Seul l’Autre, l’envers de soi est visible, parce qu’il est seul caractéristique. Le soi républicain étant marqué du sceau de l’universel, il est impossible à caractériser par définition puisque est universel ce qui concerne tous les hommes sans distinction. La mise en scène des Autres, la démarche très visuelle sur laquelle elle s’appuie, est donc essentielle, parce que les sciences naturelles, fondées sur l’observation, imposent par là leurs méthodes, et parce l’Autre ainsi défini permet de tracer les contours d’une communauté nationale désormais en mal d’identité. Qui dit Autre dit stigmate, ce qui constitue un signe visible. Le Soi, qui en est dépourvu, est par définition non caractérisable. Seul l’Autre est explicite : le Soi est implicite, il se déduit du précédent mais s’appréhende moins directement. Exhiber l’Autre, le mettre en scène, lui faire subir un processus complexe de spectacularisation et d’animalisation, d’objectivation et de désubjectivisation c’est le légitimer comme objet de connaissance scientifique et redire son irréductible altérité qui l’invalide comme potentiel citoyen. Mais la différence n’est plus seulement, comme il est de coutume, un objet de curiosité. Elle devient un repoussoir efficace permettant la constitution et le maintien de la communauté nationale.
‘« Être identifié, c’est être objectivé d’une double manière : comme objet de discours et comme objet de pratiques, c'est-à-dire être construit sous la forme paradoxale d’un sujet objectivé des savoirs et des pouvoirs »2837.’Ces « sujets objectivés » que l’on définit comme autant d’avatars de l’altérité permettent de borner efficacement les contours de l’identité du citoyen. La rhétorique du « cas » dont on a précédemment analysé les mécanismes, qui souligne « le fait que chaque individu est singulier et constitue, même à son échelle minuscule, l’élément clé d’une taxinomie complexe »2838. Au sein d’une telle classification on distingue en fait deux grands groupes, les Uns et les Autres, les premiers se définissant par défaut par rapport aux seconds. L’identité se déduit de l’altérité. La définition du citoyen ainsi envisagée repose donc fondamentalement sur un principe d’exclusion. Corps étranger au corps de la Nation, l’Autre lui est irréductible : c’est l’inassimilable contre lequel doit se construire l’appartenance nationale, le repoussoir, prétexte idéal à la fondation d’une homogénéité identitaire.
En effet, l’idée de Nation connaît alors une mutation majeure : elle « n’est plus le rassemblement de sujets hétérogènes sous l’autorité d’un même roi, mais la réunion de frères, fils d’une seule et même mère »2839 donc semblables. Ainsi conçue, la communauté nationale réunit des hommes libres et égaux, c’est une « société idéalement une, en ce sens, et homogène »2840. Mais la médaille de l’homogénéité citoyenne a son revers : la « fiction de l’homme sans détermination »2841 est à la base de l’universalité qu’instaurent les droits de l’homme. Et cette indétermination de la figure du citoyen requiert donc que soit déterminée fermement celle du non-citoyen. Tout se passe comme si la proclamation de l’universalisme, l’attribution du rôle principal sur la scène politique à un homme sans qualité, induisait un déficit d’identité préjudiciable à l’unité de la communauté citoyenne. Ce sentiment de dissolution identitaire est sans doute encore accentué par les mutations majeures qui affectent la population française et européenne en général, notamment l’urbanisation. Pour les criminologues de la fin du siècle, la ville est le bouillon de culture idéal pour le développement du vice et du crime.
‘« Tous ceux qui suivent les études contemporaines sur la médecine mentale et sur la criminalité, ne connaissent que trop la profondeur des turpitudes où peuvent descendre les dégénérés, en se cachant dans la cohue des grands centres de population, et spécialement des grandes capitales »2842.’Ce n’est pas la densification de la population qui induit une telle contagion du crime, pas plus que les conditions d’hygiène souvent déplorables dans les quartiers les plus populaires qui expliquent le phénomène, mais bien la perte du lien social, la possibilité de l’anonymat, puisque dans ces centres urbains « la sauvegarde des mœurs [ne] peut être assurée par la notoriété publique, comme il arrive dans les petites localités où tout le monde se connaît »2843.
Dès lors, et dans ce double contexte démographique et politique, on comprend mieux les crispations du monde scientifique autour de la question de l’identification, dont les propositions novatrices de Bertillon ne sont que l’avatar le plus fameux. En matière politique, le régime démocratique et républicain qui s’établit en France dans le dernier tiers du XIXe siècle, ne saurait tolérer l’altérité qui, par définition, fait pièce à cette conception unifiée du citoyen, en même temps qu’elle la nécessite, l’Autre servant d’efficace repoussoir. « On ne peut être soi sans l’autre, on est toujours l’étranger de quelqu’un »2844 : l’autre donc est indispensable à la formation de sa propre identité. C’est à mon avis la clé qui permet de comprendre, par exemple, l’engouement général autour des exhibitions anthropologiques lors des expositions coloniales. Leur mise en scène est très influencée par les divers promoteurs de l’idée coloniale. Et le diorama « vivant » sur Madagascar présenté lors de l’Exposition de 1900 attire quelque 50 millions de visiteurs. On y expose un Autre replacé dans sa vie quotidienne « authentique », reconstituée avec minutie pour satisfaire un spectateur friand d’exotisme. Mais surtout, on élabore une image du colonisé qui exacerbe son absolue altérité, et le positionne résolument à un niveau inférieur sur l’échelle de la civilisation et du progrès. Le processus d’animalisation à l’œuvre dans ces exhibitions fonctionne de manière particulièrement efficace, sur le même mode d’ailleurs que celui qui consiste à justifier l’entreprise coloniale en jouant sur le double sens du terme « colonisation ». Il s’agit d’affirmer qu’il existe une continuité « naturelle » des babouins aux Boshimans qu’on a choisi de présenter dans le même enclos, les premiers comme les seconds incarnant différentes étapes de l’histoire naturelle de l’Afrique2845. De même, on affirme alors la continuité du fait biologique au fait colonial. C’est Jules Harmand qui défend avec le plus d’efficacité l’idée selon laquelle le phénomène historique du colonialisme moderne possède une base biologique ou sociobiologique qui le place dans la continuité d’une série de phénomènes observables dans les règnes végétal et animal. Dans Domination et colonisation 2846 , un classique de la « bibliothèque » coloniale que possède Alexandre Lacassagne, il développe cette thèse qui joue sur la polysémie du terme « colonisation » en français. Considérant qu’il s’agit de l’établissement d’un groupe biologique (de bactéries ou d’humains) dans un lieu différent de son espace d’origine, Jules Harmand présente la « colonisation » comme un phénomène naturel de dislocation et de prolifération des organismes vivants, exprimant le besoin de conservation et d’expansion uniformément partagé par toutes les espèces. Si les stratégies de dissémination des différentes espèces, parmi lesquelles l’espèce humaine, sont diversifiées, le ressort de ce mouvement est quant à lui universel, et cette universalité suffit à le légitimer, même si les pathologies spécifiques que les colons sont susceptibles de présenter, « colonite », « africanite », « soudanite », « tonkinite » et autre « calédonite »2847, semblent indiquer leur inadaptation à ce milieu dont les conditions physiques, principalement la chaleur, met l’organisme à rude épreuve. « La régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité » proclame Ernest Renan2848. Or la régénération de la population c’est justement la grande affaire des médecins de cette fin de XIXe siècle que hante l’angoisse de la dégénérescence. On comprend mieux l’implication massive des savants en général, et du corps médical plus particulièrement, dans l’aventure coloniale, et son attachement à en justifier scientifiquement la pertinence et la légitimité2849.
La fonction pédagogique des expositions coloniales en découle : la médiatisation de l’empire et l’idée coloniale s’en trouvent promues. La figure d’un Autre irréductible à soi s’impose, qui interdit toute indignation devant les conditions d’exhibition de ceux qui ne sont pas tout à fait considérés comme des hommes. Cette rhétorique du contraste, de l’opposition terme à terme entre ceux qui sont exposés derrière les grilles et ceux qui les observent, est très clairement recherchée. Paul Broca souligne ainsi « l’utilité de ce contraste entre la lumière et les ombres, entre la civilisation développée et les civilisations rudimentaires ou en voie d’évolution, entre l’humanité à l’état d’enfance – incertaine, oublieuse, dominée par la nature, opprimée par elle-même, n’avançant aujourd’hui que pour reculer demain – et l’humanité adulte, grandie par la science, fécondée par la liberté, sanctifiée par le travail et marchant d’un pas sûr dans la voie illimitée du progrès »2850. Et cette idée s’impose de manière exceptionnelle lors d’événements qui, par leur ampleur sont alors « les seuls […] capables d’amener un aussi large panel de personnes dans un lieu unique, à des fins d’édification et de distraction, mais aussi d’endoctrinement et d’unification de la population »2851. Ces exhibitions vulgarisent efficacement l’axiome de l’inégalité des « races » humaines, mettant en marche la redoutable mécanique coloniale d’infériorisation de l’indigène par l’image. Mais, plus encore, en raison de l’ampleur du public qu’elles attirent, elles permettent d’unir les spectateurs dans l’idée d’une commune appartenance. De part et d’autre des grilles des expositions, ce ne sont pas les Uns et les Autres qui se font face, mais bien « Nous » et « les Autres », un ensemble unifié et caractérisé par une commune identité face à une pluralité d’altérités. Un processus d’homogénéisation de la communauté nationale s’en trouve généré. De même que l’on expose un temps Bretons et Auvergnats, longtemps considérés comme des populations « ethniques » devant encore être civilisées pour s’intégrer à la communauté nationale française2852, de même les « primitifs » permettent de fonder non seulement l’idée d’une supériorité de l’Occident mais aussi d’affirmer l’existence d’une communauté nationale française, socle indispensable à l’exercice harmonieux de la citoyenneté dans le cadre d’un régime nouvellement démocratique. Et pourtant, là encore, l’idéologie coloniale républicaine ne craint pas les paradoxes, affirmant dans le même temps cette irréductible inégalité raciale et l’existence d’une « mission civilisatrice » de l’Europe en général et de la France en particulier. Car pour que ce dernier argument soit plausible, il faut que n’existe entre le colonisateur et le colonisé que des différences d’ordre socioculturel, et non biologique, faute de quoi l’entreprise est vaine. Pour s’en sortir, les Républicains doivent en venir à considérer une humanité plurielle, à l’instar de Raoul Allier qui, dans un pamphlet datant de 1927, incapable de trancher et d’affirmer soit la différence irréductible soit l’identité foncière du colonisateur et du colonisé, déclare que :
‘« L’humanité n’est pas un corps simple et ne peut pas être traitée comme telle. […] Dans la réalité, on est plus ou moins homme, plus ou moins fils de Dieu. On a de Dieu et de la Vérité ce dont on est capable et ce qu’on mérite »2853.’Selon cet auteur, professeur de philosophie et de théologie à l’Université de Paris, l’unité foncière du genre humain a été affirmée sur la base de comptes rendus de voyage tout à fait dépourvus de systématicité. L’anthropologie doit permettre de fournir un point de vue scientifique sur la question, et de battre en brèche les descriptions idéalisées de Fontenelle, Helvétius, Hume ou Buffon et notamment la supposée pureté de la condition naturelle incarnée dans la figure du « bon sauvage ». Si pour les philosophes de Lumières, le « sauvage » n’est pas un « barbare »2854 mais incarne l’état de nature et possède une sagesse innée, cette conception valorisante quoi qu’empreinte de condescendance est rapidement battue en brèche à la suite de Friedrich Hegel, pour lequel les non-Européens sont des êtres inférieurs dans la mesure où ils n’ont pas pleine conscience de leur être. Et dès le milieu du XIXe siècle, les arguments scientifiques se substituant aux arguments philosophiques, cette infériorité se trouve consacrée2855.
Le processus d’exhibition des « primitifs », comme celui de ces femmes présentées par Charcot à la Pitié-Salpétrière, rappelle singulièrement les fameux freak shows qui parcourent l’Europe et les États-Unis dans la seconde moitié du XIXe siècle et dont le plus célèbre, organisé par Barnum et qui se tient à Manhattan entre 1841 et 1868 reçoit plus de 41 millions de visiteurs2856. Reposant sur un double phénomène d’attraction et de répulsion, qui est aussi le moteur de la mise en scène du « hors norme », l’exposition de ces individus sert efficacement la définition de soi par rapport à l’Autre. Georges Canguilhem l’énonce de manière particulièrement éclairante :
‘« Au XIXe siècle, le fou est à l’asile où il sert à enseigner la raison, et le monstre dans le bocal de l’embryologiste où il sert à enseigner la norme »2857.’On ne saurait mieux dire, sans doute, la fonction de repoussoir attribuée aux corps monstrueux, et la diversité des formes que le monstrueux est susceptible de prendre. Michel Foucault souligne le « pouvoir de normalisation »2858 qui s’exerce au travers de ces mises en scènes de l’anormalité à usage pédagogique. Le sauvage au zoo sert à enseigner la civilisation : il en démontre les bienfaits et fonde la hiérarchie « naturelle » des races que réclame l’expansion coloniale. Le monstre anatomique incarne la dégénérescence, cette grande angoisse dont l’ombre plane sur toute la seconde moitié du XIXe siècle et au-delà. Jean-Jacques Courtine en étudie largement les exhibitions2859. Des ménageries des entre-sort aux zoos humains, l’exhibition de l’anormal atteint son apogée dans les années 1880, devenant « l’élément central d’un ensemble de dispositifs qui font de l’exposition des différences, étrangetés, difformités, infirmités, mutilations, monstruosités du corps humain le support essentiel de spectacles où s’expérimente les premières formes de l’industrie moderne du divertissement de masse »2860. Certaines figures en sont restées célèbres, à l’instar des frères Tocci, siamois exhibés en France jusqu’à l’interdiction de leur spectacle en 1883 par la police parisienne, et qui s’embarquent alors pour le Nouveau Monde, où ils font fortune. La mise en scène de « sauvages » dans le cadre de « villages indigènes » qui sont en fait de véritables zoos humains, est sensiblement du même ordre. Les concordances chronologiques autorisent nettement un tel rapprochement, auquel on peut ajouter les leçons du mardi du Docteur Charcot et la publication de la Nouvelle iconographie de la Pitié-Salpétrière, qui paraît chez Lecrosnier et Babé à partir de 1888. Monstres humains physiques ou psychiques, différences raciales et sexuelles sont alors objets de spectacles, incarnation de l’anomalie monstrueuse ou de l’étrangeté exotique, le difforme et le lointain se confondant dans une commune réprobation de l’altérité, perçue comme une véritable insulte à la civilisation. Nous ne saurions croire que cette coïncidence chronologique est fortuite. Ces figures d’altérité ne s’imposent pas à l’imaginaire occidental pour des raisons conjoncturelles. L’altérité elle-même ne naît pas de la rencontre du colonisateur et du colonisé. Le monstre n’est pas une donnée de la nature mais bien le résultat d’un certain regard porté sur lui. À preuve : le rapport à l’anormal n’est pas ahistorique. Une véritable mutation de la sensibilité et de la signification des regards portés sur l’ensemble de ces phénomènes au sens fort du terme, se produit en effet au tournant du XXe siècle. Pour Jean-Jacques Courtine2861, qui s’intéresse plus particulièrement aux cas d’anormalité physique, ceux que l’on a un temps considérés comme des « bêtes de foire », on assiste alors à un bouleversement sans précédent. Là où l’on ne voyait jadis que monstruosité, on parle désormais d’infirmité, et bientôt de handicap. Que s’est-il passé ? quelle mutation du regard et des sensibilité conduit à un tel changement de regard sur les corps anormaux ? La profonde évolution des sensibilités qui se produit au tournant du siècle explique que ces spectacles nous soient devenus insupportables, comme nous paraissent fallacieux les arguments déniant une complète humanité aux colonisés et aux femmes. En 1883, la préfecture de police de Paris oppose un refus catégorique à la demande du père des siamois présentés plus haut. « Je ne suis pas d’avis que de pareilles monstruosités soient exhibées en public. Elles relèvent uniquement de la faculté de médecine », tranche le fonctionnaire responsable2862. Ce n’est pas seulement un refus qui est opposé au père des enfants : les termes de l’interdiction annoncent le destin des phénomènes de foire à la fin du XIXe siècle, et leur cantonnement dans l’espace médicalisé de l’investigation scientifique, même si la rhétorique qui préside à la mise en scène de l’altérité dans les musées anatomiques demeure la même que celle des entre-sort. Ainsi, dans le musée de cires anatomiques du « docteur » Spitzner, qui ouvre en 1856 place du Château d’Eau à Paris, les sections « ethnologie » et « tératologie » se font face, et c’est un « fond commun de monstruosité » qui traverse la collection tout entière, conférant son principe d’intelligibilité et son unité au rassemblement hétéroclite des races, des espèces, des difformités et des pathologies. Pourtant, le repli de l’exposition des corps monstrueux vers des espaces strictement scientifiques n’est pas anodin. Outre le changement de sensibilité qu’il révèle à n’en pas douter, c’est aussi un signe important, parmi de nombreux autres, du rôle essentiel qui est ainsi progressivement dévolu aux médecins2863, qui se font médiateurs entre le normal et l’anormal, le sain et le pathologique, le raisonnable et le fou, l’honnête et le criminel, et grands énonciateurs de la Norme. Nous ne dirons qu’un mot de ces musées d’anatomie installés dans l’enceinte des Facultés de Médecine2864, qui opposent l’ordre savant de leurs collections à la pagaille « chaotique, poussiéreuse et désordonnée »2865 des entre-sort. À Lyon, la Faculté est créée en 1877, et c’est l’Institut d’Anatomie qui est inauguré le premier, alors que les travaux de construction de la nouvelle Faculté ne sont même pas terminés. Doté d’importantes collections de pièces anatomiques, qui ne sont pas forcément pathologiques d’ailleurs, il doit permettre aux futurs médecins de comprendre, sur pièces, le fonctionnement de la machine humaine. Les collections de ce musée, encore mal connues en dehors du monde médical présentent un réel intérêt, et jouent un rôle important dans la formation des jeunes médecins à la fin du siècle dernier. La vision de ces corps, humains mais dépersonnalisés parce que monstrueux ou fragmentés, présentés en coupe ou en bocaux, participe de la construction d’un rapport spécifique du médecin au corps, principalement caractérisé par une mise à distance, sans doute nécessaire à son exercice professionnel2866. Surtout, après avoir été un élément essentiel de l’émergence des loisirs de masse, ces musées sont désormais dans une confidentialité quasi-suspecte. Le corps monstrueux, quelle qu’en soit la forme, n’en joue cependant pas moins toujours le même rôle de repoussoir, fonctionnant efficacement au sein d’une rhétorique de l’attraction-répulsion. Ce processus de différenciation est d’ailleurs au cœur du discours médical :
‘« L’altérité de la maladie viendrait confirmer l’identité absolue de la raison ou de la santé qui en constituerait l’opérateur de visibilité épistémologique – et même le principe ontologique »2867.’C’est dans la différenciation, dans l’opposition affirmée de Soi par rapport aux Autres, dans l’unité du Soi d’ailleurs consécutive d’un universalisme auquel les avatars multiples de l’altérité sont comme autant d’insultes, que se fonde la définition du « civilisé » qui, seul, peut prétendre au statut de « citoyen ». L’anthropologie naissante puis florissante n’est donc pas celle d’une nature indépassable, ni d’une différence – des sexes ou des races – absolument immuable. Au contraire, « les théories évolutionnistes présentaient l’exquise différence des sexes [et des races] comme une conquête de l’humanité, l’un des signes les plus sûrs du long chemin de l’animalité du sauvage à l’urbanité de l’homme civilisé »2868. En vertu du principe selon lequel, « une force de vie […] pousse les organes et les fonctions à croître et à se différencier »2869, l’hétérogénéité est un symptôme d’évolution, à quelque niveau qu’elle se situe : entre individus d’espèces différentes bien sûr, mais aussi au sein d’une même espèce et même dans le corps même d’un individu. C’est le primitif qui se perd dans les limbes de l’indifférenciation.
Pour l’homme, le plus hétérogène des animaux, c’est dans les subdivisions civilisées de l’espèce que l’hétérogénéité s’est le plus produite, que l’espèce est devenue plus hétérogène en vertu de la multiplication des races et de la différenciation des races entre elles. Le Papou, dont le corps et les bras sont souvent bien développés, a de très petites jambes et rappelle ainsi les quadrumanes, tandis que l’Européen, ayant les jambes plus longues et plus massives, il y a entre ses membres antérieurs et postérieurs plus d’hétérogénéité. Il y a plus de différences entre le crâne et la face chez l’homme que chez tout autre animal, et chez l’Européen que chez le sauvage. L’ethnologie, par ses divisions et ses subdivisions de races, met hors de doute ce progrès en hétérogénéité.
‘« Si nous passons à l’humanité considérée dans son organisme social, nous trouvons de nombreux faits à l’appui de notre loi. À l’origine, la société, telle qu’on la trouve chez les tribus barbares, est un agrégat homogène d’individus ayant mêmes pouvoirs et mêmes fonctions. Tout homme est guerrier, chasseur, pêcheur et ouvrier, etc. Il n’y a de différences que celles qui résultent des sexes. La première différenciation est celle qui s’opère entre le gouvernant et les gouvernés ; elle grandit, l’autorité devient héréditaire, le roi prend un caractère presque divin var la religion et le gouvernement sont à cette époque intimement associés, et pendant des siècles les lois religieuses et les lois civiles se séparent à peine. Maintenant, si l’on remarque que chez les modernes européens, non seulement l’État et l’Église se séparent de plus en plus, mais que l’organisation politique est très complexe, qu’elle suppose des subdivisions dans la justice, les finances, etc., on ne pourra point douter que le progrès se fait ici de l’homogène à l’hétérogène »2870.’Le glissement vers l’indifférenciation est signe d’une évolution viciée, par le vieillissement par exemple : « chez les animaux, avec l’âge, la femelle se masculinise extérieurement » souligne Lacassagne2871 qui s’explique sans difficulté que les femmes préhistoriques ne présentent guère de différences anatomiques par rapport à leurs homologues masculins, au contraire des femmes contemporaines, puisque « à ces époques, la femme avait probablement une activité musculaire aussi grande que celle de l’homme »2872. On ne saurait abstraire le processus de formation de la citoyenneté du processus colonial et de la persistance de l’exclusion sexiste d’une part de l’humanité.
‘« Devenir citoyen, c’est devenir français. Devenir français, c’est renoncer à tout ce qui différencie »2873.’Mais il est des particularismes auxquels il n’est guère possible de renoncer, surtout quand tout un discours scientifique tend à les fonder en nature, c’est-à-dire finalement à les rendre immuables et intangibles. C’est tout l’intérêt qu’il y a à trouver chez toutes les femmes une circonvolution cérébrale caractéristique, chez les criminels un tatouage révélateur, chez les « primitifs » un rapport de la taille à la grande envergure supérieur à celui observé chez les individus de « race blanche ». Non seulement cela permet une identification incontestable, mais cela permet aussi de constituer un groupe « femmes », « criminels » ou « sauvage » fondé en nature, dont la réalité est incontestable et l’exclusion, à ce dernier titre d’ailleurs, non négociable puisque ce même discours travaille en même temps l’idée d’une altérité qui signifie infériorité. La différence ne se pense pas dans l’égalité.
Hans Mayer a montré2874, à la suite d’Adorno et Horkheimer, que la naissance des marginaux, leur mise à l’index et leur rejet inconditionnel tiennent au renversement dialectique de l’Aufklärung. Dans sa marche triomphale, ce courant de pensée qui s’incarne de manière paroxystique après 1870 dans la République, abandonne sa dimension humaniste et émancipatrice pour se transformer en simple processus de domination.
‘« À l’âge de la bourgeoisie, la raison a commencé à postuler l’égalité comme une catégorie normative, à partir de laquelle il devient impossible d’admettre et de respecter la diversité – culturelle, ethnique, religieuse, de genre – des êtres humains. Ceux et celles qui ne rentrent pas dans cette norme [..] sont perçus comme des monstres »2875. ’Ces figures de l’altérité permettent une définition rigoureuse, quoiqu’en creux, de ce personnage dont l’égalité et l’universalité à gommer les particularismes, empêchant son identification : le citoyen. Parce qu’elle prétend au monopole de l’universel, la République s’autorise à être coloniale et sexiste. « La symbiose entre colonialisme et universalisme [et entre sexisme et universalisme] apparaît ainsi non seulement historique mais théorique. Si l’on veut bien prendre au sérieux cette symbiose, le régime d’exception sur lequel s’appuie la colonisation [et l’exclusion durable des femmes hors de la sphère politique] doit être considéré comme une redéfinition de la notion d’humanité obtenue par une réduction des droits humains à des droits du citoyen »2876. Par conséquent, qui n’est pas citoyen n’est, en fait, que partiellement humain. Dans le cadre de l’idéologie républicaine, la convocation de la différence est à géométrie variable, et elle n’est jamais bonne. Si ce sont les républicains qui l’invoquent, c’est pour affirmer qu’ils n’en tiennent aucun compte pour la constitution de la communauté nationale qui se veut neutre, exception faite des différences considérées comme « naturelles », ce qui signifie qu’elles sont à la fois incontestables et irréductibles. Si ce sont les contestataires de cet ordre républicain prétendument universaliste qui le font, leur discours se trouve immédiatement frappé de caducité. Pour se tirer de l’ornière d’un paradoxe qui peut sembler insoluble, le régime républicain fait la place belle aux médecins. Ces derniers se trouvent investis d’une autorité nouvelle et d’une légitimité sans précédent à l’heure où les progrès des connaissances et de la thérapeutique permet à leur art d’entrer dans une ère d’efficacité nouvelle. Science et politique on en effet des intérêts communs à la défense de l’Universel.
Cité par Catherine Clément et François Coupry dans « La tête des autres », in Michel Foucault, Paris, Éditions Inculte, 2007, p.115.
Frédéric Chauvaud, op.cit, 2008, p.74.
Frédéric Chauvaud, op.cit, 2008, p.58.
Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006, p.7.
Claude Lefort, op.cit, 1994 , p.74.
Claude Lefort, op.cit, 1994, p.66.
DrGermonprez, op.cit., 1892, p.32. [BML FA 139511] C’est moi qui souligne.
Idem.
Yves Perrin et Didier Nourrisson (dir.), op.cit., 2005, p.10.
John M. MacKenzie, Propaganda and Empire : The Manipulation of British Public opinion, 1880-1960, Manchester Manchester University Press, 1984, p.104.
Jules Harmand, Domination et colonisation, Paris, Flammarion, 1910, 310 p. [BML FA 404433]
Sur ce point, on renvoie à l’article consacré par le Dr Juste Navarre à « La colonite », in Archives d’anthropologie criminelle, 1911, p.27-30.
Ernest Renan, cité dans Aimé Césaire, op.cit., 1955, p.12-13.
Gilles Boëtsch, « Sciences, savant et colonies (1870-1914) », in Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et Nicolas Bancel, Culture coloniale en France. De la Révolution française à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2008, p.121-130.
Paul Broca, « Discours à la séance d’ouverture du Congrès international des Sciences anthropologiques, le 16 août 1878 », in Revue d’Anthropologie, Tome I, 1878, p.5. BML FA 48106
Sandrine Lemaire et Pascal Blanchard, « Exhibitions, expositions, médiatisation et colonies (1870-1914) », in Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et Nicolas Bancel, op.cit., 2008, p.113.
Eugen Weber, La Fin des terroirs. La modernisation de la France rurale (1870-1914), Paris, Fayard, 1983, chapitre 1 : Un pays de sauvages, p.17-44.
Raoul Allier, Le non-civilisé et nous : différence irréductible ou identité foncière ?, Paris, Payot, 1927, p.27.
On se souvient ici des textes écrit par Denis Diderot, sous le nom de Raynal, pour dénoncer la « barbarie européenne » : Abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des deux Indes [1770], réed. Paris, La Découverte, 2001, 378 p.
À ce sujet, et pour une approche synthétique on renvoie à Catherine Coquery-Vidrovitch, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire », in Marc Ferro (dir.), op.cit., 2003, p.646-691.
Sur ce point, on renvoie notamment à :
Pierre Ancet, Phénoménologie des corps monstrueux, Paris, PUF, 2006, 178 p.
Georges Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux », in Diogène, n°40, 1962, p.29-43.
Jean Céard, La Nature et les prodiges : l’insolite au XVIe siècle en France, Genève, Droz, 1977, XIV-512 p.
J.-L. Fischer, Monstres. Histoire du corps et de ses défauts, Paris, Syros-Alternatives, 1991, 126 p.
Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France.1974-1975, Paris, Gallimard, 1999, 351 p.
Henri-Jacques Stiker, « Nouvelle perception du corps infirme », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine & Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, Vol.2 : De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 2005, p.279-298.
Vanessa R. Schwartz, Spectacular Realities. Early Mass Culture in Fin-de-Siècle, Berkeley, University of California Press, 1998, 230 p.
Patrick Tort, L’ordre et les monstres : le débat sur l'origine des déviations anatomiques au XVIIIe siècle, Paris, Syllepses, 1998 (2e édition), 243 p.
Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie [1952], Paris, Vrin, 1965, p.228.
Michel Foucault, op.cit., 1999, p.53.
Jean-Jacques Courtine, « Curiosités humaines, curiosité populaire. Le spectacle de la monstruosité au XVIIIe siècle », in Nicole Jacques-Chaquin & Sophie Houdard (dir.), Curiosité et libido sciendi de la Renaissance aux Lumières, Paris, ENS Éditions, 1998, p.487-503.
Jean-Jacques Courtine, « Le théâtre des monstres. Les spectacles tératologiques au XVIIIe siècle », in Les Cahiers de la Comédie Française, 33, Actes Sud, Automne 1999, p.51-59.
Jean-Jacques Courtine, « Le corps anormal. Histoire et anthropologie culturelles de la difformité », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine & Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, Vol.3 : Les mutations du regard. Le XXe siècle, Paris, Seuil, 2006, p.201-262.
Jean-Jacques Courtine, op.cit., 2006, p.203.
Je renvoie ici à la conférence inaugurale du colloque « Médecine, sciences de la vie et littérature » (12 au 15 mars 2008) prononcée par Jean-Jacques Courtine le 12 mars 2008, intitulée « Le monstre et la norme ». Actes à paraître en 2010.
APP DA 127. Dossier Tocci, pièce 5. Cité par Jean-Jacques Courtine, op.cit., 2006, p.224.
Sur ce point, on renvoie à la thèse d’Olivier Faure, La médicalisation de la société dans la région lyonnaise au XIXe siècle (1800-1914), Lyon, 1989, 6 vol.
À ce sujet, je me permets de renvoyer à la communication que j’avais présentée lors du Post Graduate Day 2008 organisé par la Société des Dix-Neuviémistes (SDN) de l’Université de Londres sur le thème : « Sickness and health » : « Mises en scène médicales des corps. Le musée d’anatomie de la Faculté de médecine de Lyon au XIXe siècle ».
The Nation, 27 juillet 1865. Cité par Jean-Jacques Courtine, op.cit., 2006, p.229.
Il n’est sans doute pas anodin que, aujourd’hui encore, les étudiants de première année passent par le musée, moins pour en tirer quelques connaissances que pour s’y confronter à ces visions dérangeantes, première étape d’une désacralisation aux processus complexes dont les finalités ne sont pas seulement scientifiques.
Sur ce point, on renvoie à Emmanuelle Godeau, L’ « esprit de corps ». Sexe et mort dans la formation des internes en médecine, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2007, 301 p.
Bernard Vandewalle, Michel Foucault. Savoir et pouvoir de la médecine, Paris, L’Harmattan, 2006, p.13.
Dominique Fougeyrollas-Schwebel, Christine Planté, Michèle Riot-Sarcey et Claude Zaidman, Le genre comme catégorie d’analyse. Sociologie, histoire, littérature, Paris, L’Harmattan, 2003, p.55.
Paul Topinard, L’Anthropologie, 1895, p.467.
Théodule Ribot, op.cit., 1870, p.155-156. [BML FA 428742]
Mention manuscrite d’Alexandre Lacassagne glissée dans Dr Testut, op.cit., 1890, p.216 . [BML FA 137603]
Idem.
Nicolas Bancel, Pascal Blanchard & Françoise Vergès, op.cit., 2006, p.122.
Hans Mayer, Les Marginaux : femmes, juifs et homosexuels dans la littérature européenne [Die Aussenseiter, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1975, 508 p.], Paris, Albin Michel, 1994, 535 p.
Enzo Traverso, « Préface. Dialectique de la Renaissance », in Esther Cohen, Le corps du diable. Philosophes et sorcières à la Renaissance, Paris, Léo Scheer, 2004, p.12.
Dino Costantini, op.cit., 2008, p.67.