B. Une médecine républicaine ?

‘« Au moment où la nation française va consolider son existence républicaine, la médecine, rendue à toute sa dignité, commence elle-même une ère nouvelle, également riche en gloire et féconde en bienfaits ».
(P.J.G. Cabanis, Coup d’œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine, Paris, Crapelet, An II – 1804)’

La coïncidence chronologique pointée par Cabanis en 1804 mérite l’attention. Certes, les médecins ont entretenu des relations privilégiées avec d’autres régimes que la République, mais c’est bien à l’heure républicaine qu’ils atteignent l’apogée de leur implication et de leur rôle dans la cité. « Les médecins et la République ont toujours fait bon ménage »2877. L’entreprise d’autolégitimation lancée par les médecins au cours du XIXe siècle rencontre non seulement une médicalisation croissante des populations qui lui est favorable2878, mais encore un mouvement plus général qui voit le discours médical acquérir une autorité incontestable, jusqu’à devenir source de loi. Les enjeux d’une telle prise de pouvoir sont clairement politiques, à l’heure où l’universalisme républicain en construction a besoin de toutes les bras, et de tous les cerveaux, pour se définir et justifier ses exclusions. Auguste Comte le soulignait déjà. La science est « une connaissance approchée »2879, toute connaissance est donc relative à nos moyens de la connaître (en particulier à nos instruments de mesure ou d’observation), mais aussi aux demandes issues de la vie quotidienne :

‘« Nos doctrines ne représentent jamais le monde extérieur avec une extrême exactitude. […] La vérité pour chaque cas social ou personnel consiste dans le degré d’approximation que comporte alors une telle représentation » 2880 .’

S’il n’est pas question de l’importance de la « demande sociale » dans l’élaboration du travail scientifique, l’expression étant anachronique pour l’époque, la dimension socialement située de la connaissance n’en est pas moins, d’ores et déjà, affirmée par le philosophe, qui explique ainsi le désintérêt pour les questions théologiques qui ouvre l’entrée dans l’âge positif :

‘« Si […] toutes les explications théologiques ont subi, chez les modernes occidentaux, une désuétude croissante et décisive, c’est uniquement parce que les mystérieuses recherches qu’elles avaient en vue ont été de plus en plus écartées comme radicalement inaccessibles à notre intelligence, qui s’est graduellement habituée à y substituer irrévocablement des études plus efficaces, et mieux en harmonie avec nos vrais besoins » 2881 .’

On mesure combien il faut se méfier des interprétations trop hâtives du positivisme comme scientisme et prétention totalitaire de la connaissance scientifique. L’entreprise scientifique étant ainsi comprise2882, l’apparition de certaines préoccupations théoriques et de certains types de recherches, l’état d’un champ scientifique à un moment donné, son évolution, ses transformations, sont influencés par de nombreux facteurs sociaux. Or :

‘« Tout se passe comme si les médecins étaient amenés à traduire dans un langage scientifique les fantasmes qui hantent la société de leur temps ; mais ce faisant, il apportent à ces fantasmes la caution scientifique qui permet à l’imagination de se muer en certitude scientifique » 2883 .

La remarque d’Alain Corbin à propos de l’hérédo-syphilis vaut pour l’altérité. On a montré les raisons pour lesquelles un tel savoir s’élabore dans le dernier tiers du XIXe siècle, en un temps « où, personne n’étant satisfait de l’état actuel de la société, chacun cherche à l’améliorer »2884. Les modalités de cette implication sont diverses. Alexandre Lacassagne n’est pas un de ces réformateurs sociaux qui élaborent de vastes plans. S’il est républicain, il n’est pas socialiste, et condamne les perspectives utopistes. « Les uns apportent des idées, des plans de réforme, des élucubrations fantaisistes ou délirantes ; d’autres donnent de suite, sans marchander et sans espoir de bénéfice, de l’argent, du temps, leur existence même »2885. C’est cette dernière position que certains médecins déclarent adopter, notamment en se lançant directement dans l’arène politique. Mais ceux-là ne sont pas majoritaires2886. Leur action au titre de conseillers et même d’idéologues demeure souvent plus obscure, mais elle n’en est pas moins importante.

Notes
2877.

Jacques Poirier et Françoise Salaün, La médecine en France aux XIXe et XXe siècles, Paris, Masson, 2001, 52 p.

2878.

Olivier Faure, op.cit., Lyon, 1989, 6 vol.

2879.

Michel Bourdeau, Les trois États. Science, théologie et métaphysique chez Auguste Comte, Paris, Cerf, 2006, p.68.

2880.

Auguste Comte, Système de politique positive, chapitre III, p.22.

2881.

Auguste Comte, Discours sur l’esprit positif, Paris, Vrin, 1990, p.51.

2882.

À ce propos on renvoie principalement aux travaux de Bruno Latour.

2883.

Alain Corbin, « L’hérédo-syphilis ou l’impossible rédemption », in Romantisme, n°31, 1981, p.146.

2884.

Alexandre Lacassagne, Discours d’ouverture du 2e Congrès du Patronage des Libérés, Lyon, Storck, 1894, p.2. [BML FA 427576]

2885.

Idem.

2886.

Les premières décennies de la IIIe République voient se multiplier les médecins élus à l’Assemblée nationale (de 8 à 2 % des sièges entre 1876 et 1902) ou au Sénat (92 de 1876 à 1903).

Pour plus de précisions à ce sujet, on renvoie aux travaux de Jacques Léonard, « Le corps médical au début de la IIIe République », in Jacques Poirier et Jean-Louis Poirier, Médecine et philosophie à la fin du XIXe siècle, Cahiers de l’IRU, Créteil, UPVM, 1980, p.9-20.

Jacques Léonard, La médecine entre les savoirs et les pouvoirs. Histoire intellectuelle et politique de la médecine française au XIXe siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1981, 384 p.