A. L’Autre, figure paradoxale

‘« Pour retrouver la cohésion d’un cosmos, une société divisée et inquiète a créé un “déviant” et se l’est sacrifié. Elle se reconstitue en l’excluant. […] Vieux réflexe social, qui fonctionne d’autant plus sûrement que l’incertitude est grande »2762. ’

Ce réflexe d’exclusion et de stigmatisation à des fins identificatoires est analysé par Michel de Certeau pour le XVIIe siècle, dans son récit de la possession de Loudun. Mais c’est un mécanisme comparable qui fonctionne pour la période qui nous intéresse. Pour se protéger, et rétablir son ordre, le groupe social recourt, geste quasi immémorial, à la concentration de l’anormal sur une victime expiatoire dont l’élimination, réelle ou symbolique, permet de « réduire » le mal comme le chirurgien réduit une fracture. Le regard porté sur l’Autre apparaît comme essentiellement dialectique. L’Autre fait office de repoussoir, c’est ce contre quoi on s’inscrit : il constitue donc un élément essentiel dans le cadre de la construction d’une identité. C’est l’inassimilable, tout ce qui n’est pas soi. Par conséquent, cerner ce que recouvre l’altérité permet d’affirmer son identité. La centralité de la question de l’Autre dans les interrogations scientifiques à la Belle Époque conduit à s’interroger : cela traduit-il un déficit d’identité, qui nécessiterait que l’on répète avec constance et régularité ce que l’on est, en désignant avec la même constance et la même vigueur ce que l’on n’est pas ? Ou bien cette absolue nécessité de l’Autre serait-elle le signe d’un déficit de cohésion ? Pourquoi la question de l’Autre se pose-t-elle alors avec une telle acuité en cette fin de XIXe siècle ? On peut d’ores et déjà avancer quelques éléments de réponse. Dans le domaine scientifique, un mouvement est à l’œuvre, qui présente la science comme une entreprise transnationale, dépassant les frontières. Instruments, pratiques et connaissances circulent et se diffusent, participant de l’élaboration d’une universalité bientôt érigée en condition sine qua non de la scientificité. Au plan politique, c’est l’universalisme républicain qui cherche à s’affirmer, dans un double contexte marqué du sceau de l’exclusion : la République est coloniale2763, et elle est misogyne. On a pu se demander comment l’universalisme républicain s’accommodait de ces exclusions. En fait, il me semble qu’elles sont justement indispensables à la cohésion du socle de la citoyenneté, alors encore fragile. Dans le cadre de la France de la Belle Époque, nouvellement républicaine, c’est bien d’une identité politique nouvelle que se dote la Nation. L’Autre sous toutes ses formes joue un rôle fondamental dans sa constitution. Cette figure est donc essentiellement paradoxale. Premier paradoxe : son émergence au cœur d’une France à l’universalisme revendiqué, dont on peut dès lors se demander s’il n’est pas pour le moins imparfait. Deuxième paradoxe : autour de la figure de l’Autre c’est tout un discours normalisateur qui s’élabore. Sur la base de « cas » uniques ou presque, les savants théorisent, généralisent. La figure de l’Autre joue donc un rôle spécifique, au fondement d’une démarche épistémologique originale. L’intérêt pour ces figures d’exception conduit à leur « domestication » rigoureuse grâce à un certain nombre de procédés discursifs efficaces qu’il faudra ensuite analyser. Troisième paradoxe : cet Autre qui se trouve au centre des discours scientifiques est à la marge de la communauté politique. La référence sert donc, en fait, de repoussoir justificatif particulièrement efficace pour inventer une homogénéité à la Nation. À l’heure où se constitue un nouveau « nous », il paraît intéressant de se demander quelles sont les implications de ce processus sur l’image de « l’autre » et vice et versa2764.

Notes
2762.

Michel de Certeau, La possession de Loudun [1970], Paris, Gallimard, 2005, p.277.

2763.

Nicolas Bancel, Pascal Blanchard & Françoise Vergès, La République coloniale, Paris, Hachette, 2006, 174 p.

2764.

La question présente une indéniable actualité scientifique. Signalons ainsi la tenue d’un colloque sur « L’image des étrangers en France et en Allemagne : XIXe et XX e siècles », du 29 novembre au 1er décembre 2007 à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration et le Deutsches Historisches Museum de Berlin.