1. Au chevet de la justice

À partir de la Révolution française, le corps médical s’implique très étroitement aux côtés du pouvoir politique, prenant une importance sans précédent dans la vie publique. Le mouvement ainsi initié ne se dément pas ensuite. Sans doute, d’ailleurs, les médecins de la Belle Époque se considèrent-ils comme les héritiers de la mission ainsi assumée par leurs aînés. On sait l’admiration qu’Alexandre Lacassagne entretient pour Jean-Paul Marat (1743-1793). Il possède même son masque mortuaire [Fig.60], conserve ses écrits et autographes, et publie régulièrement à son sujet2887. Au total, la collection qu’il rassemble sur lui compte plus de 760 pièces.

Fig.60 : Masque mortuaire de Marat.

Moulage en plâtre, reprise du masque
mortuaire exécuté par Madame Tussaud en 1793
(Bibliothèque municipale de Lyon,
Fonds Lacassagne).

Si le personnage le passionne, ce n’est pas seulement par goût de l’histoire, quoique Marat, à la fois malade et assassiné, ait pu présenté un réel intérêt pour le légiste lyonnais qui considère que « les médecins qui, à toute époque, ont beaucoup écrit sur l’histoire de la médecine, pourraient étudier maintenant la médecine de l’histoire »2888, la connaissance des pathologies des grands hommes présentant selon lui un intérêt majeur du point de vue biographique. C’est au titre de médecin légiste, en raison de la mort dramatique de Marat ou, comme républicain, par admiration pour la période révolutionnaire, qu’Alexandre Lacassagne s’intéresse lui, mais encore parce que le Montagnard incarne la figure du médecin héroïque, politiquement engagé contre un ordre abusif, pour la liberté et au service du peuple. Si le médecin lyonnais ne prend pas de positions politiques comparables à celles du révolutionnaire, il n’est cependant pas anodin qu’il semble ainsi se placer sous cette figure tutélaire. Il n’est d’ailleurs pas une exception à ce titre. À l’aube du XIXe siècle, la profession médicale jouit d’une dynamique sans précédent, le médecin aspirant à devenir « le surveillant de la morale comme de la santé publique » selon l’expression de Cabanis2889. La médecine doit permettre de contrôler et de réformer efficacement la société.

Emblématique de cette implication de l’art médical dans le champ politique : la médecine légale, dont l’intitulé même dit l’étroitesse de ces liens, prend alors son essor sous l’impulsion de François-Emmanuel Fodéré, qui publie alors un ouvrage au titre révélateur : Les lois éclairées par les sciences physiques, ou traité de médecine légale et d’hygiène publique 2890. Les conceptions développées par Alexandre Lacassagne sur ce point sont bien les mêmes : il prétend bien que ses recherches et ses théories trouvent une application sociale. Le médecin légiste doit intervenir aux côtés du magistrat dans le rendu de la justice, afin d’en limiter l’arbitraire. « L’importance des autres organes de la justice s’efface [alors] devant celle du médecin légiste ; de sa déposition dépend le résultat de l’affaire »2891. Cet avis, qu’émet Bérard des Glajeux, président de la cour d’assises dont les souvenirs, publiés en 1893, constituent une source importante pour l’histoire de l’expertise, n’est certes pas partagé par tous les contemporains… Il dit bien, cependant, le rôle nouveau que les médecins légistes veulent se voir confier. L’expertise criminelle permet au magistrat instructeur de recueillir les « traces qui lui serviront de base » et qu’il « n’a pu constater lui-même »2892. Le médecin légiste est ainsi investi d’un rôle majeur dans la conduite des enquêtes et le rendu de la justice. En vertu de l’article 10 du Code d’Instruction criminelle de 1808, les préfets de département peuvent requérir les officiers de police judiciaire pour exécuter « tous les actes nécessaires à l’effet de faire constater les crimes, délits et contraventions, pour en livrer les auteurs aux tribunaux. Tous les officiers de police judiciaire ont pouvoir de mandater un expert à fin de les assister ». Le choix de cet expert doit être effectué avec soin, puisque « les opérations de médecine légale […] sont souvent difficiles et délicates, [et qu’]elles ont un grande influence sur le jugement des affaires les plus graves »2893. Ainsi promu auxiliaire de justice, le médecin légiste doit être d’une prudence et d’une impartialité exemplaire. Alexandre Lacassagne y insiste lourdement :

‘« Soyez toujours prudent pour ne pas vous trouver en opposition avec les faits. Il faut du sang-froid parce qu’un mouvement passionnel ou d’irritation est indigne d’un homme de science et surtout d’un médecin qui n’a à montrer ni la culpabilité ni l’innocence d’un accusé » 2894

Le légiste n’est pas au service du prévenu, pas plus que du juge : il ne sert que la justice. Dans la première partie du XIXe siècle, « l’identité sociale et professionnelle des experts est incertaine »2895 et la compétence des légistes n’est encore guère reconnue. Leur formation n’étant encore ni véritablement rigoureuse, ni unifiée sur l’ensemble du territoire, on voit les ténors de la discipline critiquer violemment des médecins de province, parfois incapables, il est vrai, d’effectuer la moindre constatation médico-légale :

‘« Combien de médiocrité ! Que de faits mal observés, que de conclusions erronées ! Les disputes peu dignes des médecins experts devant les tribunaux sont la preuve de l’incertitude des témoignages qu’ils fournissent. À part les spécialistes de la médecine judiciaire travaillant dans les grands centres, les experts sont souvent des apprentis inutiles, parfois nuisibles à la justice, eux qui devraient être ses principaux auxiliaires. À la vérité, le contraire serait peu compréhensible avec l’organisation actuelle » 2896 .’

Si la situation s’améliore au cours du siècle, grâce à un certain nombre de mesures législatives importantes et à une formation plus rigoureuse des experts médicaux, certaines défaillances ne sont pourtant pas toujours évitées. L’échange de correspondance entre Alexandre Lacassagne et un de ses confrères qui se décrit lui-même comme « malheureux médecin de campagne »2897 est symptomatique de cette différence de compétences. Le docteur Gueutal est poursuivi « pour non déclaration de naissance et suppression de part pour n’avoir pas déclaré à la mairie la naissance d’un fœtus mort-né »2898. Ayant mal évalué l’avancement de la grossesse, il n’a pas jugé nécessaire de se soumettre à cette formalité. Il faut dire que le « seul ouvrage d’accouchement [qu’il] possède, du prof. Ribemont-Dessaigne »2899, l’ayant conduit à considérer qu’une telle procédure n’était pas nécessaire. Il faut dire que cet ouvrage, très général, n’est pas ni très récent ni à la pointe de la recherche en obstétrique.

À la fin du siècle, Alexandre Lacassagne peut donc encore tonner :

‘« Nous avons vu des experts fournir des rapports d’une demi-page, aussi courts qu’incomplets. C’est scandaleusement insuffisant » 2900 .

Cela paraît d’autant plus intolérable que « le rapport médical est […] la base ou le point de départ d’une instruction. Les affaires qui viennent au grand jour de la Cour d’assises ou de la police correctionnelle, celles qui sont classées ou suivies d’une ordonnance de non-lieu ont, en effet, telle ou telle solution d’après les constatations médicales. Personne ne songe à nier l’importance de celles-ci. Le rôle de l’expert devient de plus en plus prédominant »2901. Il faut pourtant attendre le décret du 21 novembre 1893 pour voir précisées les conditions d’attribution du titre d’expert près les tribunaux :

‘« Au commencement de chaque année judiciaire, et dans le mois qui suit la rentrée, les Cours d’appel, en chambre du conseil, le Procureur Général entendu, désignent sur les listes de proposition des tribunaux de première instance du ressort , les docteurs en médecine à qui elles confèrent le titre d’expert devant les tribunaux ».

Et seuls les docteurs en médecinefrançais peuvent y prétendre selon la loi du 30 novembre 1892 qui entérine l’unification juridique du corps médical2902. Mais, en dépit de ces dispositions législatives, les modalités d’inscription sur la liste des médecins experts semblent durablement problématiques. « Les relations avec un parlementaire sont utiles, m’a-t-on dit, pour l’inscription sur les listes des experts au criminel et des experts spécialistes. Il paraît même qu’en certains endroits, je n’ose y croire, il importe d’avoir une couleur tranchée : être jésuite ou franc-maçon, fréquenter les offices ou faire partie d’un comité électoral », précise encore Lacassagne en 19122903.

Pourtant, et malgré des dysfonctionnements dont la dénonciation persiste, c’est en remparts contre l’arbitraire de la justice que les légistes de la fin du siècle prétendent s’ériger, l’objectivité froide de leurs observations et de leurs conclusions devant servir une justice égalitaire :

‘« Nous sommes le levain des causes étayées par une démonstration scientifique »2904.’

C’est également en raison de leurs compétences scientifiques que les médecins prétendent intervenir , aux côtés des juges, dans le rendu de la peine qui doit être infligée à un condamné. C’est à ce titre qu’ils ont notamment un véritable rôle à jouer en cours d’assises2905. On ne saurait rêver meilleure assurance du respect des principes de l’égalité républicaine. Les lois scientifiques ne sont-elles pas universelles ? Quels meilleurs fondements pour asseoir les lois d’une justice qui prétend à la même universalité ? C’est en tout cas une revendication très forte de la part du corps médical, dont Alexandre Lacassagne, quand il avance « les résultats positifs et indiscutables que l’anthropologie criminelle peut fournir à l’élaboration ou à l’application des lois »2906, ou prétend que les médecins ont un véritable rôle à jouer dans la réforme du code civil2907, n’est qu’un héraut parmi d’autres.

Mais la justice ne convoque pas les médecins au seul moment de l’enquête. Ces derniers prétendent également intervenir à ses côtés dans la définition de la peine qui doit être infligée à un condamné. On sait les positions prises par Lacassagne en faveur de la peine de mort, et son implication dans le débat qui agite les débuts de la présidence d’Armand Fallières dans les années 1906-1908, qui le conduit à prendre fermement position en faveur de la pendaison contre l’usage de la guillotine, afin d’éviter « cette abominable effusion de sang, cette chute de la tête dans un panier, ces contractions d’un corps décapité »2908. L’intervention du médecin sur la scène judiciaire ne s’y limite pas. L’application du code pénal de 1810, d’inspiration utilitariste, envisage le criminel comme un individu capable d’amendement : on accorde donc une vertu curative à la peine, qui doit dès lors être prescrite au sens thérapeutique du terme. Mais le constat de l’augmentation régulière de la criminalité incite médecins et magistrats à la réflexion. Comme on adapte un traitement à chaque patient, faisant le choix du médicament et de sa posologie pour l’ajuster au plus près et au cas par cas, les magistrats doivent prendre l’avis de médecins pour prononcer leur jugement. À la distinction des criminels par Lacassagne en « criminel de pensée » – dont le crime relève de l’aliénation, « criminel d’acte » – le seul qui puisse véritablement s’amender, et « criminel d’instinct » – irrémédiablement incorrigible, correspond toute une échelle des peines dont les médecins rêvent qu’elle soit conjointement élaborée par les hommes de l’art et ceux du prétoire. Alexandre Lacassagne n’est guère favorable à l’enfermement systématique et sans distinction de toutes les catégories de criminels, envisageant l’univers carcéral comme un « bouillon de culture », véritable « serre chaude » susceptible d’entraîner une contagion des détenus amendables par les incorrigibles si l’on ne prend pas la peine de séparer les uns des autres :

‘« Si je ne craignais pas d’avancer un paradoxe, je dirais que la prison n’est utile qu’à ceux que corrige l’idée seule du châtiment et qu’elle est sans action sur les vrais criminels. Elle n’isole momentanément ces êtres dangereux que pour les rendre à la société plus mauvais et plus rebelles »2909. ’

Il développe tout une analyse psychologique du condamné lui permettant d’envisager de telles classifications. Ainsi, dans les premières heures et les premiers jours de détention, le désespoir frappe les criminels d’occasion, pour lesquels ce repos forcé est l’occasion d’un retour sur soi, mais les « natures vicieuses et dépravées » ne passent pas par cet état d’esprit. L’isolement peut donc être un bienfait, pour peu qu’il ne soit pas trop long et que l’on répartisse les détenus en fonction de leurs dispositions au crime, un peu comme l’architecte Tony Garnier, au début du XXe siècle, élabore une structure hospitalière en pavillons pour éviter la contagion nosocomiale, faute de quoi en prison, « les mauvaises natures [se] gangrènent davantage et y empoisonnent les moins perverses »2910.

Les médecins sont également présents dans le débat public pour pointer les aspects pathogènes d’une société qui connaît alors de profondes mutations. Cette dernière peut encourager la vocation criminelle, par les insuffisances de son organisation politique, l’isolement et l’indifférence qu’elle peut engendrer, les sollicitations qu’elle multiplie. De l’inattention dont souffrent les plus défavorisés, exclus des bénéfices de l’éducation et souvent marginalisés par les mécanismes de l’économie moderne, découle une vulnérabilité accrue. Les hommes de l’art se posent donc en promoteurs d’une éducation morale, qui doit permettre de juguler les effets de l’industrialisme sacrifiant l’homme à la marche du progrès. On en voit qui dénoncent certaines nouveautés comme criminogènes, à l’instar de Lacassagne pour lequel les grands magasins et leurs « étalages provocateurs »2911 semblent induire une véritable épidémie de cleptomanie.

Que ce soit donc pour expliquer les causes de la criminalités, participer aux enquêtes ou assister les juges dans le choix des peines, les hommes de l’art affirment avec récurrence la légitimité de leur intervention au chevet de la justice. Mais ils ne s’en tiennent pas là.

Notes
2887.

Alexandre Lacassagne, « L’Assassinat de Marat », in Archives d’Anthropologie criminelle, de Criminologie, de Médecine légale et de Psychologie normale et pathologique, vol. VI, 1891, p.630-645.

2888.

Cité par Philippe Artières et Gérard Corneloup, Le médecin et le criminel. Alexandre Lacassagne (1843-1924), Catalogue de l’exposition de la Bibliothèque municipale de Lyon (27 janvier – 15 mai 2004), Lyon, Les Amis de la Bibliothèque de Lyon, 2004, p.59.

2889.

Cité par Giovanna Procacci, Gouverner la misère. La question sociale en France (1789-1848), Paris, Seuil, 1993, p.187.

2890.

Bernard-Pierre Lécuyer, « L’hygiène en France avant Pasteur », in Claire Salomon-Bayet (éd.), Pasteur et la révolution pastorienne, Paris, Payot, 1984, p.121-124.

2891.

Bérard des Glajeux, Souvenirs d’un président d’assises. Les passions criminelles, leurs causes et leurs remèdes, Paris, Plon, 1893, p.146. [BML FA 429090]

2892.

M. Genesteix, L’Expertise criminelle en France, Paris, A. Pédone, 1900, p.11.

2893.

Instructions spéciales du Ministère de la Justice en date du 30 septembre 1826. Cité par Alexandre Lacassagne, Précis de médecine légale, Lyon, Masson, 1906, p.75. BML FA 429515

2894.

Alexandre Lacassagne, Les erreurs judiciaires et les médecins experts, Lyon, Storck, p.15. BML FA 427586

2895.

Frédéric Chauvaud, Les experts du crime. La médecine légale en France au XIXe siècle, Paris, Aubier, 2000, p.19.

2896.

Charles Binet, Histoire de l’examen médico-judiciaire des cadavres en France, Lyon, Storck, 1892, p.102. [BML FA 135501]

2897.

Lettre de Dr Gueutal à Alexandre Lacassagne, le 15 octobre 1909 à Charquemont (Doubs). [BML FA Ms5174]

2898.

Idem.

2899.

Il s’agit probablement du Traité d’obstétrique d’Alban Ribemont-Dessaigne qui date de 1894. (Paris, Masson, 1894, 1323 p.)

2900.

Alexandre Lacassagne, Vademecum du médecin-expert. Guide médical ou aide-mémoire de l’expert, du juge d’instruction, des officiers de police judiciaire, de l’avocat, Lyon/Paris, Storck/Masson,1892, p.I. BML FA 395160

2901.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1892, p.II. BML FA 395160

2902.

Article 14 de la loi du 30 novembre 1892 : « Les fonctions des médecins experts près les tribunaux ne peuvent être remplies que par des docteurs en médecine français ». Cité par Frédéric Chauvaud, op.cit., 2000, p.44.

2903.

Alexandre Lacassagne, Allocution prononcée à l’ouverture du IIe Congrès de médecine légale de langue françaiseà Paris le 20 mai 1912, Lyon, Rey, 1912, p.5. [BML FA 427572]

2904.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1912, p.5. [BML FA 427572]

2905.

Alexandre Lacassagne, Le médecin devant les cours d’assises, Paris, s.n., 1883, 171 p. [BML FA 135400]

2906.

Alexandre Lacassagne et Étienne Martin, « Des résultats positifs et indiscutables que l’anthropologie peut fournir à l’élaboration ou l’application des lois », in Archives d’anthropologie criminelle, 1901, p.541 [BML FA 427556]

2907.

Alexandre Lacassagne, Du rôle des médecins dans la réforme du code civil, Lyon, Storck, 1906, 18 p. [BML FA 135656]

Alexandre Lacassagne, La Révision du code civil, Paris, s.n., 1906, 16 p. BML FA 135657

2908.

Propos d’Alexandre Lacassagne rapporté par M. Laveran dans l’entretien qu’il accorde au Journal L’Intransigeant du 19 février 1908. [BML FA Ms5174]

2909.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1894, p.8. [BML FA 427576]

2910.

Idem.

2911.

Alexandre Lacassagne, « Les vols à l’étalage dans les grands magasins », in Archives d’anthropologie criminelle, 1896, p.561.