1. Un universalisme imparfait ?

‘« Oui, Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par des sentiers obliques ».
Léopold Sédar Senghor, Hosties noires.’

L’universalisme est sans doute une des valeurs essentielles de la Révolution de 17892765, puis de la République nouvellement instituée à sa suite en cette fin de XIXe siècle. Au nom de l’égalité en droit proclamée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 17892766, la République n’accorde en effet aucune importance aux différences quelles qu’elles soient :

‘« Il n’y a plus, pour aucune partie de la Nation, ni pour aucun individu, aucun privilège, ni exception au droit commun de tous les Français »2767.’

Du moins l’affirme-t-elle. C’est donc une véritable « révolution copernicienne », selon le mot de Norberto Bobbio2768, qui s’opère alors, marquant l’entrée dans la modernité politique et entraînant un renversement complet de paradigme politique. Le caractère sacré de l’individu ainsi proclamé s’impose en lieu et place du code des devoirs qui avait précédemment cours. Des conceptions traditionnelles fondées sur la prééminence de la société par rapport à l’individu, on passe au « code des droits, accordant la priorité à l’individu »2769. Postulant l’existence de droits naturels et inaliénables, inhérents à l’homme en tant qu’être humain et prévalant sur son appartenance à toute société historique, la Déclaration des droits de l’homme ouvre « l’âge des droits » et engage la France nouvellement républicaine sur la voie de l’universalité. L’universalisme républicain se fonde sur la généralisation de la possession des droits politiques à l’ensemble des membres de la société. Il trouve son incarnation dans la figure du citoyen, instrument fondamental par lequel l’égalité naturelle est réalisée et les droits naturels de l’homme garantis.

Signe de ce choix de l’universel, ce n’est plus sous les traits d’un personnage identifié que l’on représente le régime nouveau. En 1848, après le renversement de Louis-Philippe, il n’a d’ailleurs pas de visage. Il ne saurait s’incarner sous les traits d’aucun des membres du gouvernement provisoire établi à la suite de la révolution de février et prend alors le visage allégorique de Marianne, synthèse de deux autres allégories : la Liberté et de la Révolution, qui existaient antérieurement sous les traits respectifs de La Marseillaise de Rude et de La Liberté guidant le peuple de Delacroix, l’une casquée, en uniforme militaire, l’autre le sein nu coiffée du bonnet phrygien. Maurice Agulhon a mené une étude approfondie de ces représentations2770. Avec le passage à un régime démocratique, la rupture est consommée avec la représentation de la société comme corps : on assiste à un « phénomène de désincorporation du pouvoir et de désincorporation du droit accompagnant la disparition du “corps du roi”, dans lequel s’incarnait la communauté et se médiatisait la justice ; et, du même coup, un phénomène de désincorporation de la société, dont l’identité, quoique déjà figurée dans la nation, ne se séparait pas de la personne du monarque »2771. Si la France monarchique avait autrefois le visage de son roi, elle a donc désormais les traits d’une allégorie, représentation symbolique qui n’est pas une incarnation mais repose sur le principe de la dépersonnalisation : Marianne n’est pas une femme, d’ailleurs, jusqu’à une période récente, Marianne n’est personne, ce qui assure la pérennité de sa valeur figurative en même temps que cela lui permet de représenter toute la communauté nationale. Où le décès du souverain impliquait un changement de visage de la monarchie, les traits de la République sont désormais immuables, à quelques variations liées à la mode près bien sûr. Mais les conséquences de la promotion des principes de l’Universalité par la République ne se cantonnent bien sûr pas à ce strict domaine symbolique.

Principe corollaire de l’idéologie républicaine française selon lequel la République est une valeur universelle puisqu’elle prône des valeurs universelles, en l’occurrence les principes de liberté, d’égalité des individus au sein de la République, et de fraternité, cet universalisme s’exerce à deux niveaux. En premier lieu le projet républicain français, tel qu’il se constitue concrètement dans la seconde moitié du XIXe siècle2772 a une vocation universelle. C’est même là « un des aspects les plus frappants de la Révolution de 1789 »2773, si l’on en croit Jeremy Jennings. Victor Hugo l’exprime avec lyrisme dans l’introduction qu’il rédige en 1867 pour le Paris-Guide à l’occasion de l’Exposition Universelle :

‘« Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire. [...] Une bataille entre Italiens et Allemands, entre Anglais et Russes, entre Prussiens et Français, lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. [...] Elle sera pudique et indignée devant les Barbaries. [...] La nation centrale d’où ce mouvement rayonnera sur tous les continents [...] sera plus qu’une nation, elle sera une civilisation ; elle sera mieux que civilisation, elle sera famille. [...] Un peuple fouillant les flancs de la nuit et opérant, au profit du genre humain, une immense extraction de clarté. Voilà quelle sera cette nation.
Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s’appellera point la France ; elle s’appellera l’Europe.
Elle s’appellera l’Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité. [...]
O France, adieu ! tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. Encore un peu de temps, et tu t’évanouiras dans la transfiguration. Tu es si grande que voilà que tu ne vas plus être. Tu ne seras plus France, tu seras Humanité. [...] Adieu, Peuple ! salut, Homme ! Subis ton élargissement fatal et sublime, ô ma patrie, et, de même qu'Athènes est devenue la Grèce, de même que Rome est devenue la chrétienté, toi, France, deviens le monde »2774.’

La France prétend donc bien être la patrie de l’Humanité. Mais l’universalisme républicain ne s’entend pas seulement à cette vaste échelle : non seulement les valeurs du nouveau régime sont universelles, mais l’universalisme est l’une d’entre elles. La République invente ainsi l’universalisme des droits politiques individuels. Les réflexions conjointes des philosophes des Lumières et des Révolutionnaires conduisent à l’invention d’un individualisme abstrait sur lequel se fonde la possibilité d’une participation de tous à la vie politique du pays. Cette neutralité, cette indifférence supposée à la différence, est la condition sine qua non sans laquelle il n’est pas possible d’envisager une communauté de citoyens capables de se représenter eux-mêmes par la voix du suffrage qu’on dit universel2775. L’universalisme républicain s’appliquant aux populations indigènes de France, il n’y a plus de place pour le provincialisme ni pour les privilèges de classe. « Ainsi s’est formé l’esprit général, universel de la contrée […] l’esprit a triomphé de la matière, le général du particulier, et l’idée du réel » écrit Jules Michelet2776. C’est une conception résolument holiste du peuple et de l’identité nationale qui s’impose alors.

‘« Contre la propension à penser l’humanité comme essentiellement hétérogène, divisée en races, en classes, voire en sexes, l’idée républicaine rappelle la possibilité d’une communication rationnelle entre les hommes et l’unité en droit de l’humanité »2777.’

Mais l’« horizon républicain » décrit en ces termes par Mona Ozouf semble bien lointain en cette seconde moitié de XIXe siècle. En apercevoir la ligne, ce n’est pas l’atteindre, et cet universalisme fondateur est alors plus philosophique que concret2778.

Comme le soulignait Joan W. Scott en 1997, le républicanisme français ne craint alors pas les paradoxes puisqu’on observe dans son histoire « un lien surprenant entre deux universalismes contradictoires : l’universalisme des droits politiques individuels – ces droits naturels de l’homme à l’égalité2779 et à la liberté, glorieux héritage des Lumières et de la Révolution – et l’universalisme de la différence sexuelle, considérée comme différence naturelle entre hommes et femmes, qui peut être lue sur le corps de tous les êtres humains, quelles que soient les autres différences »2780. Faut-il y voir une contradiction interne au républicanisme, signe d’une indéniable mauvaise foi dans la proclamation de l’égalité des droits entre les hommes, entendus au sens large d’individus ? Pour l’historienne américaine, il n’y a pas de raison logique à ce que ces deux universalismes s’opposent, la notion de droit naturel sur laquelle se fonde la possibilité de la participation politique concernant exclusivement cette dernière. Il est indispensable d’abstraire les individus de leurs contextes de vie respectifs pour permettre leur égale participation à la vie politique. C’est cette abstraction qui engendre l’universalisme des droits naturels. Mais alors que les différences de religion, de richesse, de naissance ou de statut social sont désormais considérées comme non pertinentes, la différence sexuelle l’est toujours.

Certains révolutionnaires s’élèvent pourtant dès alors contre ce principe, à l’instar de Condorcet qui se demande avec humour « pourquoi [….] des êtres exposés à des grossesses, et à d’autres indispositions passagères ne pourraient […] exercer des droits dont on n’a jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers, et qui s’enrhument aisément »2781. Cette imperfection initiale peut être considérée comme une faiblesse constitutive du républicanisme français, potentiellement dangereuse pour l’ensemble de l’édifice. C’est en ce sens que la journaliste Jenny d’Héricourt s’alarme, en 1860 :

‘« Prenez garde Messieurs, et sachez que nos droits ont le même fondement que les vôtres : en niant l’existence des nôtres, vous niez les vôtres »2782.’

Les révolutionnaires sont également conscients que l’exception coloniale constitue une entorse majeure à leurs principes universalistes2783. S’ils s’en accommodent, c’est par pragmatisme :

‘« Ce régime est absurde, mais il est établi. Ce régime est oppressif, mais il fait existe, en France, plusieurs millions d’hommes. Ce régime est barbare, mais il y aurait une plus grande barbarie à vouloir y porter la main » déclare Barnave devant l’Assemblée constituante, le 29 septembre 17912784. ’

Mais ces objections ne sont pas entendues. Éduquée dans un contexte inégalitaire de ségrégation sexuelle, la génération politique des années 1880-1900 ne peut pourtant faire l’économie d’une réflexion approfondie sur la « question de la femme », au risque de voir son système de pensée profondément ébranlé2785, d’autant que le mouvement féministe français est alors en pleine ascension2786. Mais cette effervescence des questionnements, par ailleurs lisible dans le catalogue du fonds Lacassagne comme on l’a montré plus haut, reste largement sans conséquence. Pire, la Troisième République, qui persiste dans sa misogynie, devient également raciale en s’engageant dans l’aventure coloniale, ajoutant l’universalisme de la hiérarchie entre les races2787 à celui de la différence sexuelle. Pour les populations colonisées comme pour les femmes, il n’y a pas de place dans la vie politique. Sophie Wahnich souligne le paradoxe qui sous-tend le rapport de la Révolution à l’étranger2788. Le magnifique impératif de Saint-Just, « il faut que vous fassiez une cité, c’est-à-dire des citoyens qui soient amis, qui soient hospitaliers et frères » côtoie en effet un décret qui exclut les étrangers de l’espace politique. Peut-être l’exclusion durable des femmes est-elle plus compréhensible.

‘« Parler de la fraternité de tous les hommes, c’est [en effet] universaliser le genre masculin, et par là même exclure de l’humanité tout ce qui est féminin, ou du moins le reléguer à une place inférieure »2789.’

Quoi qu’il en soit, c’est le même mécanisme qui s’applique pour conduire à l’exclusion des femmes, des étrangers et des populations coloniales hors de l’espace politique, et ce en dépit de l’aversion affichée du régime républicain pour « le morcellement du monde ». Et pour les premières comme pour les autres, c’est au prétexte de la nature qu’il faut imputer cette exclusion durable. Si « [s]a sombre matérialité […cède] le pas devant la civilisation »2790 pour ceux qui accèdent à la citoyenneté, certains groupes demeurent en effet frappés de son sceau. Mais là où l’on peut être tenté de voir une inexplicable contradiction, Immanuel Wallerstein soutient que ces deux idéologies – l’universalisme d’une part, le racisme et le sexisme2791d’autre part – « vivent dans une relation de symbiose »2792. Remontant aux origines de celle-ci, il fait de l’universalisme une idéologie particulière, propre à l’économie-monde capitaliste. À preuve, elle n’a jamais été sérieusement défendue que dans le monde occidental. En dépit de ses prétentions œcuméniques, l’universalisme n’est donc pas universel, et son origine doit donc sans doute être recherchée « dans le cadre socio-économique de ce même monde moderne »2793. Si notre intention n’est pas de refaire ici l’histoire de l’idée universaliste, cette coïncidence temporelle et cette probable convergence des intérêts méritent toutefois d’être soulignée2794.

Conformément à un principe individualiste inspiré du droit naturel moderne, la République fait abstraction de l’origine, de la situation sociale, ou encore des croyances des citoyens. Malgré tout, en ces temps de prémisses républicaines, si le citoyen est un « individu abstrait, sans identification et sans qualification particulières, en deçà et au-delà de toutes ses déterminations concrètes »2795, il n’est certainement pas neutre : c’est un homme, et il est blanc. L’universalisme républicain sur lequel se fonde l’exercice de la vie politique en cette fin de XIXe siècle n’est donc ni complet ni tout-puissant. La différence des sexes comme celle des races prévalent sur lui, même si les imperfections du système de représentation démocratique, tel qu’il s’établit alors, sont durablement ignorées ou niées. Une telle position n’apparaît pourtant guère tenable et elle est contestée dès l’origine – on l’a lu sous la plume de Condorcet, entre autres contestateurs. Ses tenants doivent donc la défendre pied à pied. C’est la raison pour laquelle ils invoquent la nature, affirmant l’existence d’ « organes propres à la fonction de législateur »2796 dont les femmes et les colonisés sont, bien sûr, dépourvus. À moins que ce ne soit certaines de leurs fonctions spécifiques, pour lesquelles elles sont physiologiquement dotées, en l’occurrence la maternité et « les charges spéciales qui découlent »2797 qui ne leur interdise toute entrée dans la sphère politique. Dans le contexte qu’on a dépeint, de foi absolue dans la science en général et dans la biologie en particulier, cette référence à la nature a valeur d’axiome. Il existe une inébranlable vérité des corps. On l’a montré largement : c’est le corps d’un individu qui dit son identité mieux que lui-même. C’est ce corps qui lui accorde, ou lui dénie, certains droits. Et c’est à cette lecture que prétendent les anthropologues. En affirmant que le fonctionnement politique de la République et ses lois se justifient par référence à la « nature », présentée comme leur fondement ontologique, les républicains biaisent en fait le rapport de cause à effet. Ce ne sont pas les lois qui sont la conséquence de la nature, mais bien la nature qui résulte de ces lois. Aux féministes françaises qui contestent avec régularité l’authenticité de cet universalisme, on répond qu’elles font injure à leur nature et qu’elles sont « sexuellement anormales, monstrueuses et subversives »2798. Il est, en fait, inenvisageable d’échapper à sa nature… à moins de se dénaturer, ce à quoi on ne gagne rien. « Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien »2799. L’injonction d’Ernest Renan à l’endroit des non-Européens subissant la colonisation vaut bien sûr également pour les femmes. Même si l’on envisage qu’elles sont perfectibles, leur nature les rattrape toujours, immuable même dans le changement. Les lois scolaires des années 1880 en sont emblématiques. Si les réformes Ferry de 1881 et 1882 permettent à filles et garçons de recevoir une éducation primaire gratuite, laïque et obligatoire, l’enseignement secondaire public reste sexuellement discriminant. Beaucoup considèrent que les filles sont moins bien dotées que les garçons pour réussir des études supérieures, à l’instar d’Alexandre Lacassagne lui-même pour lequel « on peut se demander si les nouvelles diplômées sont suffisamment armées pour les luttes de la vie, le travail scientifique continu, les recherches originales »2800 eu égard à leurs dispositions intellectuelles, et notamment à leur mémoire qu’on suppose moins performante que celle de leurs homologues masculins. Ceux-là oublient que l’enseignement secondaire féminin leur ferme en apparence les portes de l’université2801. Les républicains restent donc toujours très clairs sur le but de l’éducation féminine : il s’agit de préparer de meilleures « mères républicaines ».

‘« Les réformes scolaires des républicains étaient le reflet de leur idéologie, tout à la fois égalitaire et sexuellement hiérarchisée »2802. ’

Il en va de même pour les populations colonisées, auxquelles on impose l’enseignement républicain, professant le glorieux récit de « nos ancêtres les Gaulois » jusque dans les régions du globe les plus étrangères à ce passé. Mais la transposition inconsidérée de problématiques strictement nationales aux espaces coloniaux, repose en fait sur une subtile stratégie. Pour l’historien Camille Jullian, convoquer ainsi les Gaulois doit permettre de fonder l’identité de la Nation que les récentes révolutions ont profondément bouleversées. C’est trouver dans un passé lointain l’assurance que l’on ne fait pas fausse route. Parler des Gaulois aux enfants d’Afrique noire, c’est leur préparer une place à la table de la citoyenneté, cet « instrument de l’État met au service de la Nation pour réaliser concrètement l’unité naturelle des hommes en produisant son unité »2803. En effet, selon Jullian, à la veille de la conquête césarienne, la Gaule est déjà presque une nation. L’historien définit ce dernier concept comme un ensemble humain sans base « ethnique » particulière, car celle-ci, à ses yeux, est déjà le fruit de multiples métissages venus de la pré- ou de la protohistoire. La nation selon Camille Jullian, c’est d’abord un ensemble attaché à un territoire nettement défini (celui décrit par César, jusqu’au Rhin, aux Alpes, et même aux Pyrénées, car il y inclut les Aquitains). C’est aussi un ensemble partageant une communauté de langage, de croyances (religieuses ou morales), une communauté de civilisation (matérielle et spirituelle), toutes choses que l’instruction bien menée des indigènes doit permettre de réaliser. Ainsi comprise, la nation qui se fonde en référence aux Gaulois laisse théoriquement toute leur place aux populations colonisées : leur différence ethnique n’est pas un obstacle, puisqu’elle en fait fi. La nature semble ne pas avoir sa place dans la définition des contours de l’identité nationale nouvelle. L’école peut jouer à plein son rôle assimilateur, puisque c’est la culture qu’on y dispense qui fonde l’appartenance à la communauté nationale. Mais pour les colonisés comme pour les femmes, l’école est aussi le lieu où l’on apprend où se trouve sa place, où l’on se dote des moyens de s’y conformer. Ainsi, l’éducation républicaine, quoique reposant sur un universalisme louable, respecte des différences que même la croyance profonde dans l’idée de progrès ne permet pas de surmonter. Certes, Jullian le répète :

‘« Ce que nous mettons à la place du mot race, le mot nation, signifie non pas matière et fatalité, mais liberté et éducation »2804.’

Il n’empêche que l’égalité républicaine ne signifie pas l’abolition définitive de toute hiérarchie. La Nation ainsi comprise advient quand les populations qui habitent un territoire s’intègrent à l’intérieur d’une communauté de citoyens dont l’existence est la source de toute action politique légitime. L’éducation est l’instrument clé par lequel la Nation, permettant l’intégration – entendue au sens d’ « intégration sociale » –, processus par lequel elle produit son unité en tant que société, et se reproduit elle-même. Loin d’être donnée, la communauté nationale est donc une entité dynamique en constante recomposition. Mais le processus d’ « intégration » implique également l’abolition des particularismes qui empêchent l’unité nationale. Dominique Schnapper admet que cela ne va pas sans une bonne part de violence2805.

La définition de la Nation telle que l’envisagent alors les Républicains est donc à rechercher dans la tension perpétuelle entre ce qui a été, l’histoire, le passé, qui en constitue le socle ; et ce qui adviendra, les aspirations, le futur, qui en constituent la dynamique. À ce titre, les positions de Camille Jullian sont proches de celles exposées par Ernest Renan dans son texte emblématique, Qu’est-ce qu’une nation ? :

‘« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu'on a reçu indivis »2806.’

On ne naît donc pas citoyen. Lorsque les féministes revendiquent des droits politiques pour les femmes, invoquant un universalisme politique plus englobant que celui que retinrent les pères de la République, elles semblent contester les universaux biologiques, et par conséquent l’organisation « normale » de la famille, et de l’État sur laquelle repose l’édifice politique national. Pour défendre ce socle, la République favorise donc tous les discours scientifiques, forts d’une légitimité renouvelée, défendant l’idée d’une altérité irréfragable, dont la féminité n’est d’ailleurs qu’un avatar. Le paradoxe est donc double. D’une part la République, prétendument initiatrice d’un universalisme dont l’idée est sans précédent, favorise une multitude de discours sur la différence, et ce pour mieux défendre ce principe fondateur. D’autre part, les exclus de la vie politique réclamant de sortir de cet état – principalement les femmes pour la période qui nous intéresse ici – se battent pour un universalisme plus englobant en revendiquant leur différence sexuelle, qui est pourtant à l’origine même de leur exclusion initiale. La différence de quelque nature qu’elle soit (physique ou sociale) est réputée être l’antithèse de l’universalisme de l’individu abstrait. Il semble dès lors impossible de l’invoquer si l’on veut contester la discrimination, pourtant fondée sur elle2807. En théorie le discours républicain tel qu’il s’élabore dans le courant du XIXe siècle est donc incontestable, sauf au prix de paradoxes que le discours républicain ne s’interdit d’ailleurs pas lui-même, et qui sont au cœur des discours féministes tels que les analyse Joan W. Scott. C’est là toute sa force.

Bien sûr, le développement d’un discours sur l’altérité ne constitue pas seulement un développement logique de la pensée républicaine, mais est aussi une réponse aux sollicitations de l’histoire et notamment à l’apparition de différences multipliées consécutivement à l’expansion coloniale. Il n’en demeure pas moins qu’à l’heure où l’universalisme prétend s’affirmer comme valeur clé du nouveau régime politique qui s’établit, à l’heure où le paradigme national lui-même doit être réinventé, il y a un réel intérêt à théoriser l’altérité. L’Universel est un concept inconcevable, indicible parce que non caractérisable. Comme le « type », c’est une notion imprécise. C’est ce qui, par définition, n’est pas particularisable, puisque c’est le contraire même du particulier. Dire le particulier, dire l’Autre, c’est donc faire émerger en regard et comme en creux la figure du Même, rendre la généralisation possible. C’est autoriser finalement à penser l’Universel. Les choses étant ainsi considérées, il n’apparaît pas paradoxal, au contraire, de voir de développer les discours scientifiques sur l’altérité dans un contexte de triomphe de l’universalisme.

Notes
2765.

Sur les fondements révolutionnaires de la notion d’universalisme, on renvoie à Dino Costantini, Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, Paris, La Découverte, 2008, chap.1 : La vocation à l’universel de la République, p.25-36.

2766.

Article premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ».

2767.

« Constitution du 3 septembre 1791 », in Les Constitutions de la France depuis 1789, Jacques Godechot (prés.), Paris, Garnier Flammarion, 1995, p.35.

2768.

Norberto Bobbio, L’età dei diritti, Einaudi, Turin, 1990, p.42.

2769.

Dino Costantini, op.cit., 2008, p.21.

2770.

On renvoie sur ce point à la trilogie :

Maurice Agulhon, Marianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979, 251 p.

Maurice Agulhon, Marianne au pouvoir :l’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, 1989, 447 p.

Maurice Agulhon, Les métamorphoses de Marianne : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1914 à nos jours, Paris, Flammarion, 2001, 320 p.

Pour une approche synthétique et illustrée, voir aussi Maurice Agulhon et Pierre Bonte, Marianne, les visages de la République, Paris, Gallimard, 1992, 128 p.

Voir aussi Léora Auslander et Michelle Zancarini-Fournel, « Le genre de la nation et le genre de l’État », in Clio. Histoire, femmes et sociétés, n°12-2000, Le genre de la nation. En ligne : http://clio.revues.org/index161.html [Consulté le 25 avril 2009]

Léora Auslander, « Le vote des femmes et l’imaginaire de la citoyenneté : l’État-nation en France et en Allemagne », in Françoise Thélamon & Anne-Marie Sohn, L’histoire sans les femmes est-elle possible ? Actes du colloque de Rouen (27-29 novembre 1997), Paris, Perrin, 1998, p.73-86.

2771.

Claude Lefort, « Droit de l’Homme et politique », in Claude Lefort, L’invention démocratique : les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1994, p.64.

2772.

Ses racines philosophiques sont, bien sûr, plus anciennes, mais ce n’est pas ici le lieu d’en retracer la généalogie. Sur ce point, on renvoie notamment à l’essai de Giovanni Tabacco, Universalismes et idéologies politiques. De l’Antiquité tardive à la Renaissance, Paris, Gérard Monfort, 2001, 106 p.

2773.

Jeremy Jennings, « L’Universalisme », in Dictionnaire critique de la République, Vincent Duclert et Christophe Prochasson (dir.), Paris, Flammarion, 2007, p.275.

2774.

Pour une analyse de ce texte, on renvoie à la communication de Guy Rosa, La république universelle : paroles et actes de V. Hugo. Article en ligne : http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/92-09-26Rosa.htm [Consulté le 13 avril 2009]

2775.

L’histoire du suffrage est sans doute le meilleur indicateur qu’on puisse trouver pour mesurer la distance qui sépare la théorie républicaine et sa mise en pratique. À ce sujet on renvoie à Alain Garrigou, Histoire du suffrage universel en France : 1848-2000, Paris, Seuil, 2002, 366 p.

Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen : histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992, 490 p.

2776.

Cité par Jeremy Jennings, op.cit., 2007, p.276.

2777.

Mona Ozouf, « L’idée républicaine et l’interprétation du passé national », in Annales, Histoire, Sciences sociales, vol.53, n°6, 1998, p.1086.

2778.

La capacité de l’universalisme républicain à exclure attire depuis quelques temps l’attention de ses critiques. À ce sujet, on renvoie notamment aux travaux de Farhad Khosrokhavar.

2779.

Cette égalité est effective devant la loi depuis l’abolition des privilèges au cours de la nuit du 4 août 1789. En revanche en France l’égalité « des conditions » n’est pas réalisée. C’est la raison pour laquelle Alexis de Tocqueville insiste sur cette particularité américaine, qu’il observe aux États-Unis lors de son séjour outre-Atlantique entre 1831 et 1832. Bien sûr, il néglige de préciser qu’une telle égalité ne concerne que les Blancs, Noirs et Indiens en restant durablement exclus. (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique Paris, Garnier-Flammarion, 1981, t.II, chap. V).

2780.

Joan W. Scott, Préface à l’édition française de La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme, Paris, Albin Michel, 1998, p. 9.

2781.

Condorcet, Sur l’admission des femmes aux droits de la citoyenneté 1790, in Œuvres de Condorcet, vol.10, Paris, Firmin Didot Frères, 1847-1848, p.122.

2782.

Jenny d’Héricourt, A Woman’s Philosophy of Woman or Woman Affranchised : An Answer to Michelet, Proudhon, Girardin, Legouvé, Comte and Other Modern Innovators, Bruxelles, 1860. Cité par Karen M. Offen et Susan Groag Bell, Women, the Family and Freedom. The Debate in Documents, Stanford, Stanford University Press, 1983, I, p.345-347.

2783.

L’histoire de l’anticolonialisme est aussi longue que celle de la colonisation. Sur ce point, on renvoie à Charles-Robert Ageron, L’anticolonialisme en France de 1871 à 1914, Paris, PUF, 1973, 96 p.

Pour une mise au point rapide : Marcel Merle, « L’anticolonialisme », in Marc Ferro (dir.), Le livre noir du colonialisme, Paris, Robert Laffont, 2003, p.611-645.

2784.

Cité par Dino Costantini, op.cit., 2008, p.38.

2785.

C’est particulièrement quand la « question de la femme » croise la « question sociale » que ces interrogations se font aiguës, alimentées par les inquiétudes générées par l’évolution démographique.

2786.

Sur ce point on renvoie à :

James F. McMillan, Housewife or Harlot : The Place of Women in French Society, 1870-1940, New York, St.Martin’s Press, 1981, 229 p.

Steven C. Hause, Hubertine Auclert : The French Sufragette, New Haven, Yale University Press, 1987, XXI-268 p.

Laurence Klejman et Florence Rochefort, L’Égalité en marche : le féminisme sous la Troisième République, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1989, 356 p.

Claire G. Moses, French Feminism in the Nineteenth Century, Albany, Sate University of New York Press, 1984, XIII-311 p.

2787.

Sur ce point, on renvoie au livre de Carole Reynaud Paligot, La République raciale (1860-1930), Paris, PUF, 2006, 338 p.

Voir aussi la thèse défendue par Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës1988, Paris, La Découverte, 1997, 307 p. Selon cet auteur, le racisme est même « le complément intérieur de l’universalisme “bourgeois” ».

2788.

Sophie Wahnich, L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1997, 406 p.

2789.

Immanuel Wallerstein, « Universalisme, racisme, sexisme : les tensions idéologiques du capitalisme », in Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, op.cit., 1997, p.42.

2790.

Jeremy Jennings, op.cit., 2007, p.276.

2791.

Sexisme et racisme, en tant que processus de somatisation et, plus largement, de biologisation des différences, peuvent être rapprochés. Leurs pricnipes de fonctionnement sont en effet comparables.

2792.

Immanuel Wallerstein, op.cit., 1997, p.43.

2793.

Immanuel Wallerstein, op.cit., 1997, p.45.

2794.

On note toutefois que dans les tentatives d’explication de l’origine du racisme, il existe deux grandes interprétations : la « vision anthropologique » qui ne reconnaît pas de lieu de naissance historique au racisme et l’attribue en quelque sorte à la nature humaine ou à la nature de la société ; et la « vision modernitaire » selon laquelle le racisme est un phénomène idéologique et sociopolitique spécifique, apparu en Europe et aux Amériques à l’âge moderne.

Pour davantage de précisions sur ce point, on renvoie à Pierre-André Taguieff, Le racisme, Paris, Flammarion, 1997, 127 p.

2795.

Dominique Schnapper, La Communauté des citoyens : sur l'idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1993, p.73.

2796.

Jeanne Deroin en 1849. Cité par Michèle Riot-Sarcey, Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, 2002, p.67.

2797.

Albert Damez, Le libre salaire de la femme mariée et le mouvement féministe, Paris, Librairie Arthur Rousseau, 1905, p.87. [BML FA 136217]

2798.

Joan W. Scott, op.cit., 1998, p.11.

2799.

Ernest Renan, cité dans Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955, p.12-13.

2800.

Préface d’Alexandre Lacassagne à Raymond de Ryckère, La femme en prison et devant la mort. L’alcoolisme féminin, Lyon, Storck, 1902, p.IX-X. BML FA 140854

2801.

Les lycées premiers féminins ne préparent pas au baccalarauréat, indispensable sésame pour entrer dans l’enseignement supérieur.

2802.

Judith F. Stone, « Les républicains et la question de la femme (1852-1914) », in Deux siècles de débats républicains (1792-2004), Paris, L’Harmattan, 2004, p.137.

2803.

Dino Costantini, op.cit., 2008, p.34.

2804.

Camille Jullian, Au seuil de notre histoire : leçons faites au Collège de France, vol. I, Paris, Boivin, 1930-1931, p.185.

2805.

Dominique Schnapper, op.cit., 1993, p.45-sq.

2806.

Il s’agit du texte d’une conférence prononcé à la Sorbonne le 11 mars 1882.

Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? [1882], Paris, Mille et une nuits, 1997, p.17.

2807.

« Comment, sans mettre en avant le problème de la différence des sexes, lutter contre la discrimination quand celle-ci attribue, en fonction de leur sexe, des caractristiques de groupe à des individus biologiquement féminins ? Comment poser la question de la différence des sexes sans reproduire les termes dans lesquels l’exclusion a tout d’abord été formulée ? Comment contester la discrimination, fondée sur l’attribution de différences « naturelles », quand la différence – toute forme de différence physique ou sociale – est réputée être l’antithèse de l’universalisme de l’individu abstrait ? » (Joan W. Scott, op.cit., 1998, p.13).