2. Au chevet du corps social

Après la révolution pastorienne, les médecins affirment très haut leur capacité à soigner les maladies, pourtant « cette prétention n’est réalité que dans un petit nombre de cas, et la médecine reste longtemps largement désarmée »2912. Malgré tout, les médecins ont l’oreille des politiques, mais ce n’est pas tant en raison de leur efficacité que des observations rigoureuses de la population2913 qu’ils réalisent et des projets sociaux qu’ils élaborent. Depuis déjà près d’un siècle, ils revendiquent un véritable magistère éminent sur la société.

‘« La médecine ne s’occupe pas seulement de l’étude et de la guérison des maladies auxquelles l’homme est sujet, elle peut encore être plus utile en mettant ses connaissance spéciales au service de l’organisation et du fonctionnement du corps social. C’est ainsi que les législateurs, les magistrats, les administrateurs publics font appel à ses lumières ou s’inspirent de ses conseils pour élaborer ou appliquer les lois, pour veiller au maintien de la santé publique. Ce rôle social, ces rapports nombreux de la médecine avec les différentes législations constituent la médecine politique, à laquelle il faut exclusivement réserver le nom de médecine légale. Elle concourt ainsi à la santé publique et à la justice, qui sont les deux plus hautes expressions de l’ordre matériel et de l’ordre moral »2914. ’

Ce désir du corps médical de s’impliquer activement au chevet de la République se fonde sur la parenté supposée entre le corps humain, sur lequel les médecins pensent avoir fait la preuve de l’efficacité de leurs interventions, et le corps social. Alexandre Lacassagne l’exprime très clairement :

‘« Les fonctions sociales ont leurs règles comme les fonctions biologiques, les lois de la physique ou de la mathématique ; il n’y a de différence que dans la complexité des phénomènes et dans l’étendue de notre ignorance. – Pour nous, nous avons réclamé dans toutes nos publications et nous revendiquons encore aujourd’hui que notre compétence soit reconnue dans des études où nous pouvons apporter des connaissances indispensables. Notre profession a une destination sociale, et c’est là un des titres de gloire de l’art médical »2915.’

Les conséquences d’une telle profession de foi sont claires :

‘« Dans nos sociétés modernes, le rôle du médecin doit grandir ; il doit être non seulement un pathologiste, un chirurgien, un hygiéniste, un thérapeute, un guérisseur, il doit par excellence être philosophe, je dirais – si j’étais très âgé et que mes pensées fussent les mêmes – l’éducateur et le prêtre »2916. ’

Certaines mesures législatives indiquent bientôt nettement qu’ils ont été entendus. Le 15 juillet 1893, la première loi d’assistance républicaine prévoyant une assistance médicale gratuite est votée afin d’enrayer l’exode rural, de freiner le développement hospitalier et de restreindre les disparités de la géographie médicale. Elle repose sur un principe de solidarité à tous les niveaux : tout Français sans ressources recevra des soins (médicaux et pharmaceutiques) à domicile ou à l’hôpital (qui est astreint à recevoir tout malade, quel que soit son lieu de résidence).

Sur la scène publique, l’intervention médicale la plus significative est sans doute l’invention de l’hygiène publique2917. Alexandre Lacassagne, comme d’autres médecins, attache une importance essentielle à cette branche de la médecine, « [sa] seule partie utile » si l’on en croit Jean-Jacques Rousseau2918. Dès l’Ancien Régime, l’intérêt d’une politique préventive d’hygiène est compris pour juguler les épidémies, contrôler certains phénomènes mortifères. L’expression « police médicale » apparaît ainsi dès 1764 ainsi que le rappelle Laurent Mucchielli2919, et le statut de la « médecine sociale » comme moyen efficace de gouvernement semble consacré. La fusion du physique et du moral consécutive à l’affirmation de l’unité de la nature, qui sous-tend notamment l’entreprise de classification linnéenne, entraîne une naturalisation intégrale de l’homme dont le projet anthropologique est révélateur. La physiologie révélant l’ordre humain, un ordre médical doit donc être instauré dans la société. Car « il ne faut […] pas considérer les hommes comme des individus particuliers, des êtres isolés, mais bien comme les parties d’un même organisme »2920. Puisqu’on ne saurait trouver meilleurs connaisseurs de l’Homme que les médecins, on ne saurait donc s’en remettre à meilleurs conseillers. La Révolution accentue donc un projet hygiéniste préexistant, et qui trouve son plein épanouissement dans l’ordre républicain. Les hygiénistes (Villermé, Parent-Duchâtelet) mènent campagne pour le développement de l’hygiène publique et pour une approche des problèmes de santé concernant l’environnement au sens large, naturel et social. Ces préoccupations se concrétisent dans la création des Annales d’hygiène et de médecine légale et dans la mise en place d’un appareil de mesures législatives en faveur de la salubrité publique qui ont précédé la révolution pastorienne. Mais les choses se précisent plus particulièrement sur ce front à la fin du siècle, pour des raisons scientifiques – les découvertes de Pasteur ayant un impact considérable –, et politiques –l’imposition de règles d’hygiène relevant désormais d’une forme d’égalité sanitaire.

Alexandre Lacassagne, qui passe en 1873 le concours d’agrégation du Val-de-Grâce dans la section d’hygiène et de médecine légale, et enseigne conjointement ces deux disciplines au sein de l’établissement parisien de 1874 à 1876, fait également partie des fondateurs de la Société de médecine publique et d’hygiène professionnelle2921 aux côtés de Bertillon et Brouardel – hygiénistes –, Laussédat et Liouville – médecins et parlementaires–, Vallin et Laveran – médecins militaires. Il en devient même secrétaire général. « La cause de la médecine sociale est prise en main, à partir de 1877, par la société de médecine publique et d’hygiène professionnelle qui regroupe, dès le départ, 120 adhérents » qui ne sont d’ailleurs pas tous médecins, puisqu’on compte dans ses rangs les architectes Viollet-Leduc ou Émile Trélat, mais aussi des physiciens, des chimistes, des ingénieurs2922. Pour Alexandre Lacassagne, un tel engagement est de l’ordre de l’évidence :

‘« En 1875, et pendant mon agrégation à l’école du Va-de-Grâce, les professeurs Bouchardat et Gubler, mes maîtres et amis, ont eu l’idée de créer la société de médecine publique et d’hygiène professionnelle […] Ayant le même désir, j’ai accepté les fonctions de secrétaire général, auxquelles j’ai apporté toutes mes forces et un complet dévouement »2923.’

Le légiste lyonnais commence donc sa carrière sous le signe de la médecine hygiéniste, et son intérêt pour cet aspect de l’implication du praticien au chevet de la société ne se démentira pas dans le reste de ses travaux. Dans l’introduction de son Précis d’hygiène privée et sociale, il indique :

‘« L’hygiène est ordinairement définie comme l’art de conserver la santé, et s’il est vrai, comme l’a dit la sagesse antique, que la santé est le premier des biens, l’hygiène doit être le premier des arts. C’est une des branches les plus importantes de la médecine. Son but est élevé ; elle contribue au bonheur de l’homme en prévenant les maladies qui peuvent l’assaillir. Rendre l’homme plus sain, c’est le rendre meilleur ; c’est lui permettre d’employer son intelligence et son activité, de jouer son rôle dans la société humaine »2924.’

La foi dans les bénéfices de l’hygiène repose sur l’idée, corrélative des théories de l’évolution, de la perfectibilité de l’homme. Elle en est la démonstration. L’histoire de cette discipline est en effet considérée comme révélatrice par excellence des «  phases successives et [d]es progrès de l’humanité […]. C’est comme un reflet de la pensée humaine »2925, et même l’indice du niveau de développement politique, religieux et scientifique d’une civilisation.

‘« Depuis 25 ans, la moyenne annuelle de l’accroissement de la population en France est de 161 788 ; la durée moyenne de la vie en France qui avant la Révolution était de 28 ans ¾ (Duvillard), s’élève aujourd’hui à 33 ans. Le rapprochement de ces deux faits équivaut à une démonstration de la loi du progrès ; l’Hygiène publique qui est l’auxiliaire du progrès, en est aussi la vérification. L’Hygiène ou plutôt la civilisation dont elle est une face, se résume en deux mots : moralité, aisance »2926.’

Progressivement, on assiste à une extension du domaine de l’hygiène : d’abord privée, elle ne tarde pas à devenir publique et même sociale. Se développe alors une approche des problèmes de santé concernant l’environnement au sens large, naturel et social, dans la plus pure tradition hippocratique. Le plan adopté par Lacassagne dans son Précis d’hygiène est révélateur à ce titre : les maladies dont l’homme est victime ont leur origine dans les différents milieux qui l’environnent, qu’il soient chimiques, biologiques ou sociologiques. Les mesures prophylactiques constituent alors l’essentiel de l’arsenal à disposition des médecins. La surveillance sanitaire étroite d’un certain nombre de lieux s’impose donc, à laquelle il prend une part active au sein du Conseil d’hygiène publique et de salubrité du département du Rhône2927. Certaines populations plus particulièrement dangereuses font l’objet d’observations plus étroites, notamment les classes laborieuses, surtout quand elles sont, en plus, d’origine étrangère2928. Mais il ne s’agit pas seulement de se comporter en spectateur au chevet du corps social. Lacassagne appelle ainsi fermement ses confrères à prendre une part active aux réformes qui semblent s’imposer, dans ce domaine comme dans d’autres, prônant une véritable philosophie de l’action :

‘« Pour l’accomplissement des grands devoirs sociaux, il faut mettre en œuvre les grandes forces. Ne nous résignons pas à un fatalisme imprévoyant et immobile. Agissons et d’autres nous viendront en aide »2929 .

Pour les médecins du temps, la légitimité de leurs interventions ne fait aucun doute. Ambroise Tardieu le souligne avec force :

‘« Aucune misère physique ou morale, aucune plaie, quelque corrompue qu’elle soit, ne doit effrayer celui qui s’est voué à la science de l’homme, et le ministère sacré du médecin, en l’obligeant à tout voir, à tout connaître, lui permet aussi de tout dire »2930. ’

C’est l’Homme qui se trouve au cœur du projet hygiéniste comme de l’entreprise anthropologique, ce qui a permis de penser que la fin du XIXe siècle voit l’émergence d’un nouvel humanisme2931, le souci du corps et de la santé remplaçant celui du salut de l’âme2932. Une telle évolution consacre durablement la profession médicale, la dotant d’une légitimité désormais incontestable. Du côté des scientifiques comme de celui des politiques, on a un intérêt commun à la défense de l’Universel. C’est ce qui donne aux lois scientifiques leur caractère incontestable. C’est ce qui légitime, au moins pour partie, le projet républicain, notamment outre-mer.

On a fait le portrait des différentes figures de l’altérité que le discours médical de la fin du XIXe siècle contribue largement à forger, en soulignant conjointement leurs spécificités et le trouble commun qu’elles génèrent. Hermaphrodites ou invertis, comateux enterrés vivants ou nécrophiles, alcooliques, criminels ou fous partiels sont autant de patients perturbants parce que leur existence même questionne les limites, pourtant essentielles au fonctionnement harmonieux de la société : celles des sexes, de la vie ou de la raison. Ces « cas » ne sont pourtant pas nouveaux, mais ils émergent en cette fin de siècle, conséquences surprenantes de la frénésie taxinomique qui s’empare du corps scientifique dans son ensemble. Le raffinement poussé à l’extrême des classifications finit en effet par générer de l’inclassable. En dépit de l’arsenal scientifique et méthodologique nouveau dont les savants se dotent alors, ces figures résistent à toute tentative d’appréhension et de classement définitif, générant une irrépressible inquiétude. L’anthropologie se voit alors assigner une importante mission d’identification, de contrôle et de normalisation de ces « Autres » qui tombent sous le coup de son regard. Irréductibles à toute catégorie préétablies, ces figures d’altérité sont autant de vivantes oppositions à un ordre qui clame son universalité, celle de la Science et de la République. Leur exclusion durable de la vie politique s’en trouve donc efficacement justifiée. Autour de la notion d’Universel, politiques et scientifiques se coalisent, partageant leurs moyens d’actions, se mettant réciproquement au service les uns des autres. Parce qu’il n’est plus possible d’invoquer quelque spécificité que ce soit pour se définir, le « Soi » républicain n’étant par définition par particularisable, les « Autres » constituent autant de figures frontalières, au cœur d’enjeux biopolitiques essentiels .

Notes
2912.

Olivier Faure, Histoire sociale de la médecine (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Anthropos-Economica, 1994, p.187.

2913.

On songe notamment aux enquêtes fondatrices du docteur Louis-René Villermé (1782-1863) ou de Parent-Duchâtelet.

À ce sujet, voir A. Savoye, Les débuts de la sociologie empirique (1830-1930), Paris, Méridien Klincksieck, 1994, 244 p.

2914.

Alexandre Lacassagne, Précis de médecine judiciaire, Paris, Masson, 1878, p.1. [BML FA 427885]

2915.

Alexandre Lacassagne, Leçon d’ouverture citée par Georges Saint-Paul, Essais sur le langage intérieur : visuelisme, verbalisme, mémoire visuelle, Lyon, Storck, 1892, p.1. [BML FA 135506]

2916.

Idem.

2917.

À ce sujet, on renvoie à Patrice Bourdelais (dir.), Les hygiénistes : enjeux, modèles et pratiques, Paris, Éditions Belin, 2001, 540 p.

2918.

Jean-Jacques Rousseau, L’Émile, I.

2919.

Laurent Mucchielli, « La naissance de la criminologie », in Laurent Mucchielli (dir.), op.cit., 1995, p. 10.

2920.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1894, p.2-3. [BML FA 427576]

2921.

Cette société est créée à Paris en 1875

2922.

Jacques Léonard, La médecine entre les savoirs et les pouvoirs, Paris, Aubier, 1981, p.311

2923.

Alexandre Lacassagne, « Programme d’une société de séniculture », in La vie médicale, 1920, p.18. [BML FA 418802]

2924.

Alexandre Lacassagne, Précis d’hygiène privée et sociale, Paris, Masson, 1875, p.1. [BML FA 427889]

2925.

Alexandre Lacassagne, op.cit., p.2. [BML FA 427889]

2926.

Michel Lévy, Traité d’hygiène publique et privée, Lyon , Baillière, 1844, p.788. [BML FA ]

2927.

Plusieurs de ses rapports ont été conservés :

Alexandre Lacassagne, Hygiène de Lyon : compte-rendu des travaux du conseil d'hygiène publique et de salubrité du département du Rhône : du 1er janv. 1860 au 31 déc. 1885, Lyon, Storck, 1887, 466 p. [BML FA A 062512 bis]

Alexandre Lacassagne, Les établissements insalubres de l’arrondissement de Lyon. Compte rendu des travaux du Conseil d’hygiène publique et de salubrité du département du Rhône, Lyon, Storck, 1891, VI-636 p. [BML FA 429314]

Alexandre Lacassagne, L’hygiène à Lyon. Compte rendu des travaux du Conseil d'hygiène publique et de salubrité du département du Rhône, Lyon, Storck, 1891, 466 p. [BML FA 429315]

2928.

Alexandre Lacassagne, La propagation de la variole par les ouvriers italiens employés dans les chantiers publics, S.l., Assoc. typ., 1888, 8 p. [BML FA 135443]

2929.

Alexandre Lacassagne, op.cit., 1894, p.7. [BML FA 427576]

2930.

Ambroise Tardieu, Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs, Paris, Baillière, 1867, p.117. [BML FA 428376]

2931.

C’est l’idée défendue par N. Léry, C. Perrotin et F. Charvet, dans «  De l’humanisme de Lacassagne à la législation sur la bioéthique », Université Claude Bernard – Lyon 1, Conférences d’histoire de la médecine. Cycle 1996-1997, Collection fondation Marcel Mérieux, Lyon, 1997, p.69-88.

2932.

Jacques Léonard, op.cit., 1981, chap.IX : « De l’hygiène à l’anthropologie », p.149-169.