L’intérêt des historiens pour les réseaux sociaux et les liens entre les personnes est à la fois neuf et ancien, car l’étude des relations entre individus est depuis longtemps un des aspects essentiels de la recherche historique. La notion de « réseaux sociaux », qui est empruntée à la psychologie sociale des années 1930, s’est progressivement appliquée à l’anthropologie, la sociologie, l’économie, et plus récemment l’histoire, qui l’utilise pour l’étude des lignages, des solidarités familiales ou villageoises, ou des structures relationnelles de la société féodale fondées sur le « don » et le « contre-don »1116 par exemple, à l’instar de celle menée par Georges Duby dès 19731117. Cela fait déjà une quinzaine d’années que les travaux des historiens recourent aux techniques formalistes utilisées par les sociologues dans le domaine de l’analyse des réseaux, un phénomène qui doit être mis en lien avec « ce qu’il était convenu d’appeler dans les années 1980 le “retour de l’acteur” ou du biographique, ainsi qu’avec le développement de l’approche prosopographique et de la microhistoire »1118. On est alors dans l’aporie de l’étude statistique des structures, des agrégats anonymes, et pour en sortir, certains historiens décident de passer de l’étude des structures à l’étude des relations. Les micro-historiens, que leur « intérêt pour l’individu et son nom, et pour les interrelations mouvantes dans des structures en constante adaptation »1119 prédisposent à l’utilisation de ce type d’analyse, ouvrent la voie. On peut mentionner ici, à titre d’exemple, l’étude fondatrice de Giovanni Lévi sur la carrière de Giovanni Battista Chiesa, exorciste du Piémont au XVIIe siècle1120, au cours de laquelle sont étudiées entre autres les relations de voisinages et les alliances entre familles. Au cœur de l’analyse se trouvent les relations hiérarchiques, les formes du pouvoir qui structurent l’ancienne société. Nous ne développerons pas davantage cette mise au point, généraliste, sur l’historiographie déjà longue des réseaux1121.
En revanche, et parce que c’est le réseau d’un savant que l’on projette d’étudier, il apparaît nécessaire de donner des précisions sur l’usage de la notion de « réseau » en histoire des intellectuels. Jean-François Sirinelli soulignait en son temps l’intérêt de l’analyse des « lieux et réseaux de sociabilité » dans le cadre d’une telle étude, récusant l’usage de « la méthode de la photographie aérienne qui met […] seulement en lumière les routes les plus fréquentées […et] les sites denses en engagements »1122, et en appelant à un usage plus systématique des structures de sociabilité. C’est à lui que revient, selon Michel Trebitsch, « la paternité de cet outil en histoire des intellectuels »1123. Son appel a été entendu, et suivi d’effets. La thèse de Christophe Prochasson1124 s’achève sur une étude des réseaux des intellectuels dans le mouvement socialiste français, qui veut mettre à jour les ressorts idéologiques du mouvement. Et plus récemment, Rémy Rieffel1125 analyse les structures de sociabilité intellectuelle, et plus exactement le système de régulation de la société intellectuelle notamment à partir du concept de configuration sociale emprunté à Norbert Elias. Il distingue ainsi trois niveaux ou trois modes d’insertion dans la société intellectuelle, depuis les procédures d’affiliation et de cooptation appuyées sur des réseaux de sociabilité, jusqu’aux modes de consécration (par le public) en passant par les modes de légitimation (par les pairs) où domine notamment le rôle des revues.
Les méthodes et les concepts utilisés dans le cadre de ces histoires des intellectuels sont également utilisables, et efficaces, pour notre étude. En effet, le Dr Alexandre Lacassagne peut bien être considéré comme appartenant à la catégorie des « intellectuels », et ce quelle que soit l’approche du mot que l’on retient1126 : extensive, « à la fois sociologique et culturelle » ainsi que le précise Jean-François Sirinelli qui y inclut « le savant » ; ou plus restreinte, « étroite et fondée sur la notion d’engagement, direct ou indirect, dans la vie de la cité », engagement qui est essentiel pour Lacassagne comme on le montrera par la suite.
La circulation de ces concepts est emblématique des emprunts faits par l’histoire à d’autres disciplines. Dans le cas présent, c’est la théorie que Marcel Mauss exposait dans son Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques (1924), qui a fait l’objet de réutilisations très abondantes rappelées par Eliana Magnani, « Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées (compte rendu) », in Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 10 (2006).
Article en ligne : http://cem.revues.org/document383.html [consulté le 23 septembre 2007].
Georges Duby, « Hommes et structures du Moyen Âge, I : La société chevaleresque (1973) », in Georges Duby, Qu’est-ce que la société féodale ?, Paris, Flammarion, 2002, p.1046-1205.
Pascal Brioist, « Analyse des réseaux et prosopographie. Des outils pour l’étude des cercles intellectuels de la Renaissance anglaise ? », in Liens personnels, réseaux et solidarités en France et dans les îles Britanniques (XIe-XXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p.268.
Pascal Brioist, op.cit., 2006, p.268.
Giovanni Lévi, L’Eredità immateriale : carriera di un esorcista nel Piemonte del Seicento, Turin, Einaudi, 1985, 202 p. Ce ouvrage paraît en français sous le titre Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont au XVIIe siècle, dès 1989.
D’autres l’ont déjà fait de manière particulièrement satisfaisante, et l’on pourra se référer à leurs travaux. Voir notamment Pascal Brioist, op.cit., 2006, p.267-278.
Jean-François Sirinelli, op.cit., n°9, janvier-mars 1986, p.98.
Michel Trebitsch, 1992, p.12.
Christophe Prochasson, op.cit., 1989.
Rémy Rieffel, Les Intellectuels, la cité et l’espace public. Modes d’intervention et formes de visibilité (1958-1981), Thèse d’État, Paris I, 1991, 3 vol., 770 f.
Pour une définition de l’« intellectuel », voir Jean-François Sirinelli, op.cit., 1986, p.99.