VI. Les enjeux biopolitiques d’un discours sur l’altérité

‘« Toute connaissance anthropologique est politique par nature »
Johannes Fabian, Le temps & les autres. Comment l’anthropologie construit son objet, Paris, Anacharsis, 2006, p.9.’

L’objet et les méthodes d’élaboration d’un discours sur l’altérité étant ainsi cernés, on peut en venir à la question du « pourquoi ? ». Pourquoi un tel intérêt pour l’altérité, comprise comme une différence aiguë parce qu’à la fois irréductible et inquiétante ? La démarche détonne en effet dans le contexte de cette époque que l’on qualifie volontiers de « belle », entre « légèretés, gaudrioles, flonflons et cotillons », et qui est supposée consacrer « [le] triomphe de la science et de la raison [et le] couronnement de la démocratie »2756. Comment s’expliquer que la foi dans la Science tourne à ce scientisme qui mue toute velléité d’appréhension de la différence en une frénésie classificatoire et une tyrannie du chiffre ? Comment comprendre que la curiosité de l’Autre générée par les découvertes corrélatives de l’expansion coloniale trouve son expression la plus spectaculaire dans ces expositions anthropo-zoologiques, mises en scène dévoyées de la multitude humaine consistant dans la monstration de populations extra-européennes dans des espaces réservés jusqu’alors aux animaux, jouant sur la frontière entre animalité et humanité, interdisant a priori tout possibilité d’échange véritable entre les « spécimens » exhibés et les spectateurs qui s’y pressent par millions2757, symptôme d’un voyeurisme qui confine souvent à l’obscénité2758 ? Le dispositif muséologique de ces expositions, croisant spectacularisation sur le principe du zoo animalier et légitimation scientifique par l’anthropologie physique, a déjà bien été analysé2759. On sait que, depuis 1878, la Société d’Anthropologie de Paris parraine les exhibitions, en confirmant le sérieux anthropologique par la publication de force brochures. En échange, elle obtient le droit de faire subir aux « spécimens » exposés des mesures anthropométriques diverses nécessaires à l’affinement des classifications raciales. Ce double usage des exhibés montre explicitement le croisement exceptionnel des deux mondes : celui de la science et celui du spectacle. Mais la spectacularisation du regard porté sur ceux qui incarnent l’altérité ne se cantonne pas aux seules allées des grandes expositions internationales. Un tel processus trahit en effet le perpétuel « essai identificatoire »2760 qui est au cœur de la démarche de nos savants et concerne non seulement les populations exotiques, mais aussi l’ensemble de ces groupes d’individus réfractaires à l’hégémonie du fait de leur différence, délinquants de toutes espèces qui font pièce à l’ordre, fous en tous genres, vivantes contestations de la Raison qui se veut triomphante, invertis dans une société qui ne tolère que l’hétérosexualité, femmes même que leur sexe exclut durablement de la vie politique, fût-elle républicaine. La collecte des tatouages, des graffitis ou des mots d’argot, la prise de mesures multiples sur les corps des déviants de toutes sortes, le catalogage photographique systématique des populations exotiques tel que l’initie le prince Roland Bonaparte en sont autant d’indices. L’attention portée à ces signes à la fin du XIXe siècle participe d’une « production du visible » telle qu’elle est mise en œuvre au même moment par Charcot dans le champ de l’hystérie. L’Iconographie photographique de la Salpêtrière donne à voir, « comme autant de tableaux vivants, les symptômes à l’œuvre dans les corps convulsés des femmes hystériques »2761. De même, les publications sur le tatouage présentent des planches répétitives reproduisant des dessins assez semblables. Dans le même temps, on tire le portrait des criminels, qui apparaissent dans la presse, toujours plus illustrée et plus largement diffusée, ou des individus de toutes races, Aborigènes, Khoisan, Canaques, Touaregs ou Hottentots. L’Autre est ainsi systématiquement échantillonné et exposé, exhibé in vivo ou photographié, dans un double contexte scientifique et politique de compilation, taxinomie et classification qui vise à mettre en fiche l’humanité toute entière à l’heure où l’hégémonie européenne dans le monde ne souffre aucune contestation. Sur les corps de ces personnages qui sont autant de vivantes oppositions à un ordre qui clame son universalité, on recherche des symptômes, des stigmates, bref une flétrissure. Leur différence ne saurait s’apprécier autrement que sur le mode de la dépréciation, c’est pourquoi on préfère d’ailleurs parler d’ « altérité » qui permet d’envisager dans le même temps leur diversité et l’altération qu’ils sont supposé faire subir à la normalité. Il faut d’abord analyser ce concept de normalité dans le contexte du second XIXe siècle français, à l’heure où, la République s’installant, il s’agit de faire rimer normalité et universalité. Ensuite, c’est sur les liens particuliers du corps médical avec le pouvoir républicain que nous nous arrêterons, montrant comment science et politique, qui ont des intérêts communs à la défense de l’Universel, en viennent à partager leurs moyens d’actions, se mettant réciproquement au service l’une de l’autre.

Notes
2756.

René Rémond, Introduction à l’histoire de notre temps, vol.2 Le XIXe siècle (1815-1914), Paris, Seuil, 1974, p.7.

2757.

Entre 1877 et 1932, ce sont quelques 60 millions de personnes de toutes conditions qui se pressent dans les allées de ces expositions d’un genre nouveau. On ne saurait donc contester qu’il s’agit là d’un phénomène socialement significatif.

2758.

Sur ce dernier point on renvoie aux analyses d’Olivier RAZAC, Des zoos humains à Loft Story, Paris, La Fabrique, 2002, 125 p.

2759.

La bibliographie sur le sujet est abondante, en français et en anglais. Signalons simplement quelques fondamentaux, par ordre chronologique de parution :

R.D. Altick, The shows of London, Cambridge, Harvard University Press, 1978, 507 p.

Isabelle Gala, Des sauvages au jardin. Les exhibitions ethnographiques du jardin d’acclimatation de 1877 à 1912, s.l., dactyl. Bibliothèque du musée des Arts et Traditions populaires, 1980, 115 p.

Pascal Ory, L’Exposition universelle, Bruxelles, Ed. Complexe, 1989, 159 p.

Catherine Hodeir & Michel Pierre, L’Exposition coloniale, Bruxelles, Ed. Complexe, 1991, 286 pages.

Gérard Collomb (prés.), Kaliña : Des amérindiens à Paris, Paris, Créaphis, 1992, 117 p.

Benoît Coutancier, Peaux Rouges, autour de la collection du Prince Napoléon Bonaparte, Thonon-les-Bains, l’Albaron, 1992, 123 p.

Pascal Blanchard, Stéphane Blanchoin, Nicolas Bancelet alii, L’Autre et Nous. « Scènes et Types » : anthropologues et historiens devant les représentations des populations colonisées, des ethnies, des tribus et des races depuis les conquêtes coloniales, Actes du colloque organisé par l’Association Connaissance de l'histoire de l'Afrique contemporaine à Marseille en février 1995, Paris, Syros, 1995, 279 p.

Joël Dauphiné, Canaques de la Nouvelle Calédonie à Paris en 1931 : de la case au zoo, Paris, L’Harmattan, 1998, 190 p.

Bernth Lindfors, Africans on Stage. Studies in Ethnological Show Business, Bloomington, Indiana University Press, 1999, XIII-302 p.

Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtschet alii, Zoos humains : XIXe et XXe siècles, Paris, La Découverte, 2002, 479 p.

2760.

J.C. Dubouis-Bonnefond, « Tatouage, identité, filiation. Essai psychopathologique chez l’adolescent », in Psychologie médicale, Tome 15, n°4, 1983, p.571-574.

2761.

Georges Didi-Huberman, « Une notion du “corps-cliché” au XIXe siècle », in Parachute, n°35, 1982, p.9.