IV. Qui sont les Autres ?

‘« Le vice, le crime et la folie ne sont séparés que par les préjugés sociaux ».
Charles Féré, « La famille névropathique », in Archives de Neurologie, 1884, n°19-20.’

Ce qui interroge Alexandre Lacassagne, c’est l’Autre. Philippe Artières mentionne ces « altérités radicales », que l’on rencontre dans les thématiques récurrentes que l’analyse du catalogue du fonds fait émerger. On a procédé au dénombrement systématique des ouvrages rassemblés par le médecin sur un certain nombre de thèmes afférant à la question de l’altérité, par associations d’idées. La première des altérités est sans doute celle qui oppose l’homme à l’animal, l’animalisation de l’Autre relevant du topos dans les discours ainsi que le montre par exemple ceux concernant les femmes. « Le discours médical […leur] assigne ainsi une place, en un lieu intermédiaire entre l’animal et l’homme »¹⁵¹⁹. Cette tendance à l’animalisation a également été largement relevée par de nombreux auteurs, notamment dans les portraits de populations colonisées. Marie-Claude Schapira souligne ainsi l’animalité du personnage d’Allouma, dans la nouvelle éponyme de Guy de Maupassant. L’auteur justifie dans les termes suivants la superficialité des unions amoureuses entre colonisateurs et colonisées :

‘« Elles sont trop près de l’animalité humaine, elles ont un cœur trop rudimentaire, une sensibilité trop peu affinée, pour éveiller dans nos âmes l’exaltation sentimentale qui est la poésie de l’amour »¹⁵²⁰ . ’

On appréciera la richesse de l’oxymore. « Animalité humaine » ? On ne saurait mieux dire ce qu’est l’altérité, cet intolérable mélange du Même et de l’Autre. La conception de l’altérité en cette seconde moitié de XIXe siècle étant perçue sous l’angle de l’anormalité, on a ainsi retenu l’entrée « Anomalies », laquelle est associée explicitement à « Monstruosités »¹⁵²¹, ainsi que la rubrique « Anormaux ». Suivent les principaux avatars de l’altérité fin-de-siècle, par ordre alphabétique : les arabes, les cadavres, les criminels (rubrique « criminels » et « criminalité » avec diverses sous-rubriques), les dégénérés, les enfants, les femmes, les fous (rubrique « folie »), le génie immédiatement associé à une « demi-folie »¹⁵²², les hermaphrodites, les invertis, les nègres, les vagabonds ou les « vieux ». Grâce à cet inventaire à la Prévert, on cerne d’entrée combien l’altérité est protéiforme, et volontiers cumulative : la criminalité peut-être infantile¹⁵²³ ; l’aliéné peut être criminel¹⁵²⁴, de même que le nègre¹⁵²⁵ et même l’animal¹⁵²⁶ ; la femme prostituée, c’est-à-dire criminelle¹⁵²⁷ et la prostituée arabe¹⁵²⁸. Et l’on peut imaginer toutes sortes de combinaisons. On s’en est tenu aux titres exacts de rubriques du catalogue du fonds Lacassagne, et l’on n’a compté que les entrées « strictes », c’est-à-dire qu’on ne tient pas compte des renvois. En effet, pour « Crimes / criminels / criminalité », le catalogue renvoie entre autres à : « affaires et causes célèbres », « alcoolisme », « aliénés criminels », « anthropologie criminelle », « attentats aux mœurs », criminologie », « droit pénal et criminel », « littérature criminelle », « peine de mort », « psychologie morbide », « responsabilité atténuée », « sexualité morbide », « statistique ». Par ailleurs, pour certains auteurs le nombre de références est trop important pour que le catalogue les mentionne toutes. Dans ces cas, il indique seulement « public div. », sans plus de précisions. On n’a compté qu’une fois ce type de référence, alors même qu’il renvoie à bien davantage. Le comptage effectué l’a donc été a minima, afin de ne pas s’égarer et pour ne pas risquer, de renvoi en renvoi, de dénombrer l’ensemble des documents du catalogue. Ce premier travail a permis de dresser le tableau suivant :

Thème	Nombre de références dans le fonds Lacassagne
Aliénés dont aliénés criminels dont aliénés héréditaires	37 35 1
Animaux	24
Anomalies, Difformités, Monstruosités, Hermaphrodisme, etc.	64
Anthropologie dont anthropologie criminelle	143 97
Arabe	6
Basque	4
Crimes/ criminels / criminalité dont crimes d’aliénés et crimes passionnels dont criminalité et littérature, criminels poètes et artistes dont criminalité exotique dont criminalité infantile et juvénile dont criminalité féminine	95 36 5 1 40 7
Dégénérés et dégénérescence	39
Enfants, enfance dont enfance anormale	77 16
Femmes	67
Folie	39
Folk-lore (coutumes, légendes, etc.)	57
Génie, inspiration et demi-folie, pathologie, etc.	12
Hermaphrodisme	15
Inverti, inversion sexuelle	6
Juifs, judaïsme	12
Mort	69
Nains et Géants	14
Nègre (race nègre) dont nègres criminels	9 1
Race jaune	3
Vagabond, vagabondage dont vagabondage chez les animaux	28 1
Vieillesse, sénilité	47

Ce premier tour d’horizon du catalogue du fonds Lacassagne, qui rassemble plus de 12 000 pièces, le montre clairement : c’est bien l’altérité qui semble constamment préoccuper Lacassagne et pas la figure de l’autrui rassurant, mais la face inquiétante, car profondément différente, de l’Autre. Ce sont quelque 867 références qui renvoient directement à la notion d’altérité. C’est dire l’importance de cette thématique, sous toutes ses formes, dans le fonds Lacassagne. Dans les trois cas que l’on se propose d’étudier ici on cherche à souligner l’importance accordée à une figure de l’altérité dans le discours médical (et donc l’angoisse que cela trahit), puis à préciser que ce qui est véritablement intolérable aux scientifiques du temps, c’est l’indifférenciation, la violation de la frontière. Ces frontières que l’on veut inviolables sont de différents ordres. On en retient ici trois grands types : la frontière de la différence de sexes, que troublent l’inverti¹⁵²⁹ et l’hermaphrodite ; la frontière qui sépare les morts des vivants ; et enfin celle qui distingue les individus raisonnables des insensés. Dans ces trois cas, le médecin de la fin du XIXe siècle est explicitement invité à statuer : c’est lui qui assigne en dernière instance un sexe à l’hermaphrodite ou qui conseille l’homosexuel soucieux de se soigner, qui délivre le permis d’inhumer et éloigne les morts, qui décide de la responsabilité ou de l’irresponsabilité des criminels ou des femmes. On distingue parfois¹⁵³⁰ l’altérité « innée », qui repose sur l’appartenance de « race »¹⁵³¹ ou de sexe¹⁵³² ; l’altérité « acquise », qui oppose par exemple le croyant à l’incroyant¹⁵³³ ou le ressortissant national à l’étranger¹⁵³⁴ ; et l’altérité « imposée », notamment par le biais de l’approche anthropologique¹⁵³⁵. Cette tripartition rigoureuse ne nous semble pas pertinente, tant il est vrai que l’altérité apparaît systématiquement et conjointement « innée » (ou du moins fondée sur des critères prétendus tels), « acquise » et « imposée ». Cette première partie va également s’attacher à le montrer.