A. Homme ou femme ?

La différence des sexes est à la base de l’organisation sociale en cette fin de XIXe siècle. En un temps où l’appartenance à un sexe plutôt qu’à un autre a de telles implications en termes de droits, individuels, sociaux et politiques, un état civil erroné est lourd de conséquences.. Ceux que l’on appelle aujourd’hui les « intersexués », les cas de « sexes douteux » pour reprendre les termes de l’époque, intéressent donc les médecins. Peut-on tolérer de voir un homme, potentiellement citoyen, en tout cas doté d’un certain nombre d’aptitudes, assimilé à une femme, individu incomplet, le plus souvent incapable, et définitivement mineur ? S’il apparaît difficile de se faire une idée claire de la fréquence des anomalies de l’appareil génital, l’inquiétude qu’elles génèrent chez les médecins est évidente. Et il n’est sans doute pas innocent de constater, fût-ce après un rapide tour d’horizon, que c’est notamment le risque pour un homme d’être pris pour une femme qui inquiète le plus la gent médicale. Le Docteur Loir classe ainsi les cas de « sexes douteux », du plus fréquent au moins fréquent1536 : « les individus garçons pris pour filles » (50 % des cas), « les cas de filles considérées comme garçons » (30 % des cas), et enfin « les cas d’individus pris pour filles ou garçons, et qui n’ont par le fait aucun sexe réel » (20 % des cas). Basile Poppesco va dans le même sens que lui, affirmant « la plus grande fréquence de la conformation vicieuse du sexe masculin »1537. Et Louis Gentes et Pierre Lande de renchérir : « Les faits du premier groupe [l’androgynie – homme ayant l’apparence d’une femme] sont très fréquents ; au contraire ceux du second [la gynandrie] sont d’une rareté relative »1538. C’est, semble-t-il, la différence de comportements entre hommes et femmes qui explique que les cas de gynandrie soient moins fréquemment rapportés que ceux d’androgynie, « en raison du rôle actif du mâle dans l’acte de la génération et de ses incitations plus vives [surtout, car] comment un garçon, habillé en fille et vivant, couchant avec elles, ne ressentirait-il pas les premiers aiguillons de son vrai sexe ? »1539. Au contraire, dans les cas de gynandrie : « la pudeur innée de la femme le fait passer inaperçu chez la plupart de ses victimes [et] elles restent filles sous le nom d’homme qui leur a été imposé par mégarde [… passant] leur vie sous cette fausse apparence dans le célibat, sinon la chasteté »1540. Conséquence de cette inquiétude générée par l’existence d’individus de sexe douteux, les hommes de l’art portent une attention particulière à l’assignation d’un sexe aux nouveaux-nés, revendiquant le droit d’intervenir au chevet des jeunes accouchées, préférentiellement aux sages-femmes, afin d’éviter les cas litigieux. De même, les « invertis » sont au centre d’un discours médical en cours de constitution. L’historiographie récente l’a bien montré1541, en matière de scientia sexualis comme aurait dit Michel Foucault1542, quelque chose se passe dans la seconde moitié du XIXe siècle : tout un savoir médical sur la sexualité s’élabore alors, une « protosexologie »1543 avec laquelle la sexologie, dont le nom est inventé en France au début des années 1910, veut d’ailleurs rompre.

‘« Dans une société de plus en plus centrée sur des préoccupations morales et hygiéniques, également perturbée par la question de la dénatalité – très précoce en France –, en lien avec les rivalités nationales (exacerbées après la défaite française face à la Prusse), et par les conflits entre les classes sociales, les anormaux sexuels deviennent petit à petit le monopole de la médecine qui, dès les premières décennies du XIXe siècle, en fait un problème social, phénomène tout à fait inédit »1544.’

« Jamais plus qu’aujourd’hui la psychologie et la psychopathologie de la vie sexuelle n’ont été en honneur »1545, déclare alors le docteur Julien Chevalier, élève d’Alexandre Lacassagne et auteur de 1893 de L’inversion sexuelle. Une maladie de la personnalité, dans lequel « la question est complètement exposée »1546. Ce sont ces deux figures qui troublent la frontière entre les sexes, celles de l’hermaphrodite et celle de l’inverti, que l’on analysera dans un premier temps. Leur analyse conjointe est justifiée par leur rapprochement récurrent dans la littérature médicale qui parle d’ « hermaphrodisme physique » dans un cas et d’ « hermaphrodisme psychique » dans l’autre.

Notes
1536.

J.-N. Loir, Des sexes en matière d’état civil. Comment prévenir les erreurs résultant de leurs anomalies, Paris, Cotillon, 1854, p.9. [BML FA 139510]. Notons au passage que cet auteur, qui déclare pourtant qu’il est impossible de donner des chiffres précis sur le sujet, ne s’en prive pourtant pas ici.

1537.

Basile Poppesco, De l’hermaphrodisme aux points de vue médico-légale et scientifique, Paris, Rey, 1874, p.40. [BML FA 139512]

1538.

Louis Gentes et Pierre Lande, « Pseudo-hermaphrodisme et déclaration de naissance », in Journal de médecine de Bordeaux, 31 mai 1908, p.1. [BML FA 139516]

1539.

Paul Garnier, « Du pseudo-hermaphrodisme comme impédiment à la déclaration du sexe dans l’acte de naissance », in Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1885, 3e série, n°14, p.288.

1540.

Paul Garnier, op.cit., 1885, p.288-289.

1541.

Voir sur ce point Alain Corbin, L’harmonie des plaisirs : les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Paris, Perrin, 2007, 542 p.

ou encore Sylvie Chaperon, Les origines de la sexologie (1850-1900), Paris, Audibert, 2007, 287 p.

1542.

Michel Foucault, Histoire de la Sexualité : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, chap.III : « Scientia sexualis », p.69-98.

1543.

On emprunte l’expression à André Béjin, Le nouveau tempérament sexuel : essai sur la rationalisation et la démocratisation de la sexualité, Paris, Kimé, 1990, p.57-58.

1544.

Régis Révenin, « Conceptions et théories savantes de l’homosexualité masculine en France, de la monarchie de Juillet à la Première Guerre mondiale », in Revue d’histoire des sciences humaines, n°17, vol.2, 2007, p.25.

1545.

Julien Chevalier, L’inversion sexuelle. Une maladie de la personnalité, Lyon/Paris, Storck/Masson, 1893, p.XXII. BML FA 427893

1546.

Préface d’Alexandre Lacassagne au livre du docteur Chevalier, op.cit., 1893, p.IV.