1. Mettre à distance

En premier lieu, afin de se situer dans le flux ininterrompu de sensations que lui apporte le monde et son propre organisme, le scientifique s’efforce de définir des ensembles relativement isolables et autonomes : ce sont les « objets » de sa recherche. Cette première étape de l’analyse du réel, comme d’ailleurs au scientifique et à l’homme du commun, est arbitraire. Contrairement à ce qu’en pensait Buffon, qui évoque « les objets que nous présente l’univers », ceux-ci n’ont pas d’existence antérieure à la définition que nous en donnons. Donnés ou construits, ces « objets » doivent être distingués de celui qui les observe : ils le sont d’ailleurs dès lors qu’ils accèdent au statut d’objet. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le recours à la méthodologie positiviste induit nécessairement une séparation nette entre sujet et objet d’étude – au nom de l’objectivité dont on sait qu’elle est une qualité considérée comme fondamentale pour les scientifiques d’alors – séparation que traduit la mise en place de protocoles d’observation, de collections (constitution d’archives matérielles), et de musées2360 (espaces de visualisation des connaissances anthropologiques), qui sont autant de moyens mettre l’objet à distance, concrètement (en plaçant les pièces de collection dans des vitrines) ou symboliquement (le rôle du langage scientifique est ici essentiel), pour pouvoir l’étudier. La notion même d’objectivité se trouve profondément renouvelée à partir du milieu du XIXe siècle, période cruciale pour l’émergence de l’objectivité scientifique telle que nous l’entendons encore aujourd’hui quoique, à l’heure actuelle, même les plus ardents défenseurs des méthodes dites « objectives » – mécaniques ou statistiques par exemple – hésitent à prétendre qu’elles garantissent absolument la vérité d’une découverte.

Il faut s’arrêter un moment sur cette notion complexe2361. On peut définir l’objectivité comme la « qualité de ce qui donne une représentation fidèle d’un objet »2362. En matière scientifique, l’objectivité paraît donc une condition sine qua non de l’accession à la vérité : la recherche de l’objectivité n’est autre que la quête d’une essence des choses (c’est l’objectivité entendue au sens métaphysique), ce qui nécessite principalement de réprimer ses émotions, de quelque nature qu’elles soient (l’objectivité prend ici un sens moral) et implique donc de recourir à un certain nombre de méthodes permettant au scientifique d’endosser autant que possible une telle neutralité (l’objectivité a donc également une dimension méthodologique). Ces trois aspects de l’objectivité, métaphysique, moral et méthodologique, fusionnent au milieu du XIXe siècle si l’on en croit Lorraine Daston qui en conclut que « l’objectivité scientifique est née au milieu du XIXe siècle »2363. Il est vrai que les mot « objectivité » et « subjectivité » apparaissent dans les dictionnaires français au cours des années 1830. En 1847, un dictionnaire français définit l’adjectif « objectif » comme « tout ce qui est en dehors du sujet pensant »2364. Cette absolue distinction que le choix de l’objectivité introduit entre le sujet pensant et l’objet de sa réflexion est une clé fondamentale de la pensée contemporaine.

‘« L’objectivité est parfois envisagée comme une méthode de compréhension qui appelle à se débarrasser de toute idiosyncrasie, qu’elle soit personnelle, nationale, historique, ou même relative à l’espèce »2365. ’

Les scientifiques d’alors redoutent particulièrement d’être perméables à ces agents extérieurs : le jugement scientifique lui-même est d’ailleurs mis en question, considéré comme une forme de projection subjective sur le monde naturel alors qu’il s’agit d’appréhender ce dernier dans sa réalité toute nue, et sans la dangereuse médiation du jugement. Précédemment, les savants prétendent tous à l’exactitude de leurs connaissances, mais pas à l’objectivité. Ils recourent donc au jugement et à l’interprétation pour révéler le type général dissimulé derrière l’apparence du désordre, bref pour donner des explications scientifiques à la réalité. « L’interprétation et le jugement pouvaient bien être subjectifs, il n’étaient pas encore dangereusement subjectifs »2366. Mais à compter des années 1860, l’idée d’objectivité scientifique fait l’objet d’une complète réévaluation, et toute espèce d’interprétation ouverte est désormais frappée de suspicion dans le domaine des sciences. On assiste alors à l’avènement d’une forme d’objectivité que Lorraine Daston qualifie de « mécanique ». Désormais, le mot d’ordre en matière de science, c’est de laisser la nature parler d’elle-même, ce qui nécessite de maintenir une permanente distance entre l’observateur et les phénomènes observés, pour interdire toute interaction malheureuse entre eux et éviter d’engendrer une distorsion entre le vrai visage de la nature, que le scientifique prétend appréhender, et celui qui se donnerait à voir dans ces conditions défaillantes. Dans le cadre du développement du discours anthropologique, dont on peut dire qu’il est quasi-contemporain de ce redéploiement de la notion d’objectivité scientifique, ce changement de conception a des conséquences directes. Pour prétendre à l’objectivité, c’est l’Homme que les anthropologues doivent parvenir à mettre à distance. La similitude de l’observateur et de l’objet de son observation rend la chose particulièrement ardue. L’anthropomorphisme est en effet un des dangers2367 qui guettent l’objectivité repensée, un des écrans susceptibles d’empêcher le scientifique d’accéder au visage véritable de la nature. Voilà sans doute la raison pour laquelle, en anthropologie, plus encore que dans tout autre domaine scientifique, les exigences nouvelles d’objectivité scientifique conduisent à l’instauration d’une distance infranchissable entre sujet et objet. La théorie de l’évolution sert opportunément un tel dessein, ainsi que le souligne Johannes Fabian :

‘« L’anthropologie du XIXe siècle sanctionn[e] un processus idéologique à travers lequel les relations entre l’Occident et l’Autre, entre l’anthropologie et son objet, [sont] conçues non seulement comme distanciées, mais aussi en tant que distance dans l’espace et le Temps »2368. ’

La discipline émerge et s’établit en tant que discours « allochronique » : l’objet de son discours, ce sont d’autres hommes, dans un autre Temps. Le référent du discours ne se trouve pas dans la même temporalité que l’auteur : entre eux, la distance temporelle est une évidence. Si elle n’est pas effective, l’objet du discours anthropologique n’étant pas exclusivement l’homme préhistorique, elle est induite par le positionnement du référent à une étape antérieure, à défaut d’être révolue, de l’évolution de l’humanité. Et ce qui est valable pour les hommes « exotiques » l’est aussi pour les formes d’altérité auxquelles on a choisi de s’intéresser plus particulièrement. Ainsi la conception évolutionniste de la pathogenèse de l’hermaphrodisme conduit à considérer les individus de sexe douteux comme autant de le vestiges d’une étape du développement normalement perdue dans les ténèbres de l’évolution et de l’embryogenèse. De même, la femme n’a pas évolué au même rythme que l’homme : elle est également assimilable à un « type retardé », comme le criminel d’ailleurs, primitif égaré dans la civilisation. De cette distanciation multiple découle une « relation pétrifiée » qui seule permet la constitution d’un discours anthropologique.

Cette mise à distance est de plus largement servie par le recours systématique à des procédés mathématiques et à la statistique. L’application de ces procédures à des faits humains a, bien sûr, elle-même une histoire2369. On sait ainsi que D’Alembert doute de la pertinence de l’application du raisonnement mathématique à ce type de faits, redoutant qu’elle n’induise un abus de généralisation. Mais dès la fin du XVIIIe siècle, cette éventualité ne fait plus problème. Seulement, il paraît indispensable de collecter un grand nombre de données avant de procéder à la moindre analyse. Condorcet l’affirme :

‘« … avant de procéder aux calculs, avant de comparer les observations et d’établir une mesure adéquate, il convient de rassembler le maximum de faits en hypothéquant le moins possible les calculs ultérieurs que la collecte permettra »2370. ’

Ce n’est qu’une fois ce préalable satisfait que l’on peut passer à l’élaboration de calculs analytiques. En conséquence, nos anthropologues rassemblent de multiples observations chiffrées. Les tentatives d’estimation de la taille d’un individu à partir d’un seul de ses os longs offrent quelques exemples emblématiques de ce goût absolu pour le chiffre. Pour parvenir à une telle déduction, les médecins anthropologues multiplient les constatations. Ainsi, Paul Topinard critique la proposition faite par le docteur Beddoe, laquelle est « déduite de la comparaison d’[…] environ 125 squelettes »2371, et défend ses propres conclusions qui « portent sur 141 squelettes adultes des deux sexes »2372. Ces travaux sont ensuite repris par le docteur Étienne Rollet qui, « d’après [ses] 100 observations »2373, met au point différents procédés pour résoudre la question, notamment une série de coefficients par lesquels « il suffit de multiplier la longueur d’un os long pour avoir la taille d’un individu », partant du principe que la taille des membres obéit aux lois de la proportionnalité. Ses mesures sur cadavres sont doublées d’une étude sur le vif, « sur 120 sujets mesurés au service anthropométrique de Lyon »2374. La supériorité des conclusions de chacun de ces savants sur celles de son prédécesseur se fonde largement sur le plus grand nombre de ses observations empiriques. Quand Lacassagne étudie le rapport existant entre la taille et la grande envergure chez les criminels – étude qu’il présente à la Société d’Anthropologie de Lyon en 1882 –, il s’appuie sur l’observation de quelque 800 hommes2375, mais reconnaît que son travail est bien partiel en comparaison de celui d’Alphonse Bertillon qui « base [s]es chiffres sur un ensemble de plus de 10 000 observations »2376. De même, entreprenant de déterminer «  la taille moyenne des individus d’une race », Louis Vervæck rend hommage aux « belles recherches sur la taille de plus de 1 800 élèves de Saint-Pétersbourg »2377 du prince N. Wiasemsky. Il évoque « la statistique […] de Lelut [portant sur] 2 000 détenus mesurés », celle « de Bertillon, basée sur l’observation de 8 600 Parisiens », ou encore la « statistique mondiale, portant sur plusieurs centaines de mille individus de toutes races » mentionnée par Topinard dans son Étude sur la taille 2378 parue en 1876. Dans la quête de la vérité scientifique, le nombre des données collectées évolue de manière exponentielle. Et c’est bien sur cette surenchère que se fonde la certitude scientifique d’avoir mis au point une formule opérationnelle. Ainsi, quand Étienne Rollet voit son travail contesté parce qu’il aurait fait « un essai très insuffisant de ses tableaux et de ses rapports en les soumettant à l’épreuve d’une expérience unique »2379, il se défend en brandissant la multitude de ses observations qui ont concerné « cent cadavres dont nous avons publié les mensurations, mais ce n’est pas tout… », puisqu’il a poursuivi « les essais de mensurations […] sur des squelettes, sur des cadavres, sur des vivants », autant de cas « qu’il convient d’ajouter à [s]a première série ». Et de conclure pour asseoir la scientificité de ses conclusions :

‘« …je me crois autorisé à dire que j’ai vérifié ma méthode, non pas dans un seul cas ou dans quarante-neuf, mais bien dans plus de deux cents expériences très rigoureusement faites »2380.’

Faire du chiffre : tel semble donc être l’objectif consacré de nos médecins, qui ne paraissent jamais satisfaits de l’ampleur des données réunies. « Les observations particulières restent frappées d’interdit et perdent toute valeur »2381. Pour se conformer à ce dogme2382, il faut faire fi « de la difficulté [qu’il y a à] réunir un nombre assez considérable de mensurations soigneuses, pour arriver à neutraliser les erreurs dues à l’inégalité des séries »2383. On ne saurait jamais rien conclure sur la base d’un cas unique, ou d’un trop petit nombre de cas. Mais quel est seuil fatidique à franchir, combien d’observations faut-il réaliser pour pouvoir rendre des conclusions ? Aucune réponse ferme sur ce point ne permet de rassurer les chercheurs, même si certains tentent de préciser les choses en détaillant leur méthode de travail, à l’instar du docteur Collignon qui distingue les mesures anthropométriques à prendre « sur vingt sujets au minimum » de celle nécessitant « quarante sujets au moins », d’autres qui doivent concerner « l’ensemble du contingent », dans son Projet d’entente pour arrêter un programme commun de recherches anthropologiques à faire aux conseils de révision 2384. Mais le plus souvent, les chercheurs se contentent de préciser que la documentation statistique réunie doit être « considérable »2385. Étienne Rollet finit ainsi par renoncer, sans admettre vraiment sont échec puisque, de toute façon, « nous n’avons jamais eu la prétention d’arriver […] à une loi infaillible »2386. Car pour résoudre définitivement la question, « ce qui manque encore […] ce sont les faits, les observations, les mensurations nouvelles, c’est-à-dire la possibilité d’éviter l’erreur en faisant porter le calcul sur un plus grand nombre d’unités comparables »2387. Les travaux entrepris à sa suite par le docteur J. Rahon afin de déterminer si « la taille humaine a […] varié depuis l’apparition de l’homme sur la terre ? »2388 se concluent sous forme d’un tableau « fusionnant toutes nos séries partielles de façon à former un petit nombre de grands groupes susceptibles de fournir des moyennes très approchées »2389 [Tableau 18].

Tableau 18  : Taille moyenne constatée pour chaque époque, en fonction du sexe (d’après J. Rahon, op.cit., 1893, p.455. [BML FA 137725]
Époque quaternaire
5 cas masculins, taille moyenne 1,629 m
Époque néolithique France et Belgique
429 cas masculins, taille moyenne 1,625 m
189 cas féminins, taille moyenne 1,506 m
Époque proto-historique
215 cas masculins, taille moyenne 1,662 m
39 cas féminins, taille moyenne 1,539 m
Parisiens du Moyen-Age
1° Cimetière de Saint-Marcel
294 cas masculins, taille moyenne 1,657 m
101 cas féminins, taille moyenne 1,555 m
2° Cimetière de Saint-Germain-des-Prés
140 cas masculins, taille moyenne 1,656 m
46 cas féminins, taille moyenne 1, 555 m
Canaries anciens
1° Collection Chil
256 cas masculins, taille moyenne 1,660 m
272 cas féminins, taille moyenne 1,554 m
Collection du Muséum
288 cas masculins, taille moyenne 1,659 m
94 cas féminins, taille moyenne 1,543 m

Le contenu du tableau en question ne nous intéresse pas directement, mais il permet de bien saisir ce culte du chiffre qui sévit dans les rangs des médecins et des anthropologues. Au total, ce sont tout de même 2 368 « cas » qui sont passés entre les mains du docteur Rahon ! Pour les savants qui se lancent dans des recherches anthropologiques, la patience est donc une vertu cardinale tant ils accordent d’importance au « recueil des faits », présentés sous forme de « série[s] de tableaux assez complexes […] fruits de longues et patientes recherches, [qui] apportent un nouveau contingent d’observations à la question »2390 [Fig.42].

Fig. 42-1 : Tableaux récapitulatifs des mesures collectées pour la détermination de la taille à partir des os longs (A. Bertaux, op.cit., 1891, p.III. [BML FA 137727])
Fig. 42-2 : Trois des 14 tableaux de mesures réunis par Étienne Rollet à l’appui de son étude sur la mensuration des os longs des membres (E. Rollet, « La mensuration des os longs des membres », in Archives d’anthropologie criminelle., 1891, p.137-161.)

À l’appui de leurs travaux, tous insistent sur « ces matériaux que nous avons recueillis avec soin, que nous avons surtout étudiés longuement »2391. Ces prises de mesures multiples mettent à rude épreuve la patience du scientifique comme celle du sujet de son observation. A. Prengrueber en convient :

‘« Je dois faire remarquer que lorsque l’on veut s’occuper d’anthropométrie, il est nécessaire de prendre son temps et de s’armer d’une forte dose de patience, car les sujets qui devront être examinés si longuement ne peuvent deviner ce qu’on leur fera, et il protestent très énergiquement à la vue des compas et autres instruments ; il ne faut rien brusquer, diviser son travail en périodes régulières et éviter le surmenage qui, dès les premiers jours, conduirait l’observateur à des erreurs multiples »2392.’

Ces précautions concernent, bien sûr, des chercheurs qui se rendent sur le terrain, ce qui ne représente pas la majorité d’entre eux. Alexandre Lacassagne le précise dès le début de son travail sur le Rapport de la taille et de la grande envergure : « ce travail a été fait dans le laboratoire de médecine légale, avec les documents qui m’ont été envoyés par mon ami M. le docteur Vincens »2393. Il est un anthropologue de cabinet, à l’instar de bien d’autres savants de son époque comme les géographes par exemple, qui s’en remettent à des professionnels de l’exploration pour réunir les observations qu’ils compilent et analysent ensuite même si, dès le milieu du siècle, des voix s’élèvent pour inciter les savants à sortir de leurs bureaux :

‘« L’anthropologiste [sic.] doit abandonner son cabinet, s’enfoncer dans les continents pour étudier de visu. […] on voit mal par les autres ; les faits nous arrivent travestis, transfigurés, parce qu’ils n’ont pas toujours été observés par des hommes compétents ; ils ne sont pas comparables, résultant d’impressions diverses et individuelles »2394.’

Mais de manière générale, rares sont ceux qui prennent effectivement part aux voyages d’exploration. Du reste, c’est à certains égards un mauvais procès que Georges Pouchet fait ici aux explorateurs, supposés incompétents, d’autant que les scientifiques friands de leurs observations rédigent de nombreux manuels pour encadrer les enquêtes et leurs relations, affinant toujours davantage la précision de leurs instructions aux voyageurs2395 et leur fournissant « formulaires », « aides-mémoire » et autres guides pratiques. On élabore toutes sortes d’outils pour pallier le risque des descriptions partielles et des évaluations subjectives. Les échelles chromatiques permettent de procéder à l’appréciation de la couleur, car s’il est vrai que « au milieu des noirs, le mulâtre paraît blanc »2396, le recours à cet instrument permet de substituer une gamme objective d’une caractéristique dorénavant numérotée en série graduées à des définitions vagues et incertaines. Et bientôt, la photographie vient compléter ce dispositif perfectionné de description. Ces données anthropologiques sont régulièrement présentées dans les sociétés savantes. En 1882, M. Lortet adresse ainsi à la Société d’Anthropologie de Lyon « six photographies de Maronites et […] trois feuilles de renseignements anthropologiques remplies par les médecins syriens auxquels [il] en avait fait la demande, lors de son récent voyage en Palestine »2397. On voit donc bien comment se divise le travail sur le terrain : le commanditaire n’y fait qu’une brève apparition, s’il en fait une, essentiellement pour prendre contact avec des informateurs locaux, qui présentent idéalement l’avantage d’être des deux mondes, de celui du commanditaire (ce sont des médecins) comme de celui des individus à observer (ils sont syriens), ce qui leur permet d’approcher ces derniers tout en étant capable de satisfaire aux exigences scientifiques des premiers.

Pour éviter de devenir « un discours hallucinatoire à propos d’un Autre issu de sa propre imagination »2398 et de se dissoudre dans une « illusion temporelle », l’anthropologie doit reposer sur une enquête de terrain effectuée par contact direct et personnel avec l’Autre : l’ethnographie est non seulement une méthode, mais la légitimation même de la connaissance anthropologique. En ne prenant pas personnellement part à cette étape préalable d’observation de l’Autre, en la déléguant à des explorateurs, fussent-ils formés et rigoureux, les anthropologues invalident a priori leurs discours. L’absence de contact avec le terrain leur autorise tous les phantasmes, toutes les extrapolations dont l’observation concrète et pratique ne saurait d’ailleurs toujours les garder. Mais ce déficit de contacts directs avec les populations étudiées sert aussi la mise à distance avec l’objet de l’étude que les savants d’alors, revendiquant l’objectivité de leurs savoirs, appellent de leurs vœux.

En outre, qu’il soit anthropologue professionnel ou non, l’observateur doit faire usage d’instruments perfectionnés [Fig.43] qui sont alors mis au point pour permettre la mise en œuvre de méthodes de mensuration rigoureuses et normalisées. La Société d’anthropologie de Paris en dresse la liste, en conformité avec les instructions écrites par Broca « qui s’est toujours efforcé de faire adopter une méthode uniforme dans les mensurations en déterminant des points anatomiques invariables, ce qui a permis de pouvoir réunir les études anthropométriques, de les comparer les unes aux autres, et de décrire leur corrélation dans une étude d’ensemble », à savoir « un compas d’épaisseur, un compas glissière, un ruban métrique, un goniomètre, une toise, une équerre, un crayon rouge »2399. Le compte rendu d’une assemblée de la Société d’Anthropologie de Lyon en 1882 indique que l’usage de ces instruments de mesure et l’expertise de l’école parisienne tendent à s’imposer progressivement sur l’ensemble du territoire :

‘« En présentant à la Société divers instruments anthropologiques, M. Chantre conseille aux membres de la Société qui voudraient prendre des mesures craniométriques et se procurer les instruments indispensables, compas d’épaisseur et compas à glissière, de s’adresser à M. Molteni qui les livre aux meilleurs conditions après les avoir soumis au contrôle du laboratoire de l’école d’anthropologie »2400. ’

L’usage de la statistique devenant courant, des conventions d’homogénéité doivent en effet être strictement respectées pour que les résultats obtenus par les uns ou les autres, et par la suite mutualisés, puissent être véritablement exploitables. Toutefois, certaines études anthropométriques recourent à d’autres techniques. Alexandre Lacassagne réalise ainsi une étude sur l’influence du travail intellectuel sur le volume et la forme de la tête en recourant au « conformateur dont se servent les chapeliers pour faire leurs chapeaux […] instrument qui prend exactement la forme de la tête, qu’il traduit par un tracé de réduction toujours en rapport avec la véritable circonférence donnée par l’instrument »2401. Cela lui vaut quelques critiques car si la méthode donne des résultats satisfaisants « employé[e] par le même opérateur et dans des conditions sensiblement identiques »2402, elle induit un important risque d’erreur mais, surtout, elle ne donne pas des résultats parfaitement normalisés.

Avec l’apparition de l’anthropométrie, que Topinard définit en 1879 comme « l’étude du corps humain par des procédés mathématiques »2403 puisqu’elle repose « essentiellement sur la connaissance de diverses longueurs osseuses, relevées sur le sujet examiné, telles que la taille, la longueur du doigt médius, du pied, la longueur et la largeur de la tête, etc. »2404, cette évolution paraît définitivement consacrée.

Fig.43 : Quelques instruments de mesures anthropométriques (Paul Topinard, op.cit., 1885, p.115-sq. [BML FA 135244])

Rien n’est donc laissé au hasard : ni ce qui doit être observé, ni la manière dont on doit s’y prendre pour y parvenir. Il s’agit de faire entrer résolument l’anthropologie dans sa phase scientifique. « L’anthropologie précise et basée sur des recherches numériques [prend] définitivement rang parmi les sciences »2405. Et l’encadrement étroit des travaux de terrain par une batterie d’outils et d’instructions ne révèle pas seulement la méfiance des scientifiques de cabinet à l’égard de leurs pourvoyeurs d’informations. Cette évolution traduit plutôt un changement important de la définition même de l’observation :

‘« Chose vue, datée ou circonstancielle, et toujours personnelle, l’observation doit devenir chose sue, homologuée, inventoriée au trésor des faits acquis à la connaissance. L’énonciation singulière doit donc disparaître comme telle par l’uniformisation des procédures d’enquêtes »2406.’

Plus encore que « l’énonciation individuelle », c’est l’individu observé lui-même qui disparaît sous ces monceaux de chiffres : tout se passe finalement comme si l’objet de l’anthropologie n’était pas un homme, mais l’homme, un spécimen dont la singularité confine à l’inexistence, qui n’est en fait qu’une fiction scientifique, un de ces objets standardisés et construits, par lesquels le travail scientifique se forme et s’élabore à l’instar de la souris blanche de laboratoire ou de la drosophile, ces objets-paradigmes utilisés à dessein par les scientifiques. Voilà ce à quoi la patiente collecte de données statistiques doit permettre d’aboutir : l’élaboration de canons anthropométriques [Fig.44] qui correspondent au type modèle de l’individu appartenant à telle race ou à telle autre, un portrait statistique qui est comme déréalisé.

Fig.44 : Canon de l’Européen adulte moyen (in Paul Topinard, op.cit., 1885, pl.V [BML FA 135244]

Certes, le principe en existe depuis longtemps déjà dans le domaine artistique. Ces questions ont « d’abord […] fixé l’attention des artistes »2407. Mais les fonctions assignées à cette définition de l’homme idéal ne sont pas les mêmes, selon qu’on est artiste ou anthropologue. Pour les premiers, il s’agit de chercher « l’idéal »2408, qui s’oppose littéralement à la réalité concrète et matérielle, au réel, et doit correspondre au Beau. C’est pourquoi les artistes peuvent faire l’économie de l’observation, comme le souligne Lacassagne2409 : leurs canons peuvent ne relever que de l’imaginaire. Au contraire, quand l’anthropologue élabore le canon d’une race, il s’agit de l’individu modèle, l’étalon, celui sur la base duquel est définie une norme corporelle rigoureuse : s’il s’agit d’une fiction, elle ne sort pas de l’imagination des savants, mais résulte d’un processus de nivellement systématique des différences qui conduit à une uniformité quasi-abstraite. L’anthropologie doit donc permettre de définir l’archétype humain. Et quand une telle démarche rencontre la sacralisation de la nation dans le cadre de ce que Christophe Charle appelle une « société impériale »2410, on n’est guère surpris de lire, dans la littérature anthropologique française que « la taille moyenne de la population du globe est précisément celle de la France, soit 1 m.65 »2411 : c’est faire, sans complexe, du Français le représentant le plus caractéristique de l’espèce humaine.

Notes
2360.

Il est ainsi symptomatique de souligner que l’institutionnalisation de l’anthropologie connaît une avancée significative lorsque la discipline trouve sa place au sein du Muséum d’histoire naturelle en 1832, lors de la transformation de la chaire d’anatomie occupée par Étienne Serres en chaire d’histoire naturelle et d’anthropologie.

2361.

Lorraine Daston, « Une histoire de l’objectivité scientifique », Robert Guesnerie et François Hartog (dir.), Des sciences et des techniques : un débat, Paris, Editions de l’EHESS, 1998, p.115-126.

2362.

« Objectivité », in Le Grand Robert de la langue française, Paris, Éd. Le Robert, 2001, p.2043.

2363.

Lorraine Daston, op.cit., 1998, p.120.

2364.

Idem.

2365.

Lorraine Daston, op.cit., 1998, p.119.

2366.

Lorraine Daston, op.cit., 1998, p.121. C’est moi qui souligne.

2367.

Ce n’est qu’un danger parmi d’autres, avec l’idéalisation esthétisante, l’application hâtive d’une théorie préalablement établie, etc.

2368.

Johannes Fabian, Le temps & les autres. Comment l’anthropologie construit sonobjet, Paris, Anacharsis, 2006, p.240. C’est l’auteur qui souligne.

2369.

Sur ce point, on renvoie à Éric Brian, « “L’œil de la science incessamment ouvert”. Trois variantes de l’objectivisme statistique », in Communications, n°54, 1992, p.89-103.

2370.

Cité par Éric Brian, op.cit., 1992, p.91.

2371.

Paul Topinard, « La formule de reconstitution de la taille d’après les os longs», in Revue d’anthropologie, 3e série, Tome III, 4e fascicule, 1888, p.469. BML FA 137724

2372.

Paul Topinard, op.cit., 1888, p.471.

2373.

Étienne Rollet, « Détermination de la taille d’après les os longs des membres », in Bulletin de la Société d’anthropologie de Lyon, 1892, p.5. BML FA 137721

2374.

Étienne Rollet, op.cit., 1892, p.9. BML FA 137721

2375.

Alexandre Lacassagne, « Rapport de la taille et de la grande envergure. Étude anthropologique sur 800 hommes criminels », in Bulletin de la Société d’anthropologie de Lyon, 1882, 7 p. BML FA 132174

2376.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1882, p.3. BML FA 135408

2377.

Louis Vervæck, « La taille en Belgique. Communication faite à la Société d’anthropologie de Bruxelles dans la séance du 26 juillet 1909 », in Mémoires de la Société d’anthropologie de Bruxelles, tome XXVIII, I, 1909, p.7. [BML FA 137729]

2378.

Paul Topinard, « Étude sur la taille », in Revue d’anthropologie, 1876, p.34. Cité par Louis Vervæck, op.cit., 1909, p.8.

2379.

Étienne Rollet, op.cit., 1892, p.11. BML FA 137721

2380.

Étienne Rollet, op.cit., 1892, p.12. BML FA 137721

2381.

A. Bertaux, L’humérus & le fémur considérés dans les Espèces, dans les Races humaines, selon le Sexe et selon l’Âge, Paris, Alcan, 1891, p.VI. BML FA 137727

2382.

Pour une analyse de cette ambition cartésienne nouvelle, qui repose essentiellement sur des ressources mathématiques, on renvoie à Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993 (1e éd.1975), 360 p.

Voir aussi Jacques Léonard, « L’historien et le philosophe. À propos de Surveiller et punir. Naissance de la prison », in Michelle Perrot (éd.), op.cit., 1980, p.19-20.

2383.

Louis Vervæck, op.cit., 1909, p.1. [BML FA 137729

2384.

R. Collignon, « Projet d’entente pour arrêter un programme commun de recherches anthropologiques à faire aux conseils de révision », in Mémoires de la Société nationale des Sciences naturelles et mathématiques de Cherbourg, tome XXVIII, 1892, 11 p. BML FA 137623

2385.

On retrouve ce terme chez plusieurs des auteurs déjà cités notamment :

A. Bertaux, op.cit., 1891, p.24. BML FA 137727

Louis Vervæck, op.cit., 1909, p.3. [BML FA 137729

Étienne Rollet, op.cit., 1892, p.4. BML FA 137721

R. Collignon, op.cit., 1892, p.2. BML FA 137623

2386.

Étienne Rollet, op.cit., 1892, p.13. BML FA 137721

2387.

Étienne Rollet, op.cit., 1892, p.16. BML FA 137721 Souligé dans le texte.

2388.

J. Rahon, « Recherches sur les ossements humains anciens et préhistoriques en vue de la reconstitution de la taille. Époques quaternaire, néolithique, protohistorique et moyen âge », in Mémoires de la société d’anthropologie de Paris de Paris, 2e série, Tome IV, 1893, p.404. BML FA 137725

2389.

J. Rahon, op.cit., 1893, p.455. BML FA 137725

2390.

A. Bertaux, op.cit., 1891, p.III. BML FA 137727

2391.

Idem.

2392.

A.Prengrueber, « La détermination de l’âge des Indigènes en Kabylie basée sur les moyennes annuelles de la croissance des différentes régions du corps », in Alger médical, 1888, p.165. BML FA 137732

2393.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1882, p.1. BML FA 135408

2394.

Georges Pouchet, De la pluralité des races humaine : essai anthropologique, Paris, Baillière, 1858, p.199-202. Cité par Claude Blanckært, op.cit., 1996, p.21.

2395.

Sur ce point, et pour des études précises de deux de ces manuels, on renvoie notamment à :

Claude Blanckært, « Le “Manuel opératoire” de la raciologie. Les instructions aux voyageurs de la Société d’Anthropologie de Paris (1860-1885) », in Claude Blanckært, op.cit., 1996, p.139-173.

Laurent Mucchielli, « Autour des “Instructions sur les Boschimans” d’Henri Thulié. Méthodes, enjeux et conflits de l’anthropologie française à la fin du XIXe siècle », in Claude Blanckært, op.cit., 1996, p.201-242.

2396.

Paul Topinard, L’Anthropologie, Paris, Reinwald, 1877 (2e éd.), p.351.

2397.

M. Lortet, Bulletin de la Société d’Anthropologie de Lyon, 1882, p.35.

2398.

Laurent Mucchielli, in Claude Blanckært, op.cit., 1996, p.241.

2399.

A.Prengrueber, op.cit., 1888, p.167. BML FA 137732

2400.

Bulletin de la Société d’Anthropologie de Lyon, 1882, p.35.

2401.

Alexandre Lacassagne & Dr Cliquet, op.cit., 1878, p.13. BML FA 427564

2402.

Bulletin de la Société d’Anthropologie de Lyon, 1882, p.35.

2403.

Paul Topinard, L’Anthropologie, Paris, Reinwald, 1879, p.221.

2404.

Alphonse Bertillon, « De l’identification par les signalements anthropométriques. Conférence faite le 22 novembre au Congrès pénitentiaire de Rome », in Archives d’anthropologie criminelle, 1886, p.193.

2405.

R. Collignon, op.cit., 1892, p. 2. BML FA 137623

2406.

Claude Blanckært, « Le “Manuel opératoire” … », in Claude Blanckært, op.cit., 1996, p.141.

2407.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1882, p.4. BML FA 135408

2408.

Paul Topinard, op.cit., 1885, p.171. [BML FA 135244]

2409.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1882, p.4. BML FA 135408

2410.

Christophe Charle, La crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande Bretagne (1900-1940). Essai d’histoire sociale comparée, Paris, Seuil, 2001, 529 p.

Les « sociétés impériales » en question se développent dans les trois principaux pays européens (France, Allemagne, Grande Bretagne) et présentent un certain nombre de traits morphologiques communs, outre la sacralisation de la nation et la mise à son service de toutes les forces matérielles, sociales et culturelles. Leur poids économique, leur taille et leur population sont comparables. Ils figurent parmi les quatre ou cinq pays les plus riches du monde et dominent la scène diplomatique européenne, constituant l’épicentre de l’innovation culturelle occidentale depuis au moins le XVIIe siècle et exerçant une double domination : territoriale (sur des colonies et / ou sur des régions allophones ou allogènes intégrées dans leurs frontières) et culturelle (grâce à leur culture qu’ils prétendent universalisable et à leur langue d’usage international).

2411.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1882, p.2. BML FA 135408