1. Faire parler le cadavre 

En matière de cadavre, les incertitudes sont désormais insupportables : il s’agit donc pour le médecin légiste de faire parler le corps sans vie qui lui est confié. Qui est-il ? et comment en est-il arrivé là ? On assiste alors à un net perfectionnement des procédures en médecine légale. Lacassagne y prend une part active. Le XIXe siècle ne supporte plus les morts anonymes ni les décès inexpliqués, et Alexandre Lacassagne a un goût particulier pour les « morts mystérieuses », parce qu’il aime percer les mystères. « J’ai passé une partie des vacances de Pâques à lire les bonnes feuilles des Morts mystérieuses de l’histoire [du Dr Cabanès] » écrit-il dans les Archives 1827. C’est d’ailleurs à l’occasion d’une identification de cadavre qu’il se forge l’essentiel de sa réputation. Nous sommes en 1889. « Un cadavre absolument méconnaissable fut trouvé dans une malle à Millery. Il s’agissait de le reconstituer et d’établir son identité »1828. L’entreprise n’est pas aisée, puisque « le but principal des assassins avait été de faire disparaître l’identité de la victime »1829.

‘« Qui était la victime ? Le cadavre était méconnaissable : il est difficile de voir un spectacle plus horrible que celui de ce cadavre noir, pourri, tombant en poussière, envahi par les vers de bois, sur la table de la Faculté de médecine. Nous étions en face de l’x le plus obscur »1830. ’

À tel point que :

‘« Le cadavre montré au beau-frère de Gouffé ne fut pas reconnu par lui ; le cadavre fut, au contraire, reconnu par d’autres personnes comme étant celui d’individus découverts plus tard en parfait état de santé »1831 .

Le juge d’instruction en charge de l’affaire retrace avec précision les rebondissements de l’affaire, soulignant au passage l’insuffisance des moyens d’identification de l’époque :

‘« En ce qui concerne Gouffé, on nous avait envoyé de Paris un signalement absolument inexact : on nous le donnait comme gros et petit, alors que le cadavre était celui d’un homme grand et plutôt maigre »1832. ’
Fig.36  : Lacassagne au travail dans son Institut de Médecine légale. Illustration tirée de La Malle Sanglante… op.cit., Paris, Fayard, s.d., p.225. [BML FA 135262] « Le Docteur Lacassagne reconstitue le cadavre de Gouffé »

Lacassagne réussit pourtant à lui rendre un nom, à l’issue d’une autopsie qui dura 11 jours, et d’un rapport de 91 pages, identifiant le corps de l’huissier parisien Gouffé en se basant sur l’âge, la taille, le poids, les cheveux et la barbe, les séquelles articulaires d’une tuberculose astragalo-calcanéenne droite provoquant chez Gouffé une légère claudication et sa réforme au service militaire, l’hydarthrose du genou droit, la différence de volume des deux membres inférieurs, la goutte , l’identité dentaire, les chaussures et les vêtements [Fig.36].

Ce faisant, le médecin lyonnais s’illustre par ses compétences techniques. Il faut dire qu’il s’intéresse aux affaires de dépeçage criminel dès avant cette affaire, si l’on en croit ses publications dans les Archives d’anthropologie criminelle 1833 ou les travaux de ses étudiants, notamment la thèse de Louis Ravoux, qui porte expressément sur le sujet1834 en 1888. Son intérêt pour le sujet est précoce :

« C’est à notre maître, M. le professeur Lacassagne, que revient l’honneur d’avoir, le premier, appelé l’attention du médecin légiste sur ces sortes de crime », souligne le Dr Saint-Vincent de Parois1835.

C’est Lacassagne qui propose un sujet de thèse à l’étudiant qui le sollicite, lui fournissant même un certain nombre de documents sur le sujet1836 qu’il a en sa possession :

‘« Désireux de connaître ce point nouveau de la médecine judiciaire, il nous a engagé à réunir les observations de dépeçage criminel, à les étudier, et à faire de cette étude le sujet de notre thèse. […] aidé de ses conseils, de ses notes, et des nombreux matériaux réunis par le musée de médecine légale de la Faculté de Lyon »1837.’

En 1902, le maître dirige une seconde thèse sur le sujet : celle du Dr A. de Saint-Vincent de Parois1838. La question l’intéresse donc de façon persistante et, au-delà, celle de l’identification des cadavres, tant il est vrai que l’opération de dépeçage, qui consiste « à couper le corps humain en un nombre indéterminé de fragments » a « toujours eu pour but de […] rendre plus difficile la constatation de son identité »1839. Pour le médecin légiste, « aider aux recherches de la justice en déterminant par des procédés scientifiques l’identité de la victime, c’est faire […] évidemment œuvre fort utile et de “bon citoyen” »1840. D’autant que, d’après le Dr A. de Saint-Vincent, la pratique « est devenue à la mode », au point qu’il lui a été possible « de réunir une quarantaine d’observations qui nous permettront de présenter un état complet de la question »1841. La méthode de reconstitution finalement établie par Lacassagne, entre autres grâce à ces travaux, est si efficace qu’il affirme qu’une « expertise de dépeçage est plus longue mais non plus embarrassante qu’une opération quelconque de médecine judiciaire »1842. Cette première affaire de dépeçage criminel devient emblématique : en 1896, Le Progrès parle ainsi d’une « Affaire Gouffé en Algérie » pour rendre compte d’une autre affaire de dépeçage de cadavre1843. Il faut dire que, sans cadavre identifié, « rien, absolument rien ne [peut] mettre l’instruction sur la piste qui [doit] conduire aux assassins »1844. Alexandre Lacassagne a l’occasion de s’illustrer de nouveau dans une autre affaire du même genre, l’affaire Richetto, en 18991845. Une « boutasse »1846 contenant des débris humains correspondant à deux corps féminins découpés avec habileté est découverte dans le quartier Saint-Just, à Lyon. Alexandre Lacassagne démontre que la technique de découpage est la même pour les deux femmes, découvre la modalité de l’assassinat pour l’une d’elle et leur rend un nom1847. Enfin, Alexandre Lacassagne est impliqué directement dans une dernière affaire d’identification de cadavre, très importante pour le monde universitaire lyonnais celle-là : celle du corps de Mathieu Jaboulay en 19131848. Titulaire d’une des deux chaires de clinique chirurgicale, le malheureux Jaboulay, qui se rendait à Paris, disparaît dans un accident de chemin de fer sous un tunnel avant Dijon. Les wagons de bois ayant pris feu, il est impossible d’identifier les cadavres rassemblés dans un funérarium.

‘« De nombreux médecins, des amis ou des élèves vinrent sur les lieux de la catastrophe. Les uns ne crurent pas pouvoir reconnaître, dans les débris de cadavres qu’on leur présentait comme devant appartenir à Jaboulay, les restes de celui qu’ils avaient connu et aimé. Les autres affirmaient que ces débris étaient bien ceux du cadavre de Jaboulay. Les membres de la famille hésitaient »1849. ’

Or, sans cadavre, pas de certificat de décès, et sans certificat de décès pas de vacance de chaire ! Dépêché sur les lieux le professeur lyonnais parvient, grâce aux données anthropométriques, à identifier un cadavre de l’âge et de la taille de Jaboulay. En outre, écrit Louis Roche :

‘« C’était une époque où le prêt-à-porter n’existait pas, et le bottier de Jaboulay reconnut formellement les chaussures du disparu et son chemisier affirma que la chemise retrouvée sur le cadavre était celle faite pour Jaboulay. Il a été possible à Lacassagne de l’identifier, de rédiger le certificat de décès et permettre que les deux candidats – qui allaient illustrer la chirurgie lyonnaise – soient nommés… »1850. ’

Où l’on mesure l’importance de l’identification des cadavres… On comprend mieux l’attention aiguë portée par Lacassagne, au sein de son laboratoire de médecine légale, aux indices susceptibles de permettre de rendre une identité aux morts anonymes, depuis les dents1851 et les ongles1852, en passant par les cicatrices1853, les os longs des membres1854, les oreilles1855 et, bien sûr, les empreintes digitales1856. Il s’est donc fait une spécialité de l’identification des corps sans nom, ce qui lui permet de revendiquer sans conteste la spécificité de sa pratique et le caractère impératif de son intervention. Nul doute qu’Alexandre Lacassagne adhérait pleinement à cette parole de «  M. le juge d’instruction Guillot, dans son livre Paris qui souffre […] » :

‘« En présence d’un crime avéré, d’une mort certaine, un homme étranger à la science s’imaginera qu’il suffit d’un examen superficiel ; un médecin instruit, ayant le sentiment de sa responsabilité, voulant remplir en conscience la mission qui lui est confiée et prévoir toutes les objections, répondra qu’il lui est nécessaire, avant de se prononcer, de procéder à une autopsie générale […] Un examen trop rapide dans des conditions défectueuses, un local exigu et mal éclairé, pourraient souvent donner lieu à de regrettables erreurs ; le médecin pourrait confondre un meurtre avec un suicide, ne pas soupçonner certaines lésions intérieures, ne pas percevoir des érosions, des blessures superficielles, des coups d’ongle, par exemple, et une foule de petits indices qui jouent un rôle important dans l’appréciation de la préméditation, des circonstances atténuantes ou aggravante du crime »1857. ’

C’est en effet un autre aspect essentiel du travail d’expert d’Alexandre Lacassagne : outre l’identification du corps soumis à sa sagacité, il lui faut déterminer les causes de la mort et procéder à une lecture précise des corps brutalisés. Comme en matière d’identité des cadavres, les incertitudes sont insupportables. On voit ainsi Lacassagne souligner l’importance de l’intervention du médecin légiste pour lever le mystère sur le décès de quelque grand personnage de l’histoire, afin de « détruire d’absurdes légendes d’empoissonnement, et [de…] réhabiliter différents personnages calomniés depuis des siècles »1858, se posant en auxiliaire efficace des « historiens [qui] seuls ne pouvaient trouver la solution »1859. Comment la mort est-elle survenue ? dans quelles circonstances précises ? Ces questions sont au cœur de la réflexion du légiste, qui envisage toutes les modalités de mise à mort et tous les signes permettant de les identifier. Ainsi, dans la collection d’articles qu’il réunit sur le thème du « Cadavre », l’un concerne par exemple spécifiquement les blessures consécutives de l’égorgement homicide. Au titre de médecin légiste, Alexandre Lacassagne est régulièrement commis pour trancher dans les cas douteux, comme le 13 janvier 1893, quand le juge d’instruction de Chambéry requiert son intervention et l’invite à se « prononcer sur la question de savoir si le suicide dudit Z… est admissible, invraisemblable ou impossible étant donné les circonstances de la découverte du cadavre, sa position, la situation du bras qui tenait le revolver sous la couverture, l’absence de traces de brûlures de poudre autour de la plaie et de noircissures sur le visage »1860. Dans ce cas, le médecin conclut à un meurtre maquillé en suicide. Mais il n’intervient pas seulement à charge. En 1903, il lui est ainsi demandé de se prononcer sur « un de ces cas de suicide bizarre qui, à un examen superficiel, peut être pris pour un homicide »1861. En 1907, il disculpe un fils, accusé du meurtre de sa mère en faisant la preuve que cette dernière est « morte d’émotion »1862. Alors que la police scientifique n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements, les conclusions de Alexandre Lacassagne posent d’indispensables bases. Ainsi, dans le cas précédent, « la multiplicité des blessures ne doit pas faire écarter l’hypothèse du suicide, à moins que l’on puisse établir, par la fixation de la chronologie des plaies, que les unes, mortelles, ont été faites avant les autres »1863. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Alexandre Lacassagne et certains de ses confrères publient nombre de leurs expertises dans les Archives, à titre d’exemple. Alexandre Lacassagne finit par reprendre un certain nombre des méthodes ainsi présentées dans son Vade-mecum du médecin-expert. Il plaide également pour l’usage de feuilles d’observations médico-légales, « traçant la marche à suivre dans les cas les plus fréquents et les plus graves de la pratique », aidant « à la précision des constatations »1864 et permettant de pallier les incapacités des médecins experts en leur proposant un outil qui encadre très strictement leurs pratiques, et ce « pour chaque genre de mort en particulier »1865. Le protocole très rigoureux qu’il propose pour la réalisation d’un diagnostic différentiel du suicide et de l’homicide est emblématique de cette méthode :

‘« 1°. Rechercher les traces de lutte ou de violences, état des lieux, ecchymoses, plaies de défense, etc.
2° Établir la situation du corps, des bras et des mains.
2° Rechercher sur les vêtements : la situation des taches de sang, les déchirures.
4° Direction des blessures, leur situation, leur nombre, leur gravité.
5° Ont-elles pu être faites par l’individu lui-même ? »1866

Idéalement, cela doit induire une rationalisation et une homogénéisation des rapports médicaux. Il s’agit clairement de combler un manque du « Code d’instruction criminelle, si formaliste pour les magistrats, chargés de l’enquête ou de l’instruction d’un crime » mais qui « laiss[e] trop d’initiative ou de latitude au médecin expert [car…] celui-ci procède à un examen ou fait une autopsie comme il l’entend »1867. Alors que l’expertise s’impose comme une des clés du processus judiciaire, et que la pratique des médecins experts s’institutionnalise, comme l’a montré Frédéric Chauvaud1868, un tel flou n’est plus tolérable. En 1900, à la faculté de droit de Paris, M. Genesteix soutient sa thèse de doctorat consacrée à l’expertise criminelle1869, qui est pour lui un « moyen de preuve »1870 : elle permet à un magistrat instructeur de recueillir les « traces qui lui serviront de base » et qu’il « n’a pu constater lui-même », ce qui l’oblige à recourir à un expert. Cette importance nouvelle accordée à l’expert comme supplétif du juge ne saurait tolérer la fantaisie. Alexandre Lacassagne s’inscrit pleinement dans ce mouvement de rationalisation, il y participe activement : son Vade- mecum est antérieur à la thèse de Genesteix que Chauvaud retient comme fondatrice, et il est d’ailleurs cité dans sa bibliographie. Il s’agit d’indiquer fermement « l’ordre, la méthode si indispensables en ces sortes d’opérations »1871. Ce qui est d’autant plus indispensable, que la qualité des experts, et du même coup des expertises, laisse parfois à désirer. En effet, le manque de reconnaissance (financière notamment) dont souffre la pratique de l’expertise médicale n’incite apparemment pas à y faire carrière : on s’y fait donc une réputation mais l’on ne tarde pas à quitter des fonctions aussi peu rémunératrices.

Ce souci de standardisation dans la rédaction des rapports d’expertise n’est pas une marotte personnelle de Lacassagne, ni même une réflexion exclusivement française.

‘« Dans quelques nations d’Europe, on a si bien senti la nécessité de l’uniformité dans les procédés d’expertise que les Ministres de la justice ont publié des ordonnances qui tracent les règles que doivent suivre les experts dans les différentes circonstances de leur mission »1872. ’

Quels sont les enjeux de cette homogénéisation du discours des experts médicaux ? Premièrement :

‘« Il est […] nécessaire qu’il soit arrêté une formule générale pour la rédaction des rapports, afin que les différents objets ne soient pas confondus, que les faits soient toujours distincts de l’opinion et de la conclusion de l’expert »1873. ’

Cette distinction absolue des faits d’une part, et de l’opinion de l’expert d’autre part doit permettre de souligner le caractère scientifique du rapport rendu : avant de conclure à quoi que ce soit, il s’agit d’établir les faits qui sont à la fois observables et neutres, puisqu’on peut les définir comme une « connaissance qui s’impose à tous, qui déborde les préjugés moraux ou épistémologiques et qui est englobante »1874. La scientificité du fait ainsi établi se veut incontestable, ce qui semble être la condition absolument requise d’un discours qui veut être la base de la décision judiciaire. Rappelons que la définition même de l’ « expertise » retenue par Frédéric Chauvaud souligne cet aspect : « [c’] est l’opération à laquelle procèdent des personnes possédant la connaissance spéciale d’une science, d’un art, d’un métier, en vue de résoudre une question qui leur est adressée par le juge »1875. Par ailleurs, cette distinction entre les faits et l’opinion de l’expert doit permettre la tenue d’une éventuelle discussion contradictoire dans les cas litigieux. Lacassagne poursuit son argumentation en faveur d’une rédaction standardisée des rapports d’expertise :

‘« La loi n’a encore fixé aucune règle précise à suivre dans la visite, dans la rédaction des rapports ; elle n’a établi aucune précaution pour constater, en cas de besoin, si ces actes ont été faits de la manière la plus convenable ; quand il s’agit de la cause publique, nous pensons que les démarches, les actions de l’homme qui en est chargé doivent toujours être surveillées, quelque confiance qu’il mérite ; ainsi, pour un objet aussi important qu’un rapport chirurgical ; dans un cas où la justice attend tout des lumières, de la prudence, de l’attention d’un homme, il convient d’établir des règles si précises qu’il soit en quelque sorte impossible à l’expert d’abuser de la confiance ; il convient de prendre des précautions telles, que, dans tous les temps, on puisse reconnaître l’erreur de l’expert et remonter à sa cause »1876. ’

La standardisation des rapports d’expertise à laquelle Alexandre Lacassagne aspire doit donner au discours médical une valeur judiciaire ajoutée : il s’agit pour le médecin de prendre le pli du discours de l’homme de loi pour atteindre l’objectif qui lui est fixé, « servir les intérêts de la justice »1877. Ce faisant, le discours médical adopte la structure du discours judiciaire, mais il reprend également la main d’une certaine façon puisque ce n’est plus le magistrat qui pose les questions à l’expert, mais l’expert qui suit un protocole définit par la corporation médicale elle-même. De la standardisation du discours du médecin légiste découle une professionnalisation des pratiques, l’acquisition de tout un vocabulaire et de savoir-faire spécifiques qui participent de la fondation d’un esprit de corps professionnel. Or la défense des intérêts professionnels de sa corporation, et les réflexions déontologiques font également partie de ces sujets qui ont su retenir l’attention du médecin lyonnais. Certes, le respect des règles de la déontologie ne suffit pas. Ainsi, « il ne suffit pas au médecin légiste d’être honnête – son honnêteté est de savoir »1878. Et Lacassagne sait faire la preuve de ses compétences techniques, on l’a montré avec l’exemple des trois grandes affaires d’identification de cadavres évoquées plus haut. Mais outre sa grande précision, la démarche scientifique de Lacassagne se fonde sur des données objectives, et seulement sur celles-ci, ce qui nécessite de faire preuve d’une grande honnêteté intellectuelle et d’une prudence qui est même son credo. Il considère comme essentiel le strict respect de la déontologie médicale, qu’il enseigne, et dans un cours sur le sujet qu’il propose en 19121879, il souligne que les « devoirs des médecins envers la Société » doivent être étudiés dès la première leçon, et consacre une leçon toute entière au statut des médecins devant la justice (7e leçon). Les magistrats semblent d’ailleurs lui être gré de cette déférence, eux qui en viennent à souligner que « l’importance des autres organes de la justice s’efface devant celle du médecin légiste [car] de sa déposition dépend le résultat de l’affaire »1880.

Si les causes de la mort, les modalités de sa survenue, intéressent particulièrement les légistes, c’est qu’il en va de la poursuite ou de la disculpation des justiciables, mais pas seulement. On trouve ainsi dans le discours médical du temps de longues dissertations sur « la mort [qui], chez l’homme comme chez les animaux, a lieu d’au moins deux manières différant radicalement l’une de l’autre. D’une part, elle peut survenir subitement soit par l’influence d’une émotion, soit par celle d’une blessure ou d’un coup […]. Dans l’autre espèce de mort, qui est celle que l’on observe d’ordinaire, il y a, au contraire, une véritable lutte dans l’organisme encore vivant, surtout quand la vie cesse par l’effet de certaines blessures ou d’une grande hémorragie, ou par suite d’une privation complète et soudaine de la respiration »1881. Nos médecins cherchent à comprendre le phénomène physiologique même que constitue la cessation de la vie dans un organisme. « La mort, c’est la fin de la vie. [Mais] il y a […] une si étroite corrélation entre les idées de vie et de mort, qu’il est impossible de décrire l’un de ces états, abstraction faite de l’autre »1882. Voilà qui pose une première difficulté, laquelle est encore accrue par le fait que les médecins s’avèrent incapables de dire « en quoi consiste dans son essence intime la vie elle-même, dont la mort est le retrait définitif, en quelque sorte le dénoûment [sic.1883. L’ampleur de l’article rédigé par le Professeur Tourdes sur la « Mort » dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales rend également compte de la difficulté qu’elle pose aux médecins : ce sont quelque 208 pages qui sont en effet consacrées. La définition de ce phénomène est donc équivoque. Ainsi, le docteur Collongues distingue « trois grandes classes de mort : 1re classe, la mort du poumon ou asphyxie ; 2me classe, la mort du cœur ou syncope ; 3me classe, la mort du cerveau et des nerfs ou apoplexie »1884. Les nuances multiples introduites par une taxinomie pléthorique en viennent à troubler un phénomène que l’on pouvait pourtant penser tout à fait clair, et de constatation médicale aisée. Mais quand Brown-Séquard distingue deux grands types de mort, soudaine ou progressive, il précise que dans le premier cas, « il peut ne pas y avoir la moindre manifestation vitale, après le dernier soupir, excepté une faible action du corps »1885. En l’absence d’agonie, « toutes les facultés cérébrales dont défaut subitement : la conscience, l’intelligence, la volonté, les facultés de perception, les impressions sensoriales et sensitives, les mouvements respiratoires »1886. Mais en cas de mort « progressive », ces fonctions vitales s’éteignent peu à peu : paradoxalement, la vie persiste donc partiellement après la mort. C’est distinguer déjà, quoi qu’imparfaitement, les états de « mort cérébrale » et de « mort clinique » que connaissent aujourd’hui les praticiens. La frontière entre vie et mort n’est plus univoque et, ce faisant, elle se trouble.

Pourtant, c’est la mort subite, qui survient sans phase préalable d’agonie, qui inquiète le plus nos médecins. C’est la seule que retienne Lacassagne dans son Vade-Mecum, la seule pour laquelle il donne une définition univoque :

‘« C’est la cessation brusque de la vie, succédant aux effets rapides et imprévus de cause interne ou pathologique, en dehors de toute action mécanique ou toxique »1887. ’

Le professeur Brouardel consacre d’ailleurs un ouvrage entier à la distinction de la mort et de la mort subite1888. C’est celle dont il est le plus souvent fait écho dans les Archives d’anthropologie criminelle, qu’elle survienne « par pendaison »1889 criminelle ou non, « par coup sur les testicules »1890, « pendant l’ivresse »1891 ou par submersion interne1892, etc. Au total, on dénombre dans la revue dix articles traitant explicitement de ce problème de la « mort subite » entre 1886 et 1913. De toute évidence, l’intérêt pour le sujet est donc persistant sur l’ensemble de la période. De même, dans le fonds Lacassagne, on dénombre 31 ouvrages traitant de la « mort subite, inopinée ou rapide »1893, tous parus entre 1883 et 1913. Il faut dire que, si l’on en croit la thèse du Dr Legros soutenue à Lyon en 1893, « la marche des morts subites en France, depuis 1835 jusqu’en 1889 […] a été progressivement ascendante, surtout à partir de 1861-1862, avec de fortes oscillations et comme des abaissements subits qui, sur les tracés, semblent se reproduire en périodes quinquennales »1894. Le Dr Corre pose cette effrayante hypothèse d’une fragilisation générale de la vie, dans laquelle on retrouve les inquiétudes du temps en lien avec une dégénérescence supposée des populations :

‘« L’augmentation des morts subites ne serait-elle pas corrélative du progrès ininterrompu des habitudes dégénératives, de la vie de plus en plus intensive, qui prédisposent les organes essentiels à moins de résistance vis-à-vis des causes perturbatrices comme elles prédisposent les impulsivités aux entraînements anormaux ? »1895.’

Voici la vie devenue plus fragile, en même temps que le crime connaît une nette augmentation, mort subite et délinquance ayant connu conjointement un « accroissement formidable »1896. Dans le cadre de la conception organiciste de Lacassagne, pour lequel « la société a les criminels qu’elle mérite », cela ne surprend guère : les organismes individuels sont fragilisés, de même que l’organisme social qui subit les assauts décuplés du crime. Enfin, seule la mort subite nécessite absolument l’intervention du légiste car « on ne peut affirmer la cause d’une mort subite sans pratiquer l’autopsie »1897. Elle relève donc, de manière privilégiée, de ces décrypteurs de cadavres, ce qui justifie pleinement que Lacassagne y consacre toute une leçon1898 de médecine légale pratique, et même « la première conférence médico-légale à laquelle [ses étudiants assistent] à la Morgue »1899.

Notes
1827.

Alexandre Lacassagne, « Compte-rendu sur Les morts mystérieuses par le Dr Cabanès », in Archives d’anthropologie criminelle, 1901, p.425.

1828.

Étienne Martin, op.cit., 1913, p.7.

1829.

Alexandre Bérard, « L’instruction criminelle [de l’affaire Gouffé]à Lyon », in Archives d’Anthropologie criminelle, 1891, p.31.

1830.

Idem.

1831.

Alexandre Bérard, op.cit., 1891, p.32-33.

1832.

Alexandre Bérard, op.cit., 1891, p.33.

1833.

Les premiers articles publiés par Lacassagne sur le sujet datent de l’année précédant l’affaire :

Alexandre Lacassagne, « De la mensuration des différentes parties du corps dans les cas de dépeçage criminel », in Archives d’anthropologie criminelle, 1888, p.158-163.

Alexandre Lacassagne, « Du dépeçage criminel », in Archives d’anthropologie criminelle, 1888, p.229-255.

1834.

Louis Ravoux, Du dépeçage criminel au point de vue anthropologique et médico-judiciaire suivi des Notes et commentaires sur le dépeçage criminel par A. Lacassagne, Lyon, Storck, 1888, III-227 p. [BML FA 135450]

1835.

A. de Saint-Vincent de Parois, Du dépeçage criminel, Lyon, Storck, 1902, p.3. [BML FA 135607]

1836.

En l’état actuel de l’inventaire des collections des musées d’histoire de la médecine de l’Université Claude Bernard-Lyon 1, on ne peut éclaircir davantage cette affirmation. On note cependant que 10 ouvrages sont référencés dans le catalogue du fonds sous la rubrique « dépeçage criminel », et que le médecin s’est constitué un dossier de pièces manuscrites diverses sur le sujet BML FA Ms5250.

1837.

Louis Ravoux, op.cit., 1888, p.II. [BML FA 135450]

1838.

Dr A. de Saint-Vincent de Parois, op.cit., 1902, 234 p. [BML FA 135607]

1839.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1888, p.229.

1840.

A. de Saint-Vincent de Parois, op.cit., 1902, p.3. [BML FA 135607]

1841.

Idem.

1842.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1888, p.231.

1843.

Alexandre Lacassagne a conservé cette coupure de presse dans son dossier de documents imprimés sur le cadavre [BML FA 140754 pièce n°18]

1844.

Alexandre Bérard, op.cit., 1891, p.31.

1845.

Alexandre Lacassagne, « Affaire Richetto : rapport et conclusions », in A. de Saint-Vincent de Parois, op.cit., 1902, p.117-169. [BML FA 135607]

1846.

Une « boutasse » est une réserve d’eau permettant de recueillir les eaux de pluies et courantes, en parler lyonnais.

1847.

L’assassin Richetto, condamné aux travaux forcés à perpétuité, transmet à Alexandre Lacassagne un journal autobiographique BML FA Ms 5370, publié par Philippe Artières, op.cit., 2000, p.125-166. Il meurt au bagne en 1903 sans avoir avoué.

1848.

Sur ce point, on renvoie essentiellement à l’article du professeur Jean Normand, op.cit., 2004.

Article en ligne : http://www.millenaire3.com/uploads/tx_ressm3/Jean_Normand_01.pdf. [Article consulté le 29 décembre 2008]

Voir aussi Étienne Martin, La mort du professeur Jaboulay : catastrophe de Melun, 4 novembre 1913. Identification des débris de son cadavre. Le dépeçage accidentel des cadavres dans les accidents de chemins de fer, Lyon, Rey, 1914, 15 p. [BML FA 139785]

1849.

Étienne Martin, op.cit., 1914, p.4-5. [BML FA 139785]

1850.

Cité par Jean Normand, op.cit., 2004.

1851.

Albert Dumur, Des dents : importance et signification en médecine légale, Lyon, Impr. A. Pastel, 1882, 101 p. [BML FA 135397]

1852.

Émile Villebrun, Des ongles, leur importance en médecine judiciaire, Lyon, Impr. A. Pastel, 1883, 102 p. [BML FA 135398]

1853.

Alexandre Vialette, Des cicatrices au point de vue médico-légal, Lyon, Storck, 1886, 75 p. [BML FA 135440]

1854.

Étienne Rollet, La Mensuration des os longs des membres, dans ses rapports avec l’anthropologie, la clinique et la médecine légale, Lyon, Storck, 1888, 128 p. [BML FA 135458]

1855.

J. Julia, De l’oreille au point de vue anthropologique et médico-légale, Lyon, Storck, 1889, 118 p. [BML FA 135461]

1856.

R. Forgeot, Des empreintes digitales en médecine légale, Lyon, Storck, 1891, 96 p. [BML FA 135488]

1857.

Cité dans une coupure dont l’origine reste non identifiée dans le dossier de pièces imprimées sur le cadavre [BML FA 140754]

1858.

Alexandre Lacassagne, op.cit, 1901, p.425.

1859.

Idem.

1860.

Alexandre Lacassagne, « Diagnostic différentiel du suicide et de l’assassinat (Affaire de Montmerle », in Archives d’anthropologie criminelle, 1894, p.135.

1861.

Alexandre Lacassagne et Étienne Martin, « Tentative de décollation à l’aide d’un couteau de cuisine, puis submersion : suicide doublé. Diagnostic différentiel du suicide et de l’homicide », in Archives d’anthropologie criminelle, 1903, p.571.

1862.

Le récit de la mort de « Mme Satin, habitant à Bessency, près de l’Arbresle (Rhône) », décédée au lendemain des noces de sa fille, est rapporté dans Le Temps du 29 décembre 1907. La réputation d’Alexandre Lacassagne est donc bien d’ampleur nationale : « Le médecin de l’état civil ayant refusé le permis d’inhumer, le parquet de Lyon prescrivit une enquête et le cadavre de mme Satin fut transféré à Lyon aux fins d’autopsie. Le fils de la victime, Claudius Satin, fortement soupçonné d’être l’auteur du crime, a été arrêté et conduit à Lyon. Il a raconté qu’il s’était enivré à la noce de sa sœur et qu’en rentrant il avait demandé quelque chose à boire à sa mère, alors assise sur un tabouret. “Peut-être, dit-il, l’ai-je poussée et est-elle tombée sur la tête. Je ne saurais m’en souvenir : j’étais ivre. Mais je n’ai pas porté la main sur elle”. Le docteur Lacassagne, médecin légiste, a autopsié hier le cadavre de Mme Satin ; il a conclu que la mort était due à une émotion violente. Quant aux blessures de la tête, elles sont dues en effet à une chute légère ». Coupure de presse conservée dans le dossier de correspondances personnelles [BML FA Ms5174]

1863.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1903, p.577.

1864.

Avertissement à la première édition du Vade-mecum, 1892, p.V. BML FA 395160

1865.

« Recension du Vade-mecum… », op.cit, 1911, p.221.

1866.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1903, p.577.

1867.

Avertissement à la première édition du Vade-mecum, op.cit., 1892, p.I. BML FA 395160

1868.

À ce sujet, on renvoie à Frédéric Chauvaud, Les experts du crime. La médecine légale en France au XIXe siècle, Paris, Aubier, 2000, 301 p.

1869.

M. Genesteix, L’Expertise criminelle en France, Paris, A. Pédone, 1900, p.9-13. Cité par Frédéric Chauvaud, op.cit, 2000, p.10.

1870.

Frédéric Chauvaud, op.cit., 2000, p.9. 

1871.

Avertissement à la première édition du Vade-mecum, op.cit., 1892, p.I. BML FA 395160

1872.

Avertissement à la première édition du Vade-mecum, op.cit., 1892, p.V-VI. BML FA 395160

1873.

Proposition de Chaussier le 20 décembre 1789 (Discours à l’Académie de Dijon), « Discours-programme » d’un « illustre médecin légiste », cité dans le Vade-mecum, op.cit., 1892, p.III. BML FA 395160

1874.

Régis Debray, L’enseignement du fait religieux, Actes du séminaire national interdisciplinaire national organisé à Paris les 5, 6 et 7 novembre 2002, Paris, Direction de l’Enseignement scolaire, Bureau de la Formation continue des enseignants, 2003, p.15-19.

1875.

Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Lib. Larousse et Boyer, 1870, p.1202. Cité par Frédéric Chauvaud, op.cit., 2000, p.11.

1876.

Avertissement à la première édition du Vade-mecum, op.cit., 1892, p.IV. BML FA 395160

1877.

Alexandre Lacassagne, « Congrès international de médecine légale », in Archives d’anthropologie criminelle, 1889, p.663.

1878.

Idem.

1879.

Alexandre Lacassagne, « Programme d’un cours de déontologie médicale », in Archives d’anthropologie criminelle, 1912, p.189-190.

1880.

Bérard des Glajeux, Souvenirs d’un président d’assises. Les passions criminelles, leurs causes et leurs remèdes, Paris, Plon, 1893, p.146. [BML FA 429090]

1881.

Charles-Édouard Brown-Séquard, « Attitudes après la mort », S.l.n.d. Dossier de pièces sur le cadavre [BML FA 140754 pièce n°1]

1882.

Félix Gannal, Moyens de distinguer la mort réelle de la mort apparente, Paris, Juteau, 1875 (2e édition), p.9. [BML FA 139757]

1883.

Gabriel Tourdes, « Mort », in A. Dechambre (dir.), Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Tome 9 : « Moe-Mor » , Paris, Masson-Asselin, 1875, p.517. BML FA 404397

1884.

Dr Collongues, De la recherche du signe certain de la mort et de l’unité de la vie : bioscopie, Cusset, Impr. Arloing, 1893, p.5. [BML FA 139760]

1885.

Charles-Édouard Brown-Séquard, « Attitudes après la mort », S.l.n.d. [BML FA 140754 pièce n°1] Dossier de pièces sur le cadavre [BML FA 140754 pièce n°1]

1886.

Idem.

1887.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1892,p.39.

1888.

Paul Brouardel, La Mort et la Mort subite, Paris, Baillière, 1895, 456 p. [BML FA 427913]

1889.

Henry Coutagne, « Étude sur les principaux éléments du diagnostic médico-judiciaire de la mort par pendaison », in Archives d’anthropologie criminelle, 1886, p.225-255.

1890.

Iwanof, « Mort subite par coup sur les testicules », in Archives d’anthropologie criminelle, 1886, p.576.

1891.

Karl Westphal, « Consultation sur cas de mort subite attribuée à des violences pendant l’ivresse », in Archives d’anthropologie criminelle, 1886, p.363-364.

1892.

A. Lamoureux, « Mort subite par submersion interne », in Archives d’anthropologie criminelle, 1896, p.280-283.

1893.

Catalogue du fonds Lacassagne,op.cit., 1922, p.155. BML FA 141 946

1894.

Armand Corre, Revue bibliographique de l’« Étude sur la pathogénie des morts subites au point de vue médico-légale, par A. Legros », in Archives d’anthropologie criminelle, 1895, p.615.

1895.

Idem.

1896.

Idem.

1897.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1892,p.39.

1898.

Alexandre Lacassagne, « De la mort subite. Leçon recueillie et rédigée par le Dr Paul Bernard », in La Province médicale, Lyon, Impr. Vitte et Perrussel, 1888, 8 p. [BML FA 135444]

1899.

Alexandre Lacassagne, in op.cit., 1888,p.1. [BML FA 135444]