Henri-Irénée Marrou nous avait prévenus en son temps, « l’histoire est le résultat de l’effort, en un sens créateur, par lequel l’historien, le sujet connaissant, établit ce rapport entre le passé qu’il évoque et le présent qui est le sien »2933. Au cours de ma recherche, j’ai souvent été frappée de voir combien l’acuité des questionnements contemporains peut entrer en résonance avec les interrogations de l’historien.
À l’heure où je travaillais la question de la déviance et de sa caractérisation, le problème de la délinquance juvénile devenait un enjeu majeur du débat politique français, et avec lui c’était la question de l’existence de prédispositions criminelles caractérisables, à défaut d’une véritable « nature criminelle », qui se trouvait posé, semblant ressusciter de bien vieilles idées tout juste rhabillées pour l’occasion des oripeaux des thèses « comportementalistes ». Que l’on cherche le signe des « conduites à risques » dans quelque particularité physique, comme à la fin du XIXe siècle, ou par le biais d’un dépistage psychologique précoce, elles sont toujours envisagées comme un problème de santé publique, dont il est souhaitable qu’on le détecte dès le plus jeune âge. La réponse à la délinquance résiderait ainsi dans ce diagnostic initial et individuel des risques de déviance, les causes de ces comportements devant être, encore et toujours, réinterrogées, pour permettre l’élaboration de réponses appropriées susceptibles de permettre leur éradication. En août 2008, c’est la question de l’efficacité de la prison et de sa capacité à amender les criminels, ainsi que celle de la récidive, qui se pose, comme au siècle précédent, avec le vote d’une loi de rétention de sûreté pour les condamnés ayant purgé leur peine mais considérés comme dangereux et potentiellement récidivistes. Le 2 décembre 2008, dans un discours sécuritaire à l’hôpital psychiatrique Érasme d’Antony le Président de la République s’interrogeait sur la responsabilité criminelle. Le statut de ces établissements, entre soin et enfermement, fait toujours problème. La question de la folie et de son traitement, au sens thérapeutique, social et politique du terme, demeure donc, en dépit des développements considérables de la chimiothérapie. On est loin du traitement moral préconisé par Philippe Pinel. Pourtant, on s’inquiète toujours de la maladie psychiatrique et de son contrôle, de même que de la prise en charge de ces fous potentiellement dangereux. La prison et les conditions d’incarcération sur lesquelles Alexandre Lacassagne a longtemps travaillé, en tant que membre de la Commission de surveillance des prisons, ont été tout récemment placées sur le devant de la scène médiatique, lors de la nomination d’un Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Comme la folie ou la criminalité, la féminité interroge durablement les recherches scientifiques, les neurosciences réactualisant tout juste des questionnements pluriséculaires un temps pris en charge par l’anthropologie physique. Et l’on cherche toujours l’élément unique qui permettrait de définir le sexe biologique, même si le passage à un niveau toujours plus élémentaire de l’organisation – de l’anatomie, aux différences hormonales, puis aux chromosomes, et finalement aux gènes – ne vient pas à bout de l’ambiguïté, mais achève plutôt de troubler la frontière entre les sexes, les différents niveaux d’analyse ne concordant pas. Finalement, l’indéfini demeure intolérable, même si ses contours ont évolué. L’anthropologie criminelle qu’Alexandre Lacassagne contribue très activement à fonder ne survit pas à la Première Guerre mondiale. Ses moyens, ses méthodes, sont passés de mode. La suite de l’histoire, et notamment les dérives eugéniques perpétrées lors du second conflit mondial ont achevé d’en invalider le contenu, désormais considéré comme relevant de la monstruosité idéologique. Pourtant, l’actualité persistante d’un certain nombre des questionnements déjà soulevés par Lacassagne montre qu’il ne s’agit pas là d’une parenthèse scientifique. On en a reconstitué les prémisses. L’énumération des débats récents en souligne les permanences.
Petit bourgeois devenu grand notable par la grâce de l’École impériale de santé militaire et d’un mariage opportun, et à la force du poignet, Alexandre Lacassagne est le chef d’une école de pensée révélatrice de la Belle Époque. Son école de criminologie n’est pas seulement lyonnaise, même si la Faculté de médecine de la ville en demeure le centre de gravité. Emblématique de son temps, il l’est à différents égards. En raison de son parcours biographique d’abord, puisqu’il est de cette génération d’hommes et de républicains forgés au feu de la guerre franco-prussienne, de la chute de l’Empire et des débuts de l’aventure coloniale. En raison de ses références scientifiques ensuite : l’évolutionnisme, le positivisme, l’émergence d’une pensée sociologique, tiennent une place essentielle dans sa réflexion. Alexandre Lacassagne est donc, résolument et à ce double titre, un homme de son temps, très intégré, socialement comme scientifiquement. La reconstitution de ses réseaux professionnels l’a montré, de même que l’intérêt que suscitent ses recherches. C’est d’ailleurs à ce titre, et parce que je suis convaincue de la dimension profondément contingente, parce qu’humaine, de toute entreprise scientifique, que l’adoption de la perspective biographique m’a paru pertinente. En effet, la science ne recouvre pas l’ensemble des significations culturelles des objets dont elle traite. Elle se construit sur la base d’un ensemble beaucoup plus vaste, qui la détermine – l’ordre du pensable est toujours déterminé par la culture –, et qu’elle détermine à son tour dans le mouvement complexe d’un processus incessant de diffusion et d’appropriation. En reconstituant le parcours de l’homme, en l’inscrivant dans son époque, on fait le choix d’une approche résolument externaliste pour mener un projet d’histoire des sciences. C’est un itinéraire individuel, avec ses choix et ses questionnements, bref sa dynamique propre, en même temps qu’une trajectoire déterminée par une époque qu’on s’est attachée à reconstituer. Au-delà de l’homme, il y a tout un contexte scientifique et social que le personnage, utilisé comme un œilleton, permet de faire apparaître. Si la parcelle historique ainsi appréhendée peut paraître restreinte, l’ampleur des centres d’intérêts et des terrains d’intervention du légiste lyonnais compense largement le choix de cet acteur unique.
Le fonds documentaire laissé par ce dernier à la Bibliothèque municipale de Lyon, qui constitue notre source essentielle, est ainsi traversé par une multitude de thématiques et de questionnements. Dans ce foisonnement, on a pourtant pu faire émerger une angoisse récurrente, celle de l’altérité. En cette fin de XIXe siècle, la frénésie taxinomique bat son plein depuis quelques temps déjà. La vaste entreprise de classification de la nature aboutit à de subtils raffinements, mais les fondements de la biologie moderne sont posés depuis Linné. Dans le débat médiéval qui opposa réalistes et nominalistes à propos des universaux, les premiers semblent bien l’avoir emporté. Les universaux existent : ce sont les archétypes des êtres, des canons correspondant au type modèle de l’individu appartenant à telle espèce ou à telle race. Dans le même temps, et à force de subtilités classificatoires, émergent des êtres inclassables, individus limites désormais intolérables parce qu’ils transgressent les frontières auxquelles les savants attachent tant de prix. Quel que soit le nombre des rubriques qui composent cette classification, il se trouve toujours quelque monstrueux hybride pour en troubler les cadres. Il semble finalement impossible de s’accorder sur la norme. À défaut, c’est donc l’anormal que l’on s’attache à définir et dès lors, la boîte de Pandore est ouverte. Aux raffinements de la déviance, il semble qu’il n’existe pas de limites. En cherchant à se rassurer en traçant des frontières nettes entre espèces et phénomènes, en tâchant de faire émerger quelque incontestable symptôme susceptible de permettre l’assignation certaine d’un individu à telle catégorie ou à telle autre, les scientifiques du temps ne parviennent qu’à un irrémédiable effritement. Pris entre deux logiques contradictoires consistant à classer systématiquement tout en nuançant indéfiniment, ils ne parviennent pas à juguler l’angoisse d’un monde que des connaissances scientifiques infiniment enrichies échouent toujours à rendre pleinement intelligible. On a étudié ici plus spécifiquement trois de ces figures d’altérités qui résistent insolemment aux perspectives classificatoires, violant les frontières tabous des sexes, de la raison ou de la mort. En dépit de l’impressionnant arsenal méthodologique et scientifique dont ils se sont dotés, les savants de la fin du XIXe siècle ne parviennent pas à poser avec certitude les contours de la différence. Ces figures inclassables dont la radicale étrangeté déjoue toutes leurs tentatives fonde une altérité inquiétante. Mais si cette dernière ne trouve pas sa place dans la classification systématique des espèces, elle n’en a pas moins un usage indéniable. Finalement, ce ne sont peut-être pas tant les rejetons illégitimes d’une entreprise taxinomique dévoyée que des figures-frontières, marquant la limite d’un Soi en mal de définition. En effet, à la faveur de la philosophie des Lumières, l’Occident invente l’Universel. C’est sur cette base que s’élabore la réflexion politique nouvelle qui va conduire au triomphe de la République, un ensemble de citoyens auxquels le principe d’égalité dénie toute qualité spécifique, les rendant par conséquent indéfinissables. C’est tout l’intérêt de la définition d’un Autre, qui permet de définir en creux ce « Nous » désincarné. Figure repoussoir, monstrueuse par définition puisqu’à la fois de conformation anormale et vouée à être montrée, cet Autre sert des enjeux biopolitiques sans précédent.
C’est un certain regard sur cet Autre et sur ces enjeux que l’on a voulu porter ici. Notre ambition n’est donc pas panoptique. C’est en effet aux pas d’un homme que l’on s’est attaché, et si Alexandre Lacassagne joue pour nous le rôle d’œilleton, il est aussi un prisme. Ses archives constituant l’essentiel de nos sources, c’est bien son regard sur l’Autre, un regard unique au double sens du terme, à la fois singulier et exceptionnel, que l’on a ici analysé : tout ce regard, mais ce regard seulement. Une telle histoire du regard n’est pas réductible aux seuls impératifs traditionnels de la description, de l’élucidation des contenus manifestes. Elle requiert qu’on s’interroge sur ses modalités et ses motivations, ses ressorts et ses enjeux. Même s’il semble admis que le légiste lyonnais a fait école, il semble délicat de dire que ce groupe d’hommes qu’il fédère autour de sa revue, les Archives d’anthropologie criminelles, défend un credo scientifique parfaitement homogène. Si les contributeurs de la revue et les élèves de l’Institut médico-légal défendent globalement une certaine conception de l’altérité, ils ne parlent cependant pas d’une seule voix. Le prétendre serait nier les particularités de chacun dont on espère être parvenu à montrer les nuances. Au vu de l’ampleur du fonds documentaire à notre disposition, il a fallu arbitrer, faire des choix dans les documents dont on disposait, comme Lacassagne en a lui-même opéré un certain nombre au moment de la constitution de cette collection. On a souligné avec trop d’insistance combien la science est une connaissance située pour prétendre qu’il puisse en être autrement de notre propre travail. D’autant que, lors de sa donation à la Bibliothèque municipale, le fonds Lacassagne a été jugé d’un intérêt tel qu’il a été accepté, mais aussi respecté et conservé, regroupé sous une cote spécifique qui rend justice à sa cohérence interne. Sans doute, parce que le legs est déjà ancien et que les clauses de sa cession n’étaient pas trop contraignantes, le coût de l’absorption de cette masse documentaire n’a pas paru insurmontable à l’époque. Surtout, le respect de la cohérence de cet ensemble conservé en tant que tel permet d’affirmer que, par le don de sa bibliothèque, Alexandre Lacassagne, comme il le disait lui-même d’ailleurs, continue ainsi sa vie dans l’esprit des autres. Ça n’est qu’un point de vue, ce point de vue, qu’on a adopté. C’est un prisme, certes, mais le choix nous en a paru pertinent. Notre hypothèse de départ, selon laquelle une bibliothèque est bien un « état d’âme », pour reprendre la très belle expression de Daniel Roche, paraît bien confirmée. Lacassagne est derrière le choix de chaque livre. Certains sont annotés de sa main. Il nous est arrivé, en en ouvrant d’autres, de relever quelques dédicaces significatives ou de retrouver une lettre opportunément glissée là par le légiste. C’est dans ces moments-là que l’on a, parfois, le sentiment de lever le coin du voile sur la personnalité d’un homme qui conserve cependant bien des mystères. Plus encore que les contours de sa psychologie, ce sont ses convictions scientifiques qu’on espère avoir mis au jour, et avec elles des angoisses spécifiques qui constituent un merveilleux instrument de connaissance sur cette époque, que l’on dit « belle ». Empruntant les voies détournées, prêtant l’oreille aux voix marginales pour mieux en reconstituer l’avers, cette face de la médaille qui porte une effigie – et qui serait frappée à celle de l’Autre en cette fin de siècle – c’est finalement le portrait d’un homme et de son temps, par l’inventaire de ses aversions, qu’on a voulu reconstituer.
Une telle analyse des pratiques et des discours médicaux a permis de mettre en évidence le véritable arsenal méthodologique et idéologique dont se dote alors la profession pour asseoir la légitimité de ses interventions et finalement de son pouvoir. À l’époque d’Alexandre Lacassagne, on en est encore qu’aux débuts de l’institutionnalisation de la pratique des experts et de leur consécration. Il a de célèbres successeurs, dont le docteur Edmond Locard, formé sous la houlette du professeur, qu’on a évoqué au cours de cette thèse et sur lequel le travail mérite d’être poursuivi. Plus largement, c’est la dimension socialement construite des questions de santé publique, des réponses qui y sont envisagées, et de la médecine même qui nous paraît devoir être soulignée. Cet aspect de l’art médical, trop souvent ignoré des médecins eux-mêmes, justifie pleinement la place importante qui est désormais accordée aux sciences humaines au début de leur cursus universitaire depuis 1994. Il s’agissait alors de contester l’orientation toute scientifique sur laquelle était principalement fondée la sélection des étudiants depuis de nombreuses années. Il apparaît désormais à un grand nombre de responsables universitaires que la dimension humaine de la médecine doit être mieux valorisée. Bien sûr, il n’est plus possible d’imaginer un médecin qui soit, comme l’était Lacassagne, pathologiste, hygiéniste et thérapeute, et à la fois sociologue et psychologue, philanthrope et homme de lettres. Sans doute, il ne se trouverait guère de praticiens pour convenir aujourd’hui, avec Émile Zola, que « la médecine […] est encore un art, comme le roman »2934. Mais à l’heure de l’hyperspécialisation et de l’hypertechnicité, alors que le corps du malade, à force d’être déchiffré, n’est finalement plus qu’une ombre fugace oubliée de l’imagerie médicale, repenser la médecine comme une science humaine avant tout doit permettre de ré-envisager la possibilité d’un regard médical plus global sur le patient et sur la société qui sécrète tant les pathologies que leurs thérapeutiques.
Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1954, p.51.
Émile Zola, Le roman expérimental 1890, Paris, Flammarion, 2006, p.48.