3. La terreur de l’indifférenciation et l’indispensable réassignation

Les phénomènes d’hermaphrodisme, tant physique que psychique, dont nous avons développé les conceptions médicales à la fin du XIXe siècle font l’objet d’un égal intérêt parce qu’ils troublent la frontière socialement structurante qui existe entre les sexes. C’est parce que les individus qui en sont affectés sont inassignables aux catégories habituellement retenues de « masculin » et de « féminin » qu’ils sont l’objet de tant de sollicitudes de la part d’un corps médical qui a à cœur de partager son inquiétude avec les pouvoirs publics.

Il s’agit d’abord de « cataloguer avec une plus grande exactitude [cette] variété de l’espèce humaine »1721. La démarche n’est pas nouvelle. Depuis Linné, une des caractéristiques essentielles du discours scientifique est sa volonté classificatoire. Le naturaliste suédois propose une classification systématique des espèces qui se fonde sur leurs caractéristiques morphologiques (par comparaison). À sa suite, il semble « naturel » aux scientifiques de classer ainsi les phénomènes qu’ils prétendent étudier, conformément à l’adage selon lequel « nomen est numen », nommer c’est connaître. Sur ce point, les études médicales menées sur les hermaphrodites ne font donc pas exception même si « la détermination du sexe pendant la vie est parfois chose très difficile, et souvent même impossible »1722. D’ailleurs, cette volonté d’assigner le patient à telle ou telle catégorie, de l’étiqueter (malade ou non, et si malade, souffrant de quelle maladie) n’est-elle pas la base même du processus de diagnostic ? Quelles sont les modalités de classement des individus présentant une malformation de l’appareil génital susceptible de rendre leur assignation à tel ou tel sexe douteuse ?

‘« Lorsqu’un médecin est appelé à se prononcer sur le sexe d’un individu […] il doit suivre de point en point la ligne déjà nettement indiquée par Marc : 1° observer longtemps et à plusieurs reprises, les goûts, les habitudes, la constitution morale de l’individu ;  2° constater d’après l’inspection de la surface du corps, quel est le sexe dont les caractères paraissent dominer ; 3° examiner avec le plus grand soin les parties extérieures de la génération (pénis, scrotum, urètre, testicules), sonder toutes les ouvertures, afin d’en connaître l’étendue et la direction et de rechercher les vices de conformation qui cachent le véritable sexe  »1723. ’

C’est le plan suggéré par le docteur Poppesco que nous suivrons ici, pour détailler les critères retenus par les médecins de la fin du XIXe siècle quand il s’agit de faire la lumière sur l’appartenance d’un individu à l’un ou l’autre sexe, même s’ils se conforment pas toujours strictement à cet ordre dans les expertises qu’ils rédigent à ce sujet.

Commençons donc par les considérations d’ordre psychologique, qui sont sans doute celles dans lesquelles éclatent le plus clairement les préjugés sur l’un et l’autre sexe. Pour appuyer l’hypothèse de la masculinité de Joseph Marzo, le docteur de Crecchio souligne que « en fait de religion il n’avait pas de préjugés [et même qu’] il aurait voulu faire disparaître du toit paternel toutes les images de la vierge et des saints », ce qui n’est en rien « en rapport avec les mœurs des femmes napolitaines »1724. Quelle meilleure preuve de virilité que cette indifférence religieuse ? Le docteur Germonprez décrit dans les termes suivants un cas de pseudo-hermaphrodisme masculin :

‘« Sa contenance est d’une gaucherie mal déguisée par des inclinaisons de tête vers la droite. Sa toilette est mal ajustée, dénuée de grâce et de légèreté. Tous les éléments qui la composent sont bien en rapport avec les modes de la saison ; mais sa broche est placée maladroitement de côté ; sa ceinture remonte davantage d’un côté que de l’autre ; les fleurs et les rubans de son chapeau sont disposés sans goût et tout l’ensemble répond à une sorte de négligence, qui n’est nullement la conséquence d’un mauvais vouloir, mais qui résulte manifestement de cette absence de bon goût, de bon ordre, de soin de sa personne, de tendance à la parure qui caractérise quelques femmes mal douées ; il n’y a rien qui ressemble, même de loin, à la coquetterie »1725.’

Cette absence de grâce et de féminité ne saurait surprendre le médecin, qui considère même qu’il y a là un signe supplémentaire du doute qui plane sur l’appartenance sexuelle de la « demoiselle ». Enfin, dans le cas d’Estelle-Émilie G., déclarée comme fille à sa naissance, c’est sa « tournure1726 [qui] n’est pas celle d’une jeune fille, sa démarche est réellement celle d’un garçon ».

‘« Tout dans son habitude extérieure comme dans sa conformation indique la virilité ; il en est de même de ses manières et des ses goûts. Les occupations intérieures du ménage, les ouvrages à l’aiguille, les soins particuliers de ses frères et sœurs plus jeunes que lui ne sont guère de sa convenance. À tout cela elle préfère les travaux plus rudes de son père, et se trouve naturellement disposée au vagabondage »1727.’

Considérations sur l’allure de la patiente, remarques sur sa psychologie et ses goûts, et éléments plus anatomiques évoqués par le terme elliptique de « conformation » se mélangent ici pour donner un tableau assez confus de la mosaïque de traits caractéristiques de l’un et l’autre sexe que présente la jeune Estelle-Émilie. À la lecture de ce cas, il est bien difficile de dire ce qui, en dernière instance, doit permettre de dire que l’on est en présence d’une fille ou d’un garçon. Notons cependant que tous les traits psychologiques ne sont pas également significatifs. Ainsi, si l’absence de goût pour les tâches ménagères semble bien caractériser pour certains médecins une défaillance de féminité dans le cas d’Estelle-Émilie, la « nature des penchants », comprenez l’orientation sexuelle, n’est pas retenue comme révélatrice dans le cas de Julie D. « On sait que cela n’a aucune importance pour la détermination du sexe dans les cas douteux »1728. Ces considérations psychologiques sont pourtant souvent évoquées par les médecins examinant des hermaphrodites pour confirmer leur diagnostic. À l’annonce de « la nature masculine de son sexe », le sujet examiné par le docteur Germonprez est troublé « profondément, mais froidement » :

‘« Il y a bien quelques sensations de défaillance, quelques respirations saccadées, angoissantes, et quelque minime ébauche de contorsions ; mais pas une larme, pas un soupir, pas le moindre vestige d’attaque de nerf ! Il n’y a rien de ce bouleversement profond d’une vraie femme, qui se trouve en présence d’un événement qui renverse sa vie du tout au tout. C’est une notification qui est reçue sans émotion profonde, mais aussi avec une fermeté toute virile »1729. ’

Pour le médecin, on ne saurait trouver confirmation plus éclatante de la justesse de son diagnostic. Pas un instant il n’envisage que le sujet, qui n’en est pas à son premier examen – il a déjà été vu par le docteur Reumeaux entre autres « bienveillants confrères »1730 – ne réagisse si froidement par pudeur, ou même par habitude. Pour certains praticiens, la froideur est même une particularité des hermaphrodites : « au point de vue moral, l’hermaphrodisme représentant l’égoïsme, la neutralité, l’indifférence, l’insociabilité, ne peut être l’apanage que d’êtres froids et inanimés »1731. Dans certains cas pourtant, la réaction d’un androgyne à sa ré-assignation au sexe masculin est toute autre. Ainsi la jeune Marie-Marguerite, âgée de vingt et un ans à l’occasion d’une demande en mariage, dont « il fut reconnu positivement que [elle] était un homme et qu’elle ne pouvait se marier comme femme » : en apprenant cette nouvelle, elle « versa des larmes en abondance, et la plus répétée de ses exclamations était : Je ne pourrais donc jamais m’établir ? »1732. Même réaction d’Alexina à l’annonce de sa masculinité, ce qui ne jette pas davantage le trouble chez le médecin qui la lui inflige : « Ce résultat inévitable que j’avais prévu, désiré même, m’effrayait maintenant comme une énormité révoltante »1733 écrit-elle pourtant.

« L’inspection de la surface du corps »1734 doit être effectuée en second lieu. Dans leurs tentatives de classification, les médecins qui se penchent sur la délicate question des sexes « douteux » sont, sans surprise, soumis à la dictature des apparences. Ce qui sous-tend leur questionnement, quand ils cherchent à déterminer si un patient est de tel sexe ou de tel autre, c’est bien : « de quoi a-t-il l’air ? ». C’est alors la taille, la musculature, des éléments très généraux sur les formes du corps, la pilosité, le larynx, la voix… qui sont pris en compte. Car si les apparences sont trompeuses, il semble qu’elles puissent aussi, parfois, être révélatrices :

‘« Les adultes atteints d’une de ces irrégularités de conformation, présentent généralement du côté de la voix, de l’habitude extérieure, des propensions morales, etc., des phénomènes plus ou moins en rapport avec elles, et qui peuvent éclairer jusqu’à un certain point sur la nature de leur sexe »1735.’

Le docteur Loir signale ainsi le cas d’Angélique B. dont l’autopsie révèle « tout d’abord des formes masculines : il était grand, les saillies musculaires se dessinaient fortement sous la peau »1736, et dont la dissection « démontra en elle que des organes internes appartenant au sexe féminin coexistaient avec d’autres organes prédominants, appartenant au sexe masculin »1737. Ici, c’est la masse musculaire importante qui est en discordance avec les organes génitaux internes, de type féminin. C’est parfois la pilosité qui fait foi. Ainsi pour « Marie W…, âgée de 28 ans », arrêtée « sous prétexte qu’elle était un homme déguisé en femme »,« avait cinq pieds trois pouces de hauteur ; son visage était couvert de barbe, comme celui d’un homme très velu. Elle était obligée de se raser, elle avait la poitrine large et les bras vigoureux, les seins, la poitrine, la région ombilicale etc., très velus »1738. Si d’autres éléments interviennent ensuite1739, c’est d’abord cette pilosité, tout à fait inhabituelle chez une femme1740, qui retient le regard du médecin. Mais cet élément ne saurait faire foi à lui seul : le XIXe siècle ne connaît-il pas de célèbres femmes à barbe ? Si d’autres éléments interviennent ensuite1741, c’est toutefois cette pilosité, tout à fait inhabituelle chez une femme, qui retient d’abord le regard du médecin. La taille, la pilosité, le larynx, la voix, les manière et l’ « habitude extérieure » suscitent le doute. Mais le plus souvent, c’est l’imprécision qui est de mise : l’hermaphrodite suscite surtout chez l’observateur une étrange impression. Comme chez Marie-Madeleine L. :

Elle « avait […] quelque chose d’étrange et de masculin [… essentiellement] des caractères secondaires, tels que la proportion du tronc, des membres et des épaules, le peu de saillie des hanches, le volume du larynx, le son de la voix, le développement des poils »1742. ’

Au contraire chez Jean-Pierre H. :

‘« les traits du visage étaient délicats, la peau fine ; il n’y avait aucune apparence de barbe naissante ; le cou était arrondi, sans aucune saillie ni développement du larynx à sa partie antérieure, il se continuait insensiblement avec une poitrine large, élevée et garnie d’un sein bien développé. Les mamelles, de moyenne grosseur, étaient celles d’une jeune fille ; il en était de même pour l’avant-bras, mais celui-ci contrastait avec le bras et la main, dont la conformation était plutôt celle d’un jeune homme »1743. ’

La gynécomastie ici évoquée est, sans doute, la plus spectaculaire des anomalies des caractères sexuels secondaires. En tout état de cause, certaines études médicales lui sont spécifiquement consacrées1744. « Anomalie […] rare et peu connue », constituée par la présence de « mamelles hypertrophiées » chez des individus de sexe masculin, ou en tout cas définis comme tels au regard de leur appareil génital, elle est accompagnée d’un développement de caractères sexuels secondaires « douteux » à l’âge de la puberté.

‘« Un jeune garçon, sans avoir rien présenté de particulier dans sa conformation physique ou morale, si ce n’est un peu de timidité, des allures et des goûts un peu féminins, arrive à l’âge de la puberté. […] Ses membres restent grêles, ses formes adoucies, son visage reste glabre et ses testicules cessent de s’accroître ; il fuit le bruit et la société de ses semblables, sans avoir d’attrait pour l’autre sexe, puis sa poitrine s’arrondit et ses seins se développent comme eux d’une fille pubère. […] Il semble que chez lui la nature hésite ! […] Sans être ce qu’on est convenu d’appeler un hermaphrodite, ce n’est qu’un homme incomplet et une femme manquée ; c’est ce qu’on appelle un gynécomaste »1745. ’

En effet, ces individus ne présentent pas toujours d’anomalie des organes génitaux à proprement parler, et cette irrégularité d’un caractère sexuel secondaire pourrait sembler bien anecdotique si elle n’était reliée, dans le discours médical, à des incapacités d’ordre psychologique et comportemental :

‘« Les gynécomastes sont presque toujours des débiles, rarement des impuissants, et souvent des inféconds. [Ils] sont impropres au service militaire »1746. ’

Et l’on retrouve la matrice de ces inquiétudes que génèrent les individus d’appartenance sexuelle douteuse, avatars de la dégénérescence, menace pour la Nation, au même titre que les homosexuels dont il « faut regarder [la perversion] comme un des phénomènes de la fin naturelle des races ; les individus inaptes à produire s’accouplent entre êtres du même siècle en de stériles unions »1747.

Souvent, la mosaïque un peu confuse de traits caractéristiques de l’un et l’autre sexe que livre l’expertise médicale ne permet pas de conclure avec fermeté quant au sexe du patient. Finalement, cette « comptabilité de caractères physiques »1748 qui est la clé de la détermination de l’appartenance de sexe, loin de se montrer particulièrement éclairante, achève de jeter le trouble. On en vient donc, enfin dira-t-on, au nœud du problème et à l’examen, qui doit être mené « avec le plus grand soin [d]es parties extérieures de la génération (pénis, scrotum, urètre, testicules) »1749. Pour le mener à bien, il convient de « sonder toutes les ouvertures, afin d’en connaître l’étendue et la direction et de rechercher les vices de conformation qui cachent le véritable sexe »1750. La conformation anatomique du patient est alors constatée après un examen approfondi, par ailleurs très invasif. Sur ce point, tous les rapports d’expertises sont extrêmement explicites. La parole d’Alexina B. est la seule qui nous soit parvenue : « Je vous en prie […], laissez-moi. Vous me tuez ! »1751, telle est la prière qu’elle adresse au médecin qui, le premier, l’examine. Voilà qui dit assez les tourments liés à cet examen. Les médecins en ont conscience, qui procèdent parfois à ces constatations sous anesthésie :

‘« L’exploration de la cavité à laquelle cette fente [les replis cutanés simulant des grandes lèvres] donne accès a été faite pendant le sommeil chloroformique, ce qui nous a permis de prolonger notre examen et d’explorer successivement toutes les parties, soit avec l’index introduit tout entier, soit avec un petit spéculum à deux valves »1752. ’

Mais tous n’ont pas cette délicatesse pour leur patient : « Mon doigt porté très haut dans le rectum n’a pu, à travers les parois de l’intestin, rencontrer la matrice »1753 rapporte ainsi le docteur Chesnet, qui examine Alexina. En matière de malformation de l’appareil génital à proprement parler, les hermaphrodites ne sont pas tous égaux. Ainsi « les vices de conformation des organes génitaux externes ne sont généralement pas de nature à induire en erreur sur le véritable sexe d’un observateur attentif et prévenu »1754, dans le cas d’hermaphrodites apparents de sexe féminin, c’est-à-dire de femmes pouvant passer pour des hommes. Si « un clitoris en forme de verge, un scrotum, peuvent tromper et donner le change », il existe par ailleurs « des signes négatifs du sexe masculin qui ont une valeur considérable en l’espèce »1755. On regrette que le docteur Debierre ne donne pas davantage de précision sur les « signes négatifs » en question. Dans ce cas, « l’individu de sexe féminin sera atteint simultanément d’un excès de développement d’un organe et d’un arrêt de développement de quelques autres »1756. Quoi qu’il en soit, il semble presque impossible à un observateur attentif de prendre une femme pour un homme, d’où, sans doute la moindre représentation statistique de ce type de cas que nous soulignions plus haut : ils sont «  beaucoup plus rares »1757 que les cas d’hermaphrodisme apparent de sexe masculin. Il faut dire que certains indices permettent de lever le doute induit par une conformation anormale de l’appareil génital, et notamment la présence de règles, signe infaillible de féminité pour nos médecins. Chez les hermaphrodites apparents de sexe féminin « les règles existent, et si elles n’existent pas, il y a des troubles périodiques qui les remplacent »1758. Quand on peut en attester, la présence des menstrues est donc toujours évoquée pour confirmer, en dernière instance, que l’individu est bien de sexe féminin. C’est pourquoi il convient de « 4° s’assurer enfin qu’il s’établit une exhalation de sang cataménial, car cette circonstance suffit à elle seule pour dévoiler la prédominance des attributs de la femme »1759. S’il est fait en premier lieu mention des goûts, des habitudes et de la constitution morale du patient, ce sont donc à n’en pas douter les éléments anatomiques qui emportent finalement la décision. Conformément au vieil adage hippocratique qui veut que « tota mulier in utero », la femme est tout entière soumise aux caprices de son sexe, c’est finalement dans le sang menstruel et dans la présence d’un utérus chez l’individu examiné que se trouve la preuve finale de la féminité. Dans le cas présenté par M. Huguier1760, c’est la présence de cet organe qui lève les derniers doutes. L’enfant, mort-né présente les attributs d’un « garçon, car il y avait un pénis terminé par un gland, un petit pertuis qui pouvait être l’urèthre [sic.], un périnée très long, des espèces de bourses […] » et ceux d’une « fille, car ce pénis pouvait n’être qu’un clitoris développé, le pertuis, l’ouverture incomplète du vagin, les bourses, les rudiments des lèvres de la vulve. [Mais] l’autopsie leva tous les doutes : c’était une fille, car on trouve un utérus ». Dans des cas moins spectaculaires, et si l’examen médical ou l’autopsie n’a pas lieu, c’est en dernière instance une maternité improbable qui trahit son véritable sexe chez l’hermaphrodite apparent de sexe féminin, comme dans « les histoires de ce soldat hongrois et de ce moine d’Issoire qui accouchèrent l’un en plein camp, l’autre dans une cellule du couvent auquel il appartenait »1761. Le docteur Debierre l’affirme avec force :

‘« pour être réellement femme, il faut, non seulement avoir les organes génitaux externes bien conformés, de façon à ce que l’accouplement soit possible, mais il faut encore avoir la faculté de concevoir et de porter à terme et d’expulser le produit de la conception »1762.’

La féminité véritable exclut donc la stérilité, et le sexe se fonde sur une certaine conformation anatomique et sur une aptitude aux rapports sexuels et à la procréation. La règle est également valable pour les hommes :

‘« Pour vous marier en qualité d’homme [indique un médecin à son patient], il ne suffit pas que vous soyez homme ; il faut encore que vous puissiez fonctionner comme tel : c’est une loi formelle »1763. ’

Mais sans ces signes positifs, on s’expose à toutes les tergiversations. Le cas de Joseph Marzo, « déclarée à l’état civil par la sage-femme sous le sexe féminin », mais reconnu comme « un garçon cryptorchide à l’âge de quatre ans par un chirurgien qui l’examina alors »1764 est exceptionnel. Il s’agissait en fait, d’après les auteurs, d’une femme à clitoris développé, qui vécut comme homme jusqu’à sa mort. Et pourtant, que constata le chirurgien qui l’examina enfant ?

‘« 1°- une verge de 10 cent., légèrement hypospade et une prostate : voilà pour l’homme ; 2°- des ovaires, des oviductes, utérus, vagin long de 6 cent. et de 4 cent. de circonférence […] : voilà pour la femme »1765. ’

Le déséquilibre de ces constatations est éloquent : pour le docteur Debierre, l’erreur n’aurait pas dû avoir lieu, Marzo était évidemment une femme. Une observation plus poussée aurait dû faire la lumière dans ce cas, de même que dans celui de « l’enfant de Guttmann, regardé comme mâle, [alors qu’il] ne l’était que par ses organes génitaux externes (en apparence) »1766. La présence d’un « membre viril » ne suffit pas à faire un homme d’un individu au sexe « douteux » ou même d’une femme ! Le docteur Debierre présente ainsi le « curieux cas […] rapporté par Jacques Duval en son Traité des Hermaphrodites (p.331) » d’une demande de divorce dont la cause « était que [la] demoiselle [l’épouse] avait un membre viril, long de deux travers de doigt, en la partie supérieure de l’ovale mulièbre, lieu auquel devoit estre le clitoris, qui se dressoit alors que son mari vouloit avoir sa compagnie, et le blessoit, de sorte qu’il n’avoit encores eu décente habitation et copulation avec elle »1767. À aucun moment l’identité sexuelle de la jeune femme n’est mise en question par la présence de cette excroissance, qui n’est jamais prise pour un éventuel pénis atrophié, et si le mariage est finalement dissous, c’est du fait de l’épouse qui refuse la solution chirurgicale, la clitoridectomie, qui lui est proposée pour sauver son union. En revanche, l’utérus est considéré par les médecins comme un signe infaillible de féminité.

Au contraire, chez les hermaphrodites apparents de sexe masculin, « véritables hypospades, dont l’anomalie va depuis l’existence d’une vulve, jusqu’à la fente uréthrale [sic.], ne formant qu’une petite ouverture au périnée »1768, la méprise est plus facile, d’autant que « il y a généralement cryptorchidie. – Les testicules sont restés dans l’abdomen »1769. Basile Poppesco souligne dans sa thèse1770 que les hermaphrodites apparents de sexe masculin présentent « deux altérations spéciales des organes génitaux externes et internes, lesquelles ont été désignées sous le nom d’hypospadias et de cryptorchidie »1771. Ils sont caractérisés par un arrêt du développement de l’appareil génital masculin, ce qui conduit à confondre un pénis, de petite taille, avec un clitoris. C’est « la variété la plus fréquemment observée »1772, « les observations d’hermaphrodisme masculin sont nombreuses »1773 : il est en effet plus facile à un homme de passer pour femme, et parfois pendant fort longtemps, comme dans le cas d’Adélaïde Préville1774, mariée comme femme et qui vécut en bonne intelligence avec son mari jusqu’à sa mort, ou celui de « Maria Arsano [qui] meurt à 80 ans, réputé femme toute sa vie et marié comme telle, quoique homme à l’autopsie »1775. À moins que ne se produise une brusque descente des testicules « qui trahit un beau jour le véritable sexe du prétendu hermaphrodite », ce qui n’est pas exceptionnel car « il n’y a personne qui n’ait entendu parler de filles devenues subitement garçons au moment où elles franchissaient un fossé ou faisaient un effort violent »1776. Cette découverte des testicules est toujours révélatrice.

‘Ainsi « chez un sujet de 22 ans, ayant tout à fait l’aspect d’une femme quant à ses organes génitaux externes […] Porro ne put déceler le sexe qu’en ouvrant le pli génito-inguinal. Il mit alors à nu un testicule coiffé de son épidydyme » et « quinze jours après [le patient] sortait du dispensaire de Porro avec un nouvel état civil, enchanté du résultat de cette investigation »1777.’

Car si elle ne se produit pas, même en l’absence de vagin et de règles, ces hermaphrodites apparents de sexe masculin sont réputés femme toute leur vie. « Pour caractériser le sexe il faut trouver des testicules ou des ovaires. Si l’on ne trouve pas ces organes, il est impossible de se prononcer sur le sexe d’un individu » souligne le docteur Gérin Roze. Pourtant son confrère Gallard lui répond que, « dans les cas de tératologie, les testicules ou les ovaires sont difficiles à trouver »1778. Il est donc de nombreux cas dans lesquels les médecins ne peuvent trancher1779. Quand les appareils génitaux de l’homme et de la femme coexistent absolument, on admet que « l’indifférence sexuelle [est] absolue »1780. L’hermaphrodisme vrai est donc incontestable dans ces cas, d’autant que « les fonctions copulatrices se sont exercées tour à tour comme homme et comme femme »1781, comme dans le cas de Catherine Hohmann, examinée par plusieurs médecins, et seul-e patient-e qualifié-e de « monstre » par le docteur Debierre dans son article, lequel présente pourtant près de 90 cas et paraît en 1886. De même que chez le docteur Basile Poppesco1782 : il utilise ce même terme pour qualifier un hermaphrodite bisexuel, présentant à part égale les caractéristiques génitales masculine et féminine. Finalement, dans les études médicales sur l’hermaphrodisme, seul l’hermaphrodisme vrai est en effet considéré comme véritablement monstrueux, comme si les médecins, pourtant prêts – on l’a vu – à envisager toutes les mosaïques de caractères sexuels « masculins » et « féminins » :

‘« la juxtaposition de deux ovaires et de deux testicules, résultat de l’inclusion d’un fœtus masculin dans un fœtus féminin, ne serait pas la moins étrange [des] bizarreries. […] Un sujet semblable serait un monstre, assimilable à tous les monstre xiphopages et autres, comme était Millie-Christie »1783.’

C’est la nature qui a le dernier mot : la construction identitaire du patient comme homme ou comme femme est le plus souvent négligée. On peut donc se permettre de réassigner un sexe au patient dont l’identité sexuelle est intolérable. Une fois levée l’ambiguïté de l’identité de sexe d’un individu, quels sont les procédés techniques mis en œuvre pour que toute confusion soit désormais impossible ? Par leurs conseils (vestimentaires, comportementaux, etc.), mais aussi par des interventions chirurgicales lourdes et de plus en plus sophistiquées, les médecins du temps participent activement à la reconstruction d’un corps sexué sans équivoque.

La réassignation de sexe est d’abord symbolique, ce qui ne signifie pas qu’elle s’effectue sans violence. Car la découverte d’une « erreur de sexe » a des conséquences lourdes : il faut corriger l’état civil du patient et veiller à ce qu’il mette son apparence en conformité avec la réalité de son identité. En 1601, lorsque le parlement de Rouen doit se prononcer sur le cas de Marin (ou Marie) Le Marcis accusé(e) de porter indûment des vêtements masculins, le docteur Riolan, qui examine la jeune femme, lui évite la prison perpétuelle à laquelle elle avait été condamnée initialement. Marie Le Marcis est relaxée, mais avec « injonction formelle de prendre les habits de femme et de rester célibataire, sous peine de mort »1784. Le cas est ancien, mais rapporté de manière récurrente par nos médecins quand ils se penchent sur la question de l’hermaphrodisme. Pour le XIXe siècle, on mentionnait tout à l’heure Marie D., « reconnue comme femme à l’état civil et élevée comme telle », mais pour laquelle les médecins diagnostiquent un sexe masculin, en conséquence de quoi « elle crut devoir se ranger à leur avis, prit les vêtements d’homme et les porta jusqu’à sa mort »1785. Les médecins ne semblent toutefois pas délivrer d’avis catégorique sur le sujet. Le docteur Germonprez écrit à propos d’un de ses patients : 

‘« Sur la question de quitter ses vêtements de femme, pour prendre des habits d’homme, je lui ai laissé le soin d’en décider, tout en lui renouvelant mon affirmation de la certitude de la nature masculine de son sexe »1786.’

Et si l’on s’étonne qu’il n’ait pas insisté davantage sur le changement des vêtements, il souligne :

‘« il y a un certain principe de liberté qu’il faut savoir laisser et même sauvegarder pour le sujet en cause. Sans doute, le port des vêtements de femme est, pour lui, un mensonge en acte, mais cela devient une affaire de conscience qui semble dépasser la compétence chirurgicale »1787. ’

S’il est interdit, en droit, de « prendre les vêtements d’un autre sexe en dehors des licences du carnaval »1788, le secret médical interdit au médecin d’imposer au patient de changer de vêtement car, ce faisant, il le contraindrait à reconnaître son erreur de sexe en présence de son entourage, donc en public. Mais en la matière, il n’y a pas de règle générale : c’est la pratique individuelle de chaque médecin qui fait loi. Le cas de « Marie-Clémence »1789, « un hypospade périnéo-scrotal » âgé de 64 ans, pris en charge par l’asile d’aliénés de Saint-Ylie « pour cause d’affaiblissement sénile »1790, est emblématique de la violence de certaines réassignations de sexe. La première impression à son sujet, « dès son entrée à l’asile », se fonde sur la présence d’ « une barbe dont l’invasion au menton et sur les joues réclamait l’intervention quotidienne du rasoir » ainsi que sur « la taille élevée, les traits accentués, la voix rude, la poitrine plate ». Elle est confirmée par l’examen de la région génitale. Pourtant, Marie-Clémence a vécu « soixante-quatre années revêtu [sic.] d’habits de femme, sans que personne, vraisemblablement – pas même lui, peut-être ! – n’ait soupçonné son véritable sexe »1791. Mais l’examen du médecin, qui reçoit la vieille « femme » suffit à lui réassigner une identité de sexe et « revêtu d’habits appropriés, il fut transféré de la division des femmes, où il avait été domicilié primitivement, dans celle des hommes ». On voit l’importance accordée à l’habit, qui fait donc pour une part l’homme ou la femme, …à défaut de faire le moine. Aucun égard n’est accordé à l’identité personnelle de la patiente que son corps trahit in extremis, pas plus qu’à sa parole. On ne sait rien de la réaction de Marie-Clémence à l’annonce du caractère erroné de son assignation initiale. Le docteur Jarricot précise seulement, laconique, que si son état civil n’a pas été modifié, c’est uniquement par manque de temps : Marie-Clémence est tombée dans les escaliers, cette chute « entraînant une fracture du crâne, rendit inutile cette tardive justice »1792, sur l’opportunité de laquelle on peut tout de même s’interroger.

Enfin, dernier avatar de la réassignation de sexe, beaucoup moins symbolique celui-là : il est possible de recourir à la chirurgie pour permettre la reconstruction d’un corps sexué sans équivoque. Dans les années 1870-1880, le docteur Simon Duplay rédige plusieurs mémoires sur le traitement chirurgical de l’hypospadias1793 et de l’épispadias1794. Bien sûr, la chirurgie plastique n’en est alors qu’à ses débuts : le chirurgien doit se « restreindre aux cas où l’appareil sexuel, mal conformé, présente cependant les attributs du sexe masculin et où, par conséquent, l’intervention de la chirurgie peut être utile en rendant aux organes une conformation qui se rapproche aussi exactement que possible de l’état normal, et qui les mette en état de remplir leurs fonctions »1795. Si l’on en croit la documentation à notre disposition, un tel traitement permet donc exclusivement de créer un appareil génital masculin [Fig.35].

Fig.35 : Propositions pour une réassignation chirurgicale de sexe.

[Source : Simon Duplay, « Sur le traitement chirurgical de l’épispadias et de l’hypospasdias », in Archives générales de médecine, 1880, série 7, n°5, p.257-274]
En haut, l’appareillage à mettre en place pour reconstituer un sexe masculin (fig.35.1), avec vue en coupe (fig.35.2). En bas, les résultats obtenus : état des parties avant toute opération (fig.35.3) et 3 ans après l’opération (fig.35.4)

Le docteur Duplay propose de procéder au redressement de la verge et à la création d’un nouveau canal urétral par l’introduction d’une sonde, pour rendre aux opérés des fonctions urinaires et génitales normales, leur permettant de sortir d’une « situation physique et morale des plus pénibles, en ce sens que, possédant d’ailleurs les organes nécessaires pour l’accomplissement de ces fonctions, et sollicités par le besoin naturel, ils demeurent dans l’impossibilité de pratiquer le coït »1796. Les propositions chirurgicales du docteur Duplay semblent efficaces :

‘« deux de mes opérés se sont mariés et ont pu remplir à la satisfaction commune leurs devoir d’époux », l’un d’entre est même « devenu père peu de temps après son mariage »1797 ! ’

Nous n’en sommes alors qu’aux prémisses de la chirurgie « normalisatrice », et il semble symptomatique de souligner que le seul sexe qu’il faille « réparer », restaurer dans ses fonctionnalités, est un sexe masculin. Le sexe féminin ne dysfonctionne-t-il pas, par nature ? À ce titre, la mise en perspective historique paraît particulièrement intéressante, puisqu’il apparaît qu’à l’heure actuelle, dans les cas d’enfant nés intersexués, c’est presque toujours le sexe féminin qui est attribué au nouveau-né, à la suite d’une clitoridectomie pratiquée très rapidement après la naissance et d’une reconstruction vaginale longue et douloureuse. Mais à la fin du XIXe siècle, il en va autrement : on ne peut laisser un homme passer pour femme. C’est ce risque qui inquiète le plus la gent médicale. C’est à cette éventualité qu’il convient de parer, fût-ce au prix d’opérations chirurgicales complexes, qui participent d’une véritable orthopédie des corps sexués.

Le mélange de considérations psychologiques et d’observations physiologiques dans les expertises qui conduisent à ces réassignations est courant dans les examens d’hermaphrodites. En effet, « quand il s’agit de déterminer le sexe d’un individu, il est de la plus haute importance d’étudier avec soin ses habitudes, ses tendances, ses passions et son caractère moral »1798 autant que d’examiner ses caractères sexuels. Cela ne surprend pas : le modèle de la différence sexuelle du temps fonde le genre sur des racines biologiques, telles caractéristiques anatomiques engendrant nécessairement telles qualités, telles vertus et tels rôles. Or quand le sexe, fait immuable de la nature, précède le genre, qui n’est qu’un effet du déterminisme biologique, les conséquences en termes de comportements sexuels sont simples : l’hétérosexualité est une nécessité biologique, et l’homosexualité est, dès lors, essentiellement contre-nature. Ayant à examiner une personne qui «  se croit femme ; […] a eu commerce avec des hommes et n’éprouve aucune attraction vers les personnes du sexe féminin […alors même qu’] il n’y a pas de doute anatomique sur le sexe masculin du sujet […] » le docteur Germonprez est particulièrement frappé par cette « bizarre contradiction entre la valeur anatomique du sujet et les caractères psychiques de ses tendances sexuelles »1799. De la bi-catégorisation de sexe on passe à une bi-catégorisation de genre qui n’admet qu’elle. Les docteurs Magnan et Pozzi tentent une classification des patients atteints d’anomalies génitales sur cette base de leurs préférences sexuelles1800. Ils distinguent ainsi trois catégories d’individus : les asexués ou oligosexués, les homosexuésou invertis, et les hétérosexués.

Les asexués n’ont ni sexe défini, ni sexualité. Ils sont indifférents ou presque indifférents au point de vue sexuel :

‘« L’individu ne se sent porté vers aucun sexe, […] il est indifférent ou frigide. Mais il s’agit de dégénérés d’une mentalité spéciale. Donc, il n’est nullement étonnant d’observer que beaucoup, en réalité absolument indifférents aux sensations sexuelles, se livrent à diverses pratiques pouvant faire croire le contraire. Ils agissent ainsi ou par lucre, ou par curiosité et perversion morale »1801. ’

Ces individus souffrent d’une indifférence sexuelle totale et pathologique qui n’a rien à voir avec une chasteté choisie. Et la frigidité, présentée ici clairement comme anormale, a des conséquences fâcheuses et va de pair avec une amoralité abjecte. Il est classique de considérer que le physique et le moral se font écho : celui qui n’a pas de sexe est indifférent à la sexualité, et, monstre au physique, il l’est aussi au moral.

‘« Son sens moral est tellement dégradé, si profondément déchu, qu’il est impossible de ne pas le mettre en parallèle avec ses difformités anatomiques. C’est vraiment un être tératologique, aussi bien au moral qu’au physique »1802. ’

Rares sont les médecins qui envisagent des causes psychologiques à ces dérèglements. Le docteur Louis de Crecchio précise pourtant que Joseph Marzo, d’abord déclaré comme fille à la naissance, puis reconnu garçon à l’âge de quatre ans (et finalement déclaré femme à la suite de son autopsie) « commença à faire parler de ses aventures et de ses exploits [sexuels] » vers l’âge de dix-huit ans, prenant des « allure de Lovelace [qui] achevèrent de rassurer son père »1803. Dans ce cas, la « frénésie sexuelle » était feinte, et résulte d’une tentative pour se conformer à ce qui semble attendu d’un homme, en l’occurrence une certaine licence sexuelle. Cette prise en compte de facteurs psychologiques est cependant exceptionnelle : on s’accorde habituellement à penser que les asexués sont des débauchés et, définitivement, des monstres.

Deuxième type de patients atteints d’anomalie de l’instinct génésique, les homosexués sont attirés par leurs semblables. On en distingue encore deux catégories, « les uns étant artificiellement invertis, et les autres l’étant originellement et de naissance »1804. On a mesuré l’importance que constitue cette différenciation de différents types d’homosexuels. À sexe « douteux », instinct sexuel peu fiable, ou en tout cas influençable :

‘« L’inversion paraît souvent être produite par l’influence du milieu, par l’éducation, l’entourage ou la suggestion. On conçoit combien il est facile à un individu que tout le monde considère comme une femme d’arriver à se le persuader, et à prendre par imitation et autosuggestion, autant que par suggestion étrangère, les goûts et les habitudes d’un sexe qui n’est en réalité pas le sien »1805

Et ce alors même que cela fait d’abord violence à son instinct. Mais même quand l’instinct sexuel est fiable, l’éducation peut conduire à la déviance.

‘« Il peut y avoir surtout chez les sujets à instinct peu génital fiable une éducation sexuelle aboutissant à la perversion, comme il y a un dressage des animaux leur donnant des habitudes acquises, même contraires à leur nature. En donnerai-je quelques exemples ? Citerai-je les transformations obtenues par les dompteurs de bêtes féroces qui apprivoisent les tigres et les panthères ? N’est-on pas arrivé à habituer un loup à un régime purement végétarien ? Darwin cite une expérience de Réaumur, qui est parvenu par un long isolement dans l’obscurité à transformer à ce point la nature des coqs qu’il leur a fait perdre leur instinct mâle et leur a fait prendre des habitudes de poules ; il les a ainsi rendus capables de conduire des couvées de poussins »1806. ’

La nature, toujours invoquée en dernière instance pour fonder les différences, notamment celle des sexes, serait donc malléable, potentiellement évolutive. Et si l’on peut envisager d’induire de mauvaises habitudes par l’éducation, on peut également supposer qu’une rééducation est possible. C’est alors qu’est véritablement « inventée » le binarisme des comportements sexuels, qui suppose l’adéquation du sexe biologique et du genre chez un individu. Dès lors, ce qui est insupportable, ce sont les individus qui, par-delà même leurs pratiques sexuelles hors normes, ont des comportements qui ne cadrent pas avec leur sexe biologique : c’est l’efféminé qui dérange. Quand Georges Apitzsch écrit au docteur Lacassagne, il prend très nettement ses distances avec ces homosexuels-là, dont il dénonce l’habitus contre-nature :

‘« Je hais le travesti et l’effémination en général »1807, déclare-t-il sans ambages.’

Or, il est symptomatique de constater que c’est dans la seconde moitié du XIXe siècle qu’apparaît l’amalgame mêlant attrait pour le même sexe et efféminement, lequel est ensuite repris pas Jean-Martin Charcot et Victor Magnan. De même, c’est sous la plume d’Havelock Ellis1808 que la lesbienne apparaît pour la première fois comme « un homme manqué » et enfermé dans un corps de femme, présentant donc un certain nombre d’attitudes « typiquement » masculines, ou supposées telles. C’est cette allure équivoque qui dérange en fait, davantage encore que les pratiques strictement sexuelles des invertis, sans doute parce qu’elle introduit trop visiblement le trouble dans la bicatégorisation de genre. Et plus généralement, c’est le fait que les apparences soient trompeuses qui perturbe nos médecins :

‘« Certains invertis livrent, au seul examen de leur conformation physique, les raisons de leur tendance naturelle : il existe des hommes d’aspect féminin, dont plus ou moins d’attributs sexuels secondaires sont plus ou moins ceux de la femme, de même qu’il existe des femmes dont la structure anatomique évoque nettement celle de l’homme.
Mais il ne faut pas voir dans cette particularité un critérium. Si certains hommes d’aspect féminin sont des invertis, certaines viragos des inverties, ce serait, dans beaucoup de cas, une erreur formelle d’inférer de l’apparence à la réalité »1809. ’

Dans ces conditions, on l’aura compris, l’intervention d’un regard expert s’avère indispensable.

Notes
1721.

Charles Ladame, op.cit., 1914, p.262.

1722.

Louis de Crecchio, « Apparences viriles chez une femme », in Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1866, série n°2, n°25, p.178.

1723.

Basile Poppesco, op.cit., 1874, p.37-38. [BML FA 139512]

1724.

Louis de Crecchio, op.cit., 1866, p.185.

1725.

Germonprez, op.cit., 1892, p.22-23. [BML FA 139511]

1726.

Et l’imprécision de ce terme nous permet de souligner combien ces appréciations, dépendantes des apparences, sont aussi profondément subjectives.

1727.

J.-N. Loir, op.cit., 1854, p.13. [BML FA 139510]

1728.

Samuel Pozzi, « Tératologie : Note sur deux cas de pseudo-hermaphrodisme présentée à la Société de biologie le 31 janvier 1885 », in Gazette médicale de Paris, 56e année, 7e série, Tome II, n°10, 7 mars 1885. « Anomalies, Monstruosités, Hermaphrodisme, etc. – Dossier de pièces imprimées sur » BML FA 140744

1729.

Germonprez, op.cit., 1892, p.26. [BML FA 139511] C’est moi qui souligne.

1730.

Germonprez, op.cit., 1892, p.26. [BML FA 139511]

1731.

Louis de Crecchio, op.cit., 1866, p.178.

1732.

J.-N. Loir, op.cit., 1854, p.10. [BML FA 139510]

1733.

Michel Foucault, op.cit., 1978, p.91.

1734.

Basile Poppesco, op.cit., 1874, p.37-38. [BML FA 139512]

1735.

J.-N. Loir, op.cit., 1854, pp.6-7. [BML FA 139510]

1736.

J.-N. Loir, op.cit., 1854, p.11. [BML FA 139510]

1737.

Idem.

1738.

Dr J.-N. Loir, op.cit., 1854, p.13. [BML FA 139510]

1739.

« le bassin conformé comme chez la femme. Les cuisses, les genoux, les jambes et les pieds paraissaient appartenir à une femme, de même que la voix qui était grêle et voilée », J.-N. Loir, op.cit., 1854, p.13. [BML FA 139510]

1740.

On sait que le XIXe siècle a connu de célèbres femmes à barbe, à l’instar de Clémentine Delait (1865-1939). Cet excès pileux se double parfois de perturbations psychologiques, que l’ablation de la barbe suffirait à résorber si l’on en croit l’aliéniste britannique Beldam (« Guérison de la folie chez une femme à barbe par l’ablation de cet appendice », Annales médico-psychologiques, 1889, II, p.291. Dossier de pièces imprimées sur « Anomalies, Monstruosités, Hermaphrodisme, etc. » BML FA 140744)

1741.

« le bassin conformé comme chez la femme. Les cuisses, les genoux, les jambes et les pieds paraissaient appartenir à une femme, de même que la voix qui était grêle et voilée », J.-N. Loir, op.cit., 1854, p.13. [BML FA 139510]

1742.

J.-N. Loir, op.cit., 1854, p.14. [BML FA 139510]

1743.

J.-N. Loir, op.cit., 1854, p.16. [BML FA 139510]

1744.

Émile Laurent, Les gynécomastes, Paris, Jouve, 1888, 84 p. [BML FA 139521]

1745.

Émile Laurent, op.cit., 1888, p.12. [BML FA 139521]

1746.

Émile Laurent, op.cit., 1888, p.84. [BML FA 139521]

1747.

Georges Saint-Paul, Tares et poisons. Perversion et perversité sexuelles. Une enquête médicale sur l’inversion, Paris, Carré, 1896, p.357. BML FA 135252

1748.

Patrick Cardon, op.cit., 2008, p.249.

1749.

Basile Poppesco, op.cit., 1874, p.37-38. [BML FA 139512]

1750.

Idem.

1751.

Michel Foucault, op.cit., 1978, p.79.

1752.

Dr Descoust, op.cit., 1886, p.88.

1753.

Chesnet, op.cit., 1860, p.209

1754.

Charles Debierre, op.cit., 1886, p.312.

1755.

Idem.

1756.

Basile Poppesco, op.cit., 1874, p.22. [BML FA 139512]

1757.

Basile Poppesco,op.cit., 1874, p.15. [BML FA 139512]

1758.

Charles Debierre, op.cit., 1886, p.312.

1759.

Basile Poppesco, op.cit., 1874, p.37-38. [BML FA 139512]

1760.

Séance du 16 septembre 1845 à l’Académie royale de médecine, in Archives générales de médecine, 1845, n°9, p.248.

1761.

Charles Debierre, op.cit., 1886, p.319.

1762.

Charles Debierre, op.cit., 1886, p.342.

1763.

Germonprez, op.cit., 1892, p.27. [BML FA 139511]

1764.

Idem.

1765.

Dr Charles Debierre, op.cit., 1886, p.312-313.

1766.

Charles Debierre, op.cit., 1886, p.313.

1767.

Charles Debierre, op.cit., 1886, p.317.

1768.

Charles Debierre, op.cit., 1886, p.320.

1769.

Idem.

1770.

Basile Poppesco, op.cit., 1874, 50 p. [BML FA 139512]

1771.

Dr Basile Poppesco, op.cit., 1874, p.8. [BML FA 139512]

1772.

Basile Poppesco, op.cit., 1874, p.12. [BML FA 139512]

1773.

Charles Debierre, op.cit., 1886, p.322.

1774.

Cité par le Charles Debierre, op.cit., 1886, p.322.

1775.

Charles Debierre, op.cit., 1886, p.334. On a respecté strictement l’orthographe, et il ressort ainsi, symboliquement, que le médecin réassigne Maria à son sexe, masculin, jusque dans l’accord des adjectifs employés. La violence normative se loge aussi dans ces éléments, qui peuvent sembler anodins.

1776.

Charles Debierre, op.cit., 1886, p.320.

1777.

Samuel Pozzi, « Nouveaux cas de pseudo-hermaphrodisme » in Gazette de médecine italienne, n°51, 1882. Cité par v Charles Debierre, op.cit., 1886, p.325. La remarque faite à la note 121 demeure valable pour l’ensemble des citations.

1778.

Discussion suite à la présentation du DrDescoust « Sur un cas d’hermaphrodisme », op.cit., 1886, p.90.

1779.

Citons celui de « Michel-Anne Drouart, déclaré homme par Morand père, femme par Burghart et Ferrein, neutre par le chirurgien danois Kruger, de sexe douteux par Mertrud ; et celui non moins curieux de Marie Dorothée, femme pour Hufeland et Mursina, homme pour Stark et Martens, de sexe indéterminé pour Metzger » (Charles Debierre, op.cit., 1886, p.313).

1780.

Charles Debierre, op.cit., 1886, p.327.

1781.

Charles Debierre, op.cit., 1886, p.329.

1782.

Basile Poppesco, op.cit., 1874, p.45. [BML FA 139512]

1783.

G. Dailliez, op.cit., 1893, p.7-8. [BML FA 139520]

1784.

Alain Chevrier, Histoire de Mademoiselle Rosette. Testament cassé d’un homme qui croyait être fille, Paris, Gallimard, 2007, p.156.

1785.

J.-N. Loir, op.cit., 1854, p.17. [BML FA 139510]

1786.

Germonprez, op.cit., 1892, p.29. [BML FA 139511]

1787.

Idem.

1788.

Germonprez, op.cit., 1892, p.30. [BML FA 139511]

1789.

J.Jarricot, « Note sur un cas de pseudo-hermaphrodisme avec autopsie », in Société d’Anthropologie de Lyon, tome XXII, 1903, 7 p. [BML FA 139514]

1790.

Dr J.Jarricot, op.cit., 1903, p.1. [BML FA 139514]

1791.

Dr J.Jarricot, op.cit., 1903, p.2. [BML FA 139514]

1792.

Idem.

1793.

Hypospadias = Malformation congénitale de l’urètre de l’homme, caractérisé par la division de sa paroi inférieure, avec un orifice anormal situé à une distance variable de l’extrémité du gland. (Le Grand Robert de la langue française).

1794.

Épispadias = Ouverture anormale de l’urètre sur le dos de la verge. (Le Grand Robert de la langue française)

1795.

Simon Duplay, « De l’hypospadias périnéo-scrotal et de son traitement chirurgical », in Archives générales de médecine, 1874, série 6, n°23, p.515. En ligne sur le site de la Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine : http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica.htm [Consulté le 15 décembre 2008]

1796.

Simon Duplay, op.cit., 1874, p.520.

1797.

Simon Duplay, « Sur le traitement chirurgical de l’épispadias et de l’hypospasdias », in Archives générales de médecine, 1880, série 7 , n°5, p.274. En ligne : http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica.htm [Consulté le 15 décembre 2008]

1798.

Louis de Crecchio, op.cit., 1866, p.183.

1799.

Germonprez, op.cit., 1892, p.6. [BML FA 139511]

1800.

Magnan et Pozzi, op.cit., 1911. [BML FA 139518]

Notons que l’on trouve le même type de classification chez le docteur Chevalier, L’inversion sexuelle, Paris, Masson, 1893, p.282. Cité par Dr G. Dailliez, op. cit., 1893, p.27-29. [BML FA 139520]

1801.

Magnan et Pozzi, op.cit., 1911, pp.234-235. [BML FA 139518].

1802.

Germonprez, op.cit., 1892, p.26. [BML FA 139518]

1803.

Louis de Crecchio, op.cit., 1866, p.184.

1804.

Magnan et Pozzi, op.cit., 1911, p.236. [BML FA 139518].

1805.

Idem.

1806.

Magnan et Pozzi, op.cit., 1911, p.237. [BML FA 139518] L’expérience citée comme mentionnée par Charles Darwin l’est effectivement dans Variations des animaux et des plantes sous l’effet de la domestication, 1868.

1807.

Lettre n°5, Georges Apitzsch,op.cit., 2006, p.41.

1808.

Havelock Ellis, Études de psychologie sexuelle, Volume II : Inversion sexuelle, Paris, Mercure de France, 1909, p.218-sq. [BML FA 388959]

1809.

George Saint-Paul, op.cit., 1930, p. 11. [BML FA SJ ZOV 00132 ]