2. Diagnostiquer la mort

L’intérêt médical pour la mort s’explique en second lieu par la persistance, tout au long du XIXe siècle, d’une grande peur : celle d’être enterré vivant. Car si « il semble que le danger de cette […] éventualité, qui a hanté comme une sorte d’obsession certaines générations antérieures à la nôtre, soit relégué à notre époque peu favorable à la sensiblerie sur un plan bien inférieur […], est-ce à dire qu’il n’existe pas ? Nullement »1900. Cette inquiétude est en effet répandue dans le grand public. En témoigne par exemple la clause que le compositeur Jules Massenet (1842-1912), contemporain de Lacassagne, fait rajouter sur son testament : après avoir constaté son décès, un médecin doit lui trancher les artères carotides, se conformant donc à la prescription du docteur Veyne, qui recommande de pratiquer l’artériotomie, c’est-à-dire « d’ouvrir une artère d’un individu réputé mort »1901 afin de constater de visu l’abolition de la circulation sanguine, dont il affirme qu’elle coïncide avec la cessation de la vie. Le moyen est « suffisant pour prouver la vie ou la mort »1902. Peut-on rêver meilleur procédé pour rendre impossible tout enterrement prématuré que celui-ci qui, au pire, achèvera sans doute l’agonisant ? En 1866, le marquis d’Ourches rédige également son testament et fonde à cette occasion deux prix, le premier « de vingt mille francs pour la découverte d’un moyen simple et vulgaire de reconnaître d’une manière certaine et indubitable, les signes de la mort réelle, […] moyen [qui] puisse être mis en pratique même par de pauvres villageois sans instruction »1903 ; le second, « de cinq mille francs pour la découverte d’un moyen de reconnaître [de même] les signes de la mort réelle à l’aide de l’électricité, du galvanisme ou de tout autre procédé exigeant, soit l’intervention d’un homme de l’art, soit l’application de connaissances, l’usage d’instruments ou l’emploi de substances qui ne sont pas à la portée de tout le monde »1904. La différence de dotation dit bien où va sa préférence. Ce sont les populations chez lesquelles l’intervention d’un médecin n’est toujours pas systématique en cas de décès qui focalisent d’abord l’inquiétude. Il n’en demeure pas mois que la recherche scientifique sur le sujet a le vent en poupe1905 et l’on comprend donc mieux que, si les médecins se défendent d’ajouter foi à cette inquiétude, ils n’en consacrent pas moins des ouvrages entiers à la question. Sans crainte du paradoxe, alors même qu’il présente devant l’Institut un Mémoire sur plusieurs nouveaux signes de la mort fournis par l’ophtalmoscopie et pouvant empêcher les enterrements prématurés, le docteur Bouchut écrit ainsi en 1867 :

‘« Je ne suis pas de ceux qu’effraye le danger des inhumations précipitées, et qui croient que les médecins ne peuvent distinguer avec certitude la mort réelle de la mort apparente. – Bien que de temps à autre, dans la presse extra-scientifique1906 et dans le monde élégant, quelques personnes évoquent brusquement le fantôme de ces prétendues inhumations pour amener la révision de nos lois et de nos règlements mortuaires, le danger d’être enterré vivant a disparu des grandes villes, où se pratique la vérification des décès [mais] il m’a paru utile de perfectionner le diagnostic de la mort, en faisant connaître de nouveaux signes propres à cet état et qu’on n’observe point dans la mort apparente  »1907.’

Du reste, certains médecins partagent cette inquiétude du public, à l’instar du docteur Icard pour lequel « les plus sceptiques eux-mêmes sont obligés de reconnaître la réalité du danger de la mort apparente. Et, comment d’ailleurs, nier la possibilité d’un tel danger [puisque] tous [nous] devons passer par l’état de mort apparente avant de mourir réellement et définitivement [car] la mort est un processus »1908. Cet aspect progressif du passage de la vie à la mort, d’un état à l’autre, achève de troubler la frontière entre eux. Pensée comme « le passage d’une vie liée à l’organisation individuelle, à une juxtaposition de vies locales, désorganisées, qui finissent par s’éteindre »1909, la mort ne se distingue plus aussi nettement de la vie que précédemment. Il est désormais admis que « l’être ne meurt pas tout d’une pièce, il semble que la vie se retire peu à peu de ses organes »1910. Anne Carol souligne une conséquence inattendue de la prégnance de ce modèle vitaliste : un discours de memento mori imprègne de mélancolie le discours médical. Alexandre Lacassagne s’inscrit bien dans cette veine :

‘« L’homme ne meurt pas toujours brusquement : la vie est une mort lente à partir d’un certain âge, par usure traînante mais continue », écrit-il à propos de la vieillesse1911. ’

La mort est présente à chaque instant de vie, et inversement, la vie demeure entre le moment de la mort apparente et celui de la mort réelle : l’existence d’une « physiologie post-mortem »1912 perturbe les velléités de distinction des deux états. Quand passe-t-on, résolument, définitivement, certainement, de l’autre côté ? Les progrès de la médecine, loin de lever les doutes, semblent en réalité en instiller toujours davantage, d’autant que c’est dans la seconde moitié de siècle qu’on invente la gériatrie1913. « On assiste à la naissance d’une méthode anatomo-clinique qui envisage le problème du vieillissement sous un angle nouveau »1914. L’apparition d’une médecine appropriée aux pathologies des personnes âgées participe à la constitution de la vieillesse en un âge de la vie reconnu et différencié, qui est alors vécu comme un moment intermédiaire entre la vie et la mort.

C’est sans doute la littérature qui rend le mieux compte de la grande angoisse d’être enterré vivant1915. Émile Zola en livre le récit glaçant d’un homme qui, tombé en syncope, passe pour mort :

‘« C’était une syncope de mon être entier, comme un coup de foudre qui m’avait anéanti. Ma volonté était morte, plus une fibre de ma chair ne m’obéissait. Et, dans ce néant, au-dessus de mes membres inertes, la pensée seule demeurait, lente et paresseuse, mais d’une netteté parfaite »1916.’

La visite du « médecin des morts » est trop expéditive pour lever l’erreur :

‘« … il me sembla qu’il s’était simplement penché d’un air indifférent.
“ – Voulez-vous que je prenne la lampe pour vous éclairer ? offrit Simoneau avec obligeance.
– Non, inutile”, dit le médecin tranquillement.
Comment ! inutile ! Cet homme avait ma vie entre les mains, et il jugeait inutile de procéder à un examen attentif. […] Et il s’éloigna. C’était ma vie qui s’en allait. […] Ah ! le misérable, dont l’habitude professionnelle avait fait une machine, et qui venait au lit des morts avec l’idée d’une simple formalité à remplir ! Il ne savait donc rien, cet homme ! Toute sa science était donc menteuse, puisqu’il ne pouvait d’un coup d’œil distinguer la vie de la mort ! »1917

On ne saurait mieux dire le doute qui semble planer irrémédiablement désormais, quand il s’agit de s’accorder sur les signes infaillibles de la mort. « Pendant tout le XIXe siècle et une bonne partie du XXe siècle, la question de la mort apparente continue en effet à fasciner les médecins »1918, qui semblent les premiers inquiets de se voir inhumer prématurément. Le docteur Séverin Icard, qui s’intéresse particulièrement au sujet1919, écrit ainsi :

‘« Je désire être inhumé seulement quand on aura constaté que mon cadavre est entré en décomposition. Je crains la léthargie et redoute par-dessus tout d’être enterré vivant »1920. ’

Nous sommes alors en 1903 ! Peut-être est-ce là une des raisons, outre son dévouement ultime à l’enseignement pratique de la médecine légale, qui conduisent Lacassagne à ordonner par testament que sa dépouille fasse l’objet d’une autopsie à la Faculté, même s’il est de ces médecins qui « alimentent le courant rassurant »1921 et ne prêtent guère de crédit aux récits d’inhumations prématurées, selon Anne Carol.

‘« L’autopsie est une garantie de la réalité de la mort ; elle doit être un renseignement non seulement pour le médecin, mais surtout pour la famille à laquelle un résumé devrait être remis, ce qui faciliterait l’œuvre des médecins et diminuerait, si cela ne supprimait pas, les oppositions aux autopsies »1922. ’

Alexandre Lacassagne prend donc ses précautions, et constitue par ailleurs un dossier de pièces imprimées sur le sujet1923, dossier que complètent les 19 références relatives à la question de la « mort apparente » et des « inhumations précipitées » conservées dans le fonds Lacassagne. L’analyse systématique de ces ouvrages montre bien que c’est la recherche de signes infaillibles et incontestables de la mort qui mobilisent les auteurs, lesquels cherchent à distinguer sans erreur possible la mort réelle de la mort apparente1924. Il faut dire que la recherche de ces signes semble bien difficile, et leur fiabilité douteuse1925 au point que, « la grande majorité [des médecins] nient la certitude des signes de la mort »1926. Le docteur Gannal dresse ainsi une liste de 20 signes supposés de la mort, dont 14 sont considérés comme incertains, 5 difficiles à constater car nécessitant l’intervention expresse d’un médecin, et un seul, la putréfaction, considéré comme absolument sûr :

‘« Tant que les phénomènes de décomposition générale ne sont pas manifestes, on doit considérer l’homme comme vivant, et il faut appliquer tous ses efforts à le rappeler à la vie »1927.’

Tous les médecins ou presque se rejoignent sur ce point. Mais la putréfaction, seul signe de la mort qui soit absolument incontestable, intervient trop tardivement pour qu’on puisse s’en satisfaire.

‘« ce n’est pas dans l’évolution lente et successive des phénomènes consécutifs à la cessation de la vie que l’on peut se résigner à chercher la certitude de la mort. L’intérêt des vivants ; les considérations d’hygiène publique, les habitudes mêmes des populations réclament des moyens plus rapides, mais non moins sûrs, de reconnaître la mort »1928.’

Dans la littérature médicale, les indices révélateurs du décès sont multiples1929.

Certains font figure de classiques. D’autres signes sont considérés comme « éloignés ou tardifs […] : refroidissement général du corps, rigidité cadavérique, absence de contraction musculaire sous l’influence de stimulants divers, électriques et galvaniques »1930. On ne saurait s’en contenter. Ainsi, la rigidité cadavérique est même un signe pour le moins paradoxal de la mort puisque, selon Brown-Séquard, elle « n’est pas le résultat de la coagulation des matières albumineuses [comme on a coutume de le croire], mais l’effet final d’un reste d’énergie vitale qui s’éteint lentement et par degrés dans la fibre musculaire »1931. Avec la température, elle est surtout utilisée par les médecins légistes pour déterminer l’heure du décès, puisqu’on en évalue la marche au cours de protocoles expérimentaux sophistiqués pratiqués notamment sur des cadavres de suppliciés1932, ce qui permet d’en avoir une connaissance assez fine :

‘« Si nous supposons une température extérieure de 18°, une température organique voisine de 38°, la durée sera de 24 heures pour le refroidissement total, et le refroidissement du cadavre humain sera en moyenne de 0°,8 par heure. Il y a donc dans le refroidissement total du cadavre une première période, qui est de deux heures à peu près, et pendant laquelle il y a état stationnaire ou très faible descente. Une seconde période, plus longue, vient ensuite, où la vitesse du refroidissement est grande, et se fait conformément à la loi de Newton, d’autant plus rapide que la différence est plus considérable entre la température organique et le milieu ambiant »1933.’

Il convient donc, en dernière instance, de s’en remettre aux « signes dits immédiats ou actuels »1934, lesquels sont souvent obtenus au prix de tortures du cadavre effroyables à nos yeux1935 et dont la pratique repose sur « l’idée de tester la réalité de la mort en soumettant le corps à des stimuli de nature variée »1936, en fait en lui infligeant essentiellement des douleurs, brûlures ou « épreuves chirurgicales, destinées explicitement à provoquer une douleur intolérable »1937. Le docteur Bouchut travaille plus particulièrement sur « les effets comparés de la brûlure sur le vivant et sur le cadavre »1938, relevant que l’un et l’autre ne réagissent pas de la même manière à cette épreuve, ce qui semble bien être la preuve d’un changement de nature du corps qui y est soumis. Mais même ces moyens ne sont pas infaillibles. Certaines anecdotes rapportées dans la littérature médicale le soulignent. Ainsi, alors même que « les expériences les plus cruelles, les plus décisives avaient été faites ; après trente heures, la personne qu’on croyait morte [n’ayant] donné aucun signe de vie, […] la vie reparût où on s’obstinait à ne voir que la mort. Il fallut encore trois mois pour guérir les plaies faites en vue de constater la mort »1939. C’est dire les souffrances qu’on avait infligées au malade en question. Ces pratiques ne font d’ailleurs par l’unanimité. On en use faute de mieux. Pour le docteur Gannal, « ces moyens sont peu efficaces, néanmoins il ne faut pas les proscrire, car dans ces graves circonstances on doit tout tenter »1940. Mais les médecins adoptent alors une perspective nouvelle dans leurs recherches sur le sujet : il ne s’agit plus de rechercher des signes de persistance de la vie chez un mort supposé, mais de définir « les moyens de distinguer d’une manière positive la mort apparente de la mort réelle »1941.

Dans la seconde moitié du siècle, certains médecins proposent donc de procéder à des examens moins « barbares ». Pour le docteur Bouchut, « la cessation des battements du cœur est le premier signe, et un signe certain de la mort ; et dans les maladies qui présentent les apparences de la mort, toute méprise est impossible, à cause de la persistance des battements de cet organe ; mais ce signe ne peut être sûrement constaté que par l’auscultation »1942, laquelle est tout à fait possible depuis l’invention du stéthoscope, attribuée à René Laennec et qui remonte à 1816 : l’usage de cet instrument se diffuse dès le courant des années 1820. Mais ce signe ne paraît sans doute pas suffisant aux médecins de la fin du siècle, qui proposent de recourir à des examens particulièrement techniques. Signalons ainsi le travail du docteur Collongues sur « la bioscopie dynamoscopique », qui consiste dans « l’observation de la vie étudiée par la gamme des sons musculaires bilatéraux perçus à l’extrémité des deux indicateurs [afin d’évaluer] l’intensité des deux courants nerveux entrecroisés de la vie animal cérébro-spinale » ou sur la « bioscopie dermoscopique », qui nécessite l’étude de « la différence hygrométrique de la sécrétion cutanée bilatérale des deux mains chaudes [afin de constater] l’intensité des deux courants nerveux non entrecroisés de la vie du grand sympathique qui animent les glandes sudoripares des deux côtés du corps »1943. Un autre conseille de s’en remettre à l’ophtalmométrie et à la mesure de la tension oculaire1944. Le docteur Icard suggère d’injecter de la fluorescéine, « la substance la plus colorante que l’on connaisse »1945, au supposé décédé afin de déterminer si le sang circule encore (dans ce cas la mort n’est qu’apparente) ou non. Ce dernier procédé retient particulièrement l’attention de Lacassagne, si l’on en croit la dédicace que le docteur Icard rédige en ces termes quand il lui adresse son livre, en 1906 :

‘« Au très savant Maître, monsieur le Professeur Lacassagne, pour le remercier d’avoir signalé au monde médical le procédé de la fluorescéine »1946.’

Mais ces procédés plus délicats nécessitent tous l’intervention d’un médecin lors du constat d’un décès. Alors que, jusque là, les praticiens ont laissé le champ largement libre aux congrégations religieuses, à la fin du siècle ils ne se contentent plus de déplorer leur défaillance au chevet des mourants, mais entreprennent d’y reprendre toute la place. Dans les hôpitaux, la laïcisation commence dans les années 1880, essentiellement à Paris et dans les grandes villes. La revendication d’un constat médical des décès y demeure pourtant d’actualité jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Ainsi :

‘« Il résulte de l’enquête faite par le docteur Icard […] dans tous les hôpitaux de France et dans les principaux hôpitaux de l’Étranger qu’il n’y a dans les hôpitaux aucune vérification médicale des décès : en pratique la mort est déclarée réelle sur la simple affirmation d’un infirmier »1947, évidemment considéré comme incompétent.’

Après guerre, il est devenu évident que le médecin se doit d’être au chevet d’un mourant, et d’y rester jusqu’au dernier soupir. Une réforme législative s’impose donc. Certes, en cette fin de XIXe siècle, on ne s’en tient plus seulement aux prescriptions du Code civil, qui prévoyait que « aucune inhumation ne sera faite sans une autorisation […] de l’officier de l’état civil qui ne pourra la délivrer qu’après s’être transporté auprès de la personne décédée pour s’assurer de décès »1948. Depuis 1866, une circulaire du ministère de l’Intérieur stipule que « le maire de chaque commune fera choix d’un ou de plusieurs docteurs en médecine ou en chirurgie, et, à leur défaut, d’officiers de santé, qui seront chargés de constater les décès dont la déclaration aura été faite à la mairie »1949. Mais un rappel s’impose en 1875 : les préfets républicains sont priés de faire appliquer ces dispositions. Le respect de la circulaire de 1866 ne s’impose donc pas partout, même si, à Lyon, un certificat du médecin traitant est dès alors exigé par l’état civil préalablement à l’enregistrement de tout décès. À la toute fin du siècle, la constatation de la mort se spécialise : si les médecins ne revendiquent plus avec autant d’ardeur que précédemment leur intervention dans le constat des décès, les médecins légistes s’investissent toujours davantage pour réclamer que soit rendue obligatoire la vérification médicale de la mort. Il faut dire que cette fonction cadre mal avec le rôle traditionnel du médecin, qui voit son autorité contestée dès lors qu’il déclare le malade incurable. « Bien sûr, on continue à réclamer un allongement des délais, une visite minutieuse, des rémunérations convenables, une formation universitaire »1950, mais les praticiens demeurent réticents à se rendre au chevet des agonisants, comme si prendre part à cette mission de visiter les morts pouvait entacher leur réputation. Former des médecins spécialistes, qui se consacrent principalement à la vérification des décès et à leur élucidation éventuelle semble être la solution idéale, même si certains médecins se consacrent à la recherche d’un signe de la mort dont la constatation n’exige « aucune compétence technique, aucune manipulation de chimie, aucun travail de laboratoire », à l’instar du docteur Icard qui présente la réaction sulfhydrique, qui doit permettre de détecter la présence d’hydrogène sulfuré et de sulfhydrate d’ammoniaque, premiers signes de l’amorce d’une putréfaction du corps, au moyen d’une simple pièce de monnaie :

‘« il suffit d’introduire dans la fosse nasale un morceau de papier plombé ou de déposer sous la narine un petit carré de ce même papier ou même une pièce de monnaie »1951. ’

Pour ceux-là, ce sont les prétentions du corps médical qui veut se réserver l’exclusivité de certaines connaissances qui génèrent pour une part le risque d’être enterré vivant. Ils condamnent donc « l’ignorance et l’incurie qui ne permettent qu’à un petit nombre de s’assurer de la réalité d’un décès »1952, et en appellent à une plus large diffusion des connaissances sur le sujet. Mais cette opinion reste assez marginale : le monde médical s’accorde, en cette fin de XIXe siècle, sur le fait que la mort est un phénomène plus complexe qu’il n’y paraît, dont la constatation est délicate et nécessite l’intervention d’un expert. Il s’agit de reconnaître promptement, facilement et sûrement sur le corps qui leur est confié les signes d’une mort indubitable, pour assigner l’individu concerné à un état, mort ou vivant, qui ne saurait tolérer de demi-mesures. La constitution d’un groupe de professionnels de la mort1953, qui ont éprouvé la sagacité de leur regard au cours d’études spécifiques, savent déchiffrer les corps, diagnostiquer la mort avec certitude, et qui en font leur activité principale, de sorte que cela ne porte pas ombrage à leur réputation semble donc bien nécessaire. Voilà qui explique peut-être pour une part le net essor que connaît la médecine légale en cette fin de siècle, ainsi que le relatif changement d’image que connaît le médecin légiste qui s’impose progressivement comme un héros sur la scène judiciaire, loin de la figure de l’oiseau de mauvais augure qui encombrait tant ceux qu’on appelait précédemment avec une noire ironie les « médecins des morts ».

Notes
1900.

Henry Coutagne, Revue bibliographique de « La mort et la mort subite de Paul Brouardel », in Archives d’anthropologie criminelle, 1895, p.245.

1901.

Dr Veyne, Mort apparente et Mort réelle. Artériotomie. Moyen facile de rendre impossibles les enterrements prématurés, Paris, Delahaye, 1874, p.4. [BML FA 139759]

1902.

Dr Veyne, op.cit., 1874, p.7. [BML FA 139759]

1903.

Dr Veyne, op.cit., 1874, p.2. [BML FA 139759]

1904.

Idem.

1905.

On a également trouvé mention, en 1849, d’un « concours ouvert à l’appel du savant professeur italien Manni », auquel le docteur Bouchut répond par la publication de son Traité des signes de la mort et des moyens de prévenir les enterrements prématurés, qui paraît chez Baillière cette même année. Le sujet présente un intérêt internationalement reconnu.

1906.

Le dossier de pièces imprimées sur la « Mort apparente » BML FA 140792 recèle des coupures de cette presse qui en font état, malheureusement le plus souvent dans des journaux non identifiés et sans date. Par exemple :

« Le lazaret de Trompaloup. – Une femme enterrée vivante », qui relate l’enterrement prématurée d’une dame Bobin qui, enceinte, accouche finalement dans son cercueil mais ne survit pas à son inhumation.

On note aussi que Le Temps publie, dans le courant des années 1898 à 1900 et sous forme de feuilleton une « Causerie scientifique intitulée la nature et la vie » qui traite notamment du sujet de la « mort véritable et de la fausse mort ». Lacassagne a également conservé ces coupures.

1907.

Eugène Bouchut, Mémoire sur plusieurs nouveaux signes de la mort fournis par l’ophtalmoscopie et pouvant empêcher les enterrements prématurés, Paris, Baillière, 1867, p.3. [BIUM 90946]

1908.

Séverin Icard, La constatation des décès dans les hôpitaux. Nécessité de la pratique hâtive des autopsies. Diagnostic précoce de la mort réelle permettant la pratique hâtive des autopsies, Paris, Maloine, Coll. « Bibliothèque de documents médico-légaux et de criminologie du Professeur Lacassagne », 1911, p.9. [BML FA 139762]

1909.

Anne Carol, op.cit., 2004, p.129.

1910.

Dieulafoy, « Mort », in Nouveau dictionnaire de médecine et de chirurgie pratique, t.XXIII, 1877, p.47.

1911.

Alexandre Lacassagne, La verte vieillesse, Lyon, Rey, 1919, p.18. [BML FA 461622]

1912.

E. Fournier, À propos de la crémation. Mort réelle et mort apparente, Paris, Vigot, 1912, p.13. [BML FA 140771]

1913.

L’invention du néologisme « gériatrie » date de 1909, le terme apparaissant alors sous la plume d’Ignaz Nascher. Cité par Patrice Bourdelais, « L’émergence d’un nouveau savoir médical sur la vieillesse en France au XIXe et au début du XXe siècle », in Gérontologie et Société , n°28, p.9.

Voir aussi Peter N. Stearns, Old Age in European Society : the case of France, London, Croom Held, 1977, 163 p.

Patrice Bourdelais, L’âge de la vieillesse : histoire du vieillissement de la population, Paris, Odile Jacob, 1997, 503 p.

1914.

Gilles Pollet, « La vieillesse dans la littérature, la médecine et le droit au XIXe siècle : sociogenèse d’un nouvel âge de la vie », in Retraite et Société, n°34, octobre 2001, p.40.

1915.

Cet emprunt à un tout autre type de source nous paraît justifié, d’autant que Lacassagne lui-même reconnaissait la valeur de l’observation de certains auteurs. À propos de Balzac, il écrit ainsi que, pour dresser l’histoire de la profession médicale dans la première moitié du XIXe siècle, « nous avons des documents réels, bien vivants, pris sur nature et peints de main de maître par Balzac, l’auteur de la Comédie humaine. À côté de la vision interne et lumineuse des choses et des gens de son temps, une description minutieuse des différents milieux sociaux, il crée ses personnages moins avec son imagination que d’après les observations faites autour de lui, dans la foule, près de ceux avec qui il évolue. Voilà le vrai réalisme ». (Alexandre Lacassagne, « La médecine d’autrefois et le médecin au XXe siècle », in Revue scientifique, 1902, p.5. BML FA 135601)

1916.

Émile Zola, « La mort d’Olivier Bécaille (1884) », in Naïs Micoulin et autres nouvelles, Paris, GF-Flammarion, 1997, p.127.

1917.

Émile Zola, op.cit., 1997, p.138-139.

1918.

Anne Carol, op.cit., 2004, p.135.

1919.

Son nom apparaît dans le catalogue du fonds Lacassagne à la rubrique « Mort apparente » avec la mention [public.div.], ce qui dit assez le nombre de ses publications sur le sujet.

1920.

Séverin Icard, « Testaments d’originaux », in Chronique médicale, 1903, p.723. Cité parAnne Carol, op.cit., 2004, p.146.

1921.

Anne Carol, op.cit., 2004, p.152.

1922.

Bourneville, « La mort réelle. Étude anatomo-pathologique : autopsies et dissection », in Le progrès médical, s.d., p.230-231. [BML FA 140754]

1923.

Ce dossier BML FA 140792 contient pour l’essentiel des coupures de presse assez mal conservées, parmi lesquelles on relève la présence d’un article du Dr Mazery sur « La mort réelle. The absolute signs and proofs of death », in Journal d’hygiène, jeudi 8 mai 1889. La peur d’être enterré vivant est internationale, puisque l’auteur s’intéresse à « la polémique qui s’est engagée au cours de ces derniers mois dans la Presse anglaise (politique et scientifique) ». Une coupure de la Semaine médicale également conservée dans ce dossier signale aussi la tenue d’une séance de la « Société de médecine de Londres tout entière occupée par une communication de M.B.W. sur les signes de la mort » (s.d.).

1924.

Félix Gannal, Mort réelle et mort apparente, Paris, Coccoz, 1868, 270 p. [BML FA 135183]

Dr Hernandez, Contribution à l'étude de la mort apparente, Bordeaux, Cadoret, 1893, 98 p. [BML FA 139765]

Dr Veyne, op.cit., 1874, 28 p. [BML FA 139759]

1925.

Julia de Fontenelle, L’incertitude des signes de la mort, les dangers des inhumations précipitées, les moyens de constater les décès et de rappeler à la vie ceux qui sont en état de mort apparente, Paris, Rouvier-Bouvier, 1834, 352 p. [BML FA 136368]

1926.

Jules Parrot, De la mort apparente, thèse soutenue à la Faculté de médecine le 5 mars 1860, Paris, Delahaye, 1860, p.3. [BIUM 90946]

1927.

Félix Gannal, op.cit., Paris, Juteau, 1875 (2e édition), p.7. [BML FA 139757]

1928.

« Recension du Traité des signes de la mort et des moyens de prévenir les enterrements prématurés du docteur E. Bouchut », in Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1849, série 1, n° 41, p.474-478.

1929.

Le docteur Bouchut en donne une liste, sans doute la plus exhaustive que nous ayons consultée :

« 1° l’absence prolongée des battements de cœur constatée par l’auscultation ; 2° la face cadavérique ; 3° la décoloration de la peau ; 4° la perte de transparence de la main ; 5° l’absence d’aréole et de phlyctène dans les brûlures de la peau ; 6° l’immobilité complète des parois thoraciques ; 7° l’absence du souffle nasal et buccal ; 8° le défaut d’action des sens et des facultés intellectuelles ; 9° le relâchement simultané de tous les sphincters ; 10° l’affaissement de l’œil et l’obscurcissement de la cornée par une toile glaireuse ; 11° l’immobilité du corps ; 12° l’abaissement de la mâchoire inférieure ; 13° la flexion du pouce dans le creux de la main », auxquels il faut ajouter des « signes plus éloignés de la mort » : « 1° le refroidissement du corps ; 2° la rigidité cadavérique ; 3° l’absence de l’irritabilité musculaire sous l’influence des agents galvaniques ; 4° l’affaissement des parties molles ; 5° et enfin la putréfaction », soit 18 signes différents (« Recension du Traité … du docteur E. Bouchut », in op.cit., 1849, p.475).

1930.

Jules Parrot, op.cit., 1860, p.10. [BIUM 90946]

1931.

Coupure de presse non identifiée dans le dossier de pièces sur le cadavre [BML FA 140754 pièce n°16] C’est moi qui souligne.

1932.

Dr Alezais, « Recherches sur les suppliciés d’Aix (Esposito et Tegami), in Marseille médical, n°10, 1887, p.577-580. Coupure conservée dans le dossier de pièces sur le cadavre [BML FA 140754 pièce n°4]

1933.

Charles Richet, « La température après la mort », in périodique non identifié, s.d. p.398. Coupure conservée dans le dossier de pièces sur le cadavre [BML FA 140754 pièce n°7]. Lacassagne a souligné entièrement la partie sus-citée.

1934.

Jules Parrot, op.cit., 1860, p.18. [BIUM 90946]

1935.

On renvoie sur ce point à Anne Carol, op.cit., 2004, 335 p. Voir notamment le chapitre intitulé « Les “terribles épreuves” », p.177- 181.

1936.

Anne Carol, op.cit., 2004, p.177.

1937.

Anne Carol, op.cit., 2004, p.179.

1938.

« Recension du Traité … du docteur E. Bouchut », in op.cit., 1849, p.476.

1939.

Dr Bonnejoy, Des moyens pratiques de constater la mort par l’électricité à l’aide de la faradisation,
Paris, Baillière, 1866, p.27.

1940.

Félix Gannal, op.cit., 1868, p.128. [BML FA 135183]

1941.

« Recension du Traité … du docteur E. Bouchut », in op.cit., 1849, p.474. C’est moi qui souligne.

1942.

« Recension du Traité … du docteur E. Bouchut », in op.cit., 1849, p.475.

1943.

Dr Collongues, op.cit., Cusset, Impr. Arloing, 1893, p.3. [BML FA 139760]

1944.

« Un signe de la mort certaine emprunté à l’ophtalmométrie : lois de la tension oculaire », communication à l’Académie es sciences, 22 janvier 1894. BML FA 140792

1945.

« Comment reconnaître la Mort », s.l.n.d. BML FA 140792

1946.

Dédicace datée du 30 octobre 1906, Séverin Icard, Le signe de la Mort réelle en l’absence du médecin. Constatation et certificat automatiques des décès, Paris, Maloine, 1907, XXXIV-292 p.[BML FA 429048]

1947.

Résumé de l’ouvrage du Dr Séverin Icard, op.cit, 1911, 228 p. Agrafé dans l’ouvrage en question.

1948.

Article 77 du Code civil de 1805. Cité par Félix Gannal, op.cit., 1875, p.1. [BML FA 139757]

1949.

Félix Gannal, op.cit., 1868, p.219. [BML FA 135183]

1950.

Anne Carol, op.cit., 2004, p.209.

1951.

Séverin Icard, op.cit., 1907, p.274. [BML FA 429048]

1952.

Dr Félix Gannal, op.cit., 1868, p.V. [BML FA 135183]

1953.

Notons ici que la fin du siècle est également le moment d’un débat entre partisans et opposants à la pratique de la crémation, que certains appellent de leurs vœux en invoquant principalement des arguments hygiéniques. Ce n’est pas le lieu ici de développer ce point. Signalons simplement que Lacassagne s’intéresse à la question. Il est ainsi l’auteur de l’article « Crémation » pour le Dictionnaire encylopédique des sciences médicales de Dechambre cité plus haut, et se prononce nettement en défaveur de cette pratique, pour des raisons très nettement culturelles : « Il existe, à ntore avis, un intérêt supérieur à conserver l’inhumation qui, plus que tout autre procédé quelconque, répond aux exigences de ce culte des morts, dont la conservation et le développement nn’important pas moins … aux particuliers qu’aux États » (p.81).