une plate-forme conceptuelle stable sur laquelle asseoir la discussion. Alors de quoi parle-t-on ? Au contraire du « milieu », précédemment étudié, le « réseau » se réfère à une sociabilité organisée, une « pratique relationnelle structurée par un choix, avec des objectifs précis d’ordre politique, idéologique, esthétique, etc. […] une sociabilité active, à égale distance de la communauté “naturelle” d’appartenance et de la forme étroitement politique d’organisation du social »1112. C’est la Gesellschaft de la sociologie allemande (l’association anglaise), une structure de sociabilités « productrices » (écoles, mouvement , revues, etc.) où « le rapport à autrui est organisé de façon délibérée par l’adhésion à des valeurs, souvent incarnées par des individus »1113. Un réseau est donc pensé : à ses dynamiques correspondent des intentionnalités. Ainsi, si l’on parvient à cerner les premières, les secondes deviennent intelligibles, d’où l’intérêt de la reconstitution des réseaux relationnels. Pour en donner une définition claire, on s’en tiendra à la formule efficace de Clyde Mitchell, qui définit le réseau social « comme un ensemble spécifique de connexions entre un groupe défini de personnes, avec une propriété additionnelle, à savoir que lesdites connexions prises comme un tout peuvent être utilisées afin d’interpréter le comportement social des personnes concernées »1114. Dans le cadre de notre projet, c’est à l’étude d’un réseau égocentré que l’on veut se livrer, réseau centré sur le docteur Alexandre Lacassagne, produit d’une histoire personnelle, d’une trajectoire de vie. Outre l’intérêt documentaire que présente la reconstitution d’un tel réseau, cette analyse doit permettre de définir «  des distances sociales, ainsi que le contexte dans lequel s’inscrivent la dynamique et la changeante construction des identités et des positions relatives individuelles »1115. C’est donc un réseau dans toute la complexité et la variété des liens qui le constituent que l’on cherche à saisir, autant que possible : les liens « forts », liés à une pratique sociale identifiable, comme les liens « faibles » plus abstraits. Il convient dans un premier temps de souligner l’intérêt historiographique d’une telle étude du point de vue de l’histoire des sciences, ainsi que les sources et la méthodologie mise en œuvre. On en vient ensuite à l’étude du réseau à proprement parler, qui s’articule autour des sources mobilisées pour le reconstituer.

Notes
1109.

André-Jean Tudesq, op.cit., 1964, p.475.

1110.

Laurent Mucchielli, « Hérédité et Milieu social : le faux antagonisme franco-italien », in op.cit., 1995, p.197.

1111.

Christophe Prochasson, op.cit., 1991, p.253.

1112.

Michel Trebitsch, op.cit., mars 1992, p.13-14.

C’est moi qui souligne. L’intentionnalité qui préside à la construction de tout réseau relationnel m’apparaît en effet fondamentale.

1113.

Idem.

1114.

J. Clyde Mitchell, Social Networks in Urban Situations, Manchester, Manchester University Press, 1969, p.2. Cité par Juan Luis Castellano et Jean-Pierre Dedieu, op.cit., 1999, p.14.

1115.

Zacarias Moutoukias, « La notion de réseau en histoire sociale : un instrument d’analyse de l’action collective », in Juan Luis Castellano et Jean-Pierre Dedieu, Réseaux, familles et pouvoirs dans le monde ibérique à la fin de l’Ancien Régime, Paris, CNRS Éditions, 1999, p.232.