Introduction

Michel Butor est né près de Lille en 1926. Âgé aujourd’hui de quatre-vingt-deux ans, il vit à Lucinges, en Haute-Savoie.

Dès 1940, il rencontre Teilhard de Chardin, professeur de philosophie au Collège de France et ami de son grand-oncle, qui lui fait une forte impression. En 1943-1944, lors de ses premières années à la Sorbonne, il participe à différents colloques qui lui permettent d'entendre plusieurs intellectuels de son époque, dont le psychanalyste Jacques Lacan. Proche du poète Henri Michaux, mais également d’André Breton et du Surréalisme, sans pour autant adhérer à ce mouvement, il acquiert peu à peu une culture encyclopédique extrêmement variée.

En 1945, il publie son premier poème, intitulé Hommage partiel à Max Ernst. Après un Diplôme d’Études Supérieures en philosophie, sous la direction de Gaston Bachelard, il travaille comme secrétaire au collège philosophique, en suit les conférences et fait la connaissance de nombreuses personnalités, parmi lesquelles on trouve Lévinas, Jankélévitch, Bataille et Deleuze. Michel Butor échoue deux fois à l’agrégation de philosophie, et rencontre Jean-François Lyotard à l'occasion de cette préparation. Ce n’est qu’à partir de 1950 que commence son parcours incessant du monde, nourri de rencontres, de lectures et, bien sûr, d’écriture.

Un voyage déterminant en Égypte lui permet un premier contact avec l'altérité culturelle. Mais ce passionné des rencontres découvre aussi à cette occasion que c'est moins l'altérité par elle-même qui le requiert, que le dialogue qu'elle permet d'instaurer avec des cultures différentes : la sienne, bien sûr, mais aussi celles d'autres peuples et d'autres temps. En Égypte, par exemple, il se trouve confronté à deux langues et deux écritures très différentes de la sienne : l’arabe, qu’il apprend lentement à déchiffrer afin de connaître quelques mots de la langue courante, et les hiéroglyphes, traces d’une civilisation antique qui le fascine. Cette expérience que lui-même qualifie de fondamentale amorce un désir de voyage – car « le voyage est une caresse, mais en même temps le voyage est une lecture et une écriture 1» – qu'il ne cessera de cultiver au fil d'incessants déplacements. Récemment encore, il en exprimait le projet, malgré son âge : « L’an prochain, je retournerai peut-être en Egypte. J’ai l’impression que quelque chose m’attend encore dans ce pays, ne serait-ce que mon propre fantôme cherchant les chemins de sa survie 2».

Plusieurs de ses œuvres sont étroitement liées à ce thème du voyage. N'a-t-il pas été connu d'abord par des romans, dont l'un se passait dans un train et l'autre suivait la découverte d'une ville étrangère3 ? Et on sait l'importance que représentent dans son œuvre les cinq volumes consacrés à ce qu’il a intitulé le Génie du lieu, où se découvrent des villes et des cultures en même temps que s'invente une écriture :

‘Avec la série des Génie du lieu, la découverte des sites géographiques et la naissance de nouvelles formes d’écriture vont de pair. Michel Butor fait voler en éclats le cadre du roman et de la phrase, au profit de compositions mixtes qui tiennent à la fois de l’essai, du récit, de la poésie, de l’autobiographie, du journal de voyage. Il invente le mobile textuel, le récit stéréophonique, le texte boomerang, le quilt littéraire fait d’un tissu de mots disparates, et la lecture en courant d’air pour faire bouger tous ces éléments. Il ramasse, trie, rassemble les bribes des civilisations présentes et passées. Le Génie du lieu, c’est un art de chiffonnier-poète, seule façon d’approcher l’étranger en lui conservant son mystère.4

Ce lien entre l'ailleurs et l'écrire est au cœur du projet de Butor. Les voyages ou séjours qui l’ont le plus marqué se sont accompagnés d'un changement dans sa conception de l’écriture, de la littérature, et surtout du livre qui en est le support. En Égypte, aux États-Unis ou en Australie, en Europe ou en Extrême-Orient, il ne cesse de méditer sur cet objet et d'en explorer le potentiel à ses yeux illimité. Frappé, par exemple, lors de son voyage au Japon, par la tradition classique des livres rouleaux, il rêve à son retour d'en publier sous cette forme. Aux États-Unis, c’est plutôt la présence de la publicité qui le fascine, avec tout ce qui, dès les années soixante, annonçait la révolution de la Toile… Ce sera une constante chez lui : l'écriture ne peut évoluer qu'avec la transformation de la forme, de la nature ou de l'usage du livre.

Il m'est apparu d’emblée que le dialogue interculturel butorien se développait sous mythe de la Tour de Babel, qui évoque comment Dieu a puni la vanité des hommes en les condamnant à parler dans des idiomes différents, si bien qu'ils ne sont plus parvenus à se comprendre et que leur construction téméraire est demeurée inachevée. Traditionnellement, ce récit de l’éclatement de l’unité originelle du langage est interprété comme l’expression d’un châtiment, voire d’une malédiction. On verra dans la suite de ce travail, que le mythe reste toujours actuel : consacrant la pluralité linguistique, il est aussi le lieu de rencontre d’enjeux littéraires, philosophiques, politiques et sociologiques ; et il ne cesse d'interroger la vitalité des cultures, leur puissance de rayonnement, leurs rapports et leur aptitude à faire échec aux assauts de l’uniformisation.

Car, aux yeux de Butor, et à l'encontre du message biblique, la destruction de l’unité linguistique originelle apparaît comme une bénédiction pour la littérature :

‘Imaginons un roman par lettres dans lequel certains correspondants écriraient en japonais, d’autres en français ou en anglais. Ceux qui connaîtraient les deux ou trois langues pourraient lire la totalité. Pour les autres il faudrait des traductions différenciées. Notre situation linguistique implique une transformation prochaine radicale de tous les genres littéraires. Nous sommes au début de l’histoire de la littérature. 5

Se dessine ainsi la plus haute mission de l’écrivain, qui est de susciter une alliance des langues et des cultures et de proposer la diversité comme modèle d’un pacte de solidarité : « nous devons entretenir la pluralité des langues non seulement d’un pays à l’autre, mais à l’intérieur d’un pays, et à l’intérieur des individus »6. Parallèlement, Michel Butor conçoit nombre de ses œuvres comme une ouverture vers l’ailleurs, y laissant un goût d’inachèvement positif et permettant une projection du lecteur vers une sorte d’infini. Le dialogue des cultures fonde, pour lui, la notion d’œuvre moderne, qui doit rester ouverte, multiple et inachevée. C’est en ce sens que son écriture s'appuie sur les deux piliers fondamentaux de Babel.

C'est donc parce que j'étais animée du désir d’interroger la présence du mythe de Babel dans l’époque contemporaine que j’ai rencontré l’œuvre de Michel Butor. Son approche positive de la diversité m’a vivement intéressée et conduite à vouloir questionner ses œuvres à la lumière du grand mythe universel. Je découvris vite, d'ailleurs, qu'il ne s'agissait pas seulement, en l'occurrence, d'une simple pétition de principe en faveur de la diversité et de l'inachèvement. Car, comme dans l'humanité issue de Babel, cette œuvre dessine elle-même, depuis l'époque de Passage de Milan (1954) jusqu’aux années les plus récentes, un parcours marqué par une étonnante diversité générique : romans, récits de voyage, critiques littéraires, anthropologie culturelle, autobiographie, correspondances, livres d’art… Faut-il même parler de genres ? Mireille Call-Gruber, qui dirige l'édition actuelle des Œuvres complètes, est la première à reconnaître l’absurdité qu'il y aurait à tenter de la circonscrire et de la répartir sous des genres bien définis, puisque chacun des textes qu'elle rassemble ne prend vraiment son sens que dans le jeu de ses rapports avec les autres.

Impressionnantes par leur ampleur, par la diversité de leur contenu et de leurs formes, par la mise en cause de tous les genres qu’elles abordent, les œuvres de Michel Butor s’offrent à nous, en leurs réseaux multiples, comme une exploration pénétrante de l’espace planétaire et linguistique. Elles s’apparentent aux stèles7 qui se dressaient à l’entrée de l’exposition organisée par la Bibliothèque Nationale de France en 2006 en hommage à l'écrivain8 : « une forêt de pages » portant ses propres mots et représentant chacune un continent – « la double », « la découpée », « l’océanique », « la massive », « l’immense »… C'est que cette œuvre se caractérise par une expansion universelle qui est étroitement liée aux déplacements de son auteur : pour comprendre la civilisation de l’autre, fréquenter d’autres cultures et apprécier leur dialogue, il faut, selon lui, ne jamais cesser de franchir les frontières. Immensité et variété y vont donc de pair, puisque chaque ouvrage, « tout en apportant des réponses aux ouvrages précédents, suscite de nouvelles questions auxquelles les livres suivants apporteront à leur tour de nouvelles réponses, selon un processus irradiant qui tend à "s’étoiler" en orbite discursive – ou culturelle – autour du monde »9.

Ainsi placée sous le sceau de Babel, la lecture de Butor à laquelle je me suis attachée n'a pas été conduite dans le champ strict des nombreuses études littéraires ou poétiques qu’a déjà suscitées son œuvre. Je m’y réfèrerai à plusieurs reprises, mais mon projet se situe plutôt dans le sillage de la réflexion qu'elle développe et met en scène à propos du dialogue entre les cultures. Je voudrais montrer comment ce dialogue est observé et engagé par l'écrivain sous de multiples formes : dans la réflexion inspiratrice sur Babel, dans un de ses romans, et à travers une multiplicité d'ouvrages qui, depuis la source autobiographique jusqu'aux collaborations avec d'autres artistes, depuis les lieux, pays ou monuments jusqu'aux livres-objets, ne se laissent penser qu'en termes de rencontres. Pour cela, je propose ici un travail articulé en trois parties.

Le récit biblique de la tour de Babel, d'abord, puisqu'il est à l'origine de cette thèse et que son mythe préside à la pensée de la diversité culturelle. Sa lecture, conduite verset par verset, s'attachera d'abord à en montrer et commenter ponctuellement les différentes traductions, ainsi que les changements d'interprétation qu'elles induisent. Ce déploiement du sens permettra chaque fois de mettre en résonance les versets avec la réflexion de Michel Butor lui-même, dont l’œuvre variée et prolixe fait écho à cette profusion et s'en nourrit. On verra ainsi qu'un des points cruciaux des lectures de Babel réside dans le couple malédiction / bénédiction comme pivot interprétatif du mythe : allant de pair avec l'inachèvement de la tour, l'institution de la multiplicité des langues est-elle la marque d'un châtiment divin (les hommes condamnés à ne plus jamais se comprendre…), comme le soutient l'interprétation traditionnelle du récit ? Ou la diversité culturelle qui en découle ouvre-t-elle, au contraire, à une richesse proprement humaine, une incroyable chance donnée par Dieu aux descendants des babéliens ?

C'est à la lumière de ce couple antithétique, et du débat toujours actuel qu'il engage, que je m'attacherai ensuite une étude centrée sur le seul roman L’Emploi du temps, dont je propose de suivre la succession des chapitres. La raison d'un tel choix est simple : outre qu'il s'agit d'une des toutes premières œuvres de Michel Butor10, elle offre un argument narratif (une diégèse) qui fait directement écho à l'après-Babel : son personnage principal est en prise à l'altérité linguistique, à une forte étrangeté culturelle, et, entre une volonté de s'approprier l'espace et une enquête improvisée, il ne cesse d'errer dans les rues de la ville et les pages de son journal. Babel moderne, industrielle et éclatée, Bleston lui apparaît d'emblée comme une ville de malédiction. Cependant, par un retour aux mythes et aux textes fondateurs, par un patient recours à ses propres racines culturelles, à l’écriture et aux arts, Jacques Revel en découvre et en « révèle » peu à peu le caractère béni.

La troisième partie s'attachera à l'œuvre non romanesque de l'écrivain11, et, à travers un parcours nécessairement succinct au fil de plusieurs ouvrages, je tenterai d’y expliquer comment différentes civilisations et divers arts peuvent converger en une rencontre créatrice, qui s’établit tantôt avec la ville, les monuments ou les paysages, tantôt avec l’écriture, la peinture ou la musique. Un premier chapitre sera consacré au dialogue avec le monde méditerranéen. Par l’évocation de monuments qui ont particulièrement requis son attention – la Grande Mosquée de Cordoue, Sainte-Sophie d’Istanbul, San Marco de Venise… –, puis de l'Égypte, Michel Butor découvre et « met en œuvre » jusque dans ses compositions livresques, l’importance qu'il y a à conserver les traces des civilisations qui nous ont précédés : pour lui, la préservation du « génie du lieu » impose d’en maintenir l’origine, mais aussi d’en poursuivre l’évolution, afin que présent et passé puissent dialoguer entre eux. Un second chapitre portera sur la deuxième grande « rencontre » culturelle de l'écrivain : les États-Unis, dont les multiples facettes lui semblent faire échec à tout récit traditionnel de voyage, tant elles imposent des images, des catalogues et des rêves. J'y étudierai comment Michel Butor analyse l’ouverture de l’espace américain, et comment cela influe dans la transformation de sa propre écriture. C'est d'ailleurs la poursuite de cette transformation qui présidera à un dernier chapitre, davantage centré sur les différentes formes de littérature auxquelles s'est adonné l'écrivain. Dans une large perspective d’ouverture, je traiterai de ses œuvres autobiographiques, critiques et artistiques, qui convergent les unes vers les autres, et dans lesquelles le dialogue s’effectue malgré la distance, puisque l’auteur y admet que la présence d’interlocuteurs dans un même lieu n’est plus indispensable à cette interaction.

Dans une œuvre qui dit ainsi sa dette à de multiples voyages et à une infatigable exploration du monde, Michel Butor semble n'avoir jamais cessé de franchir les frontières. On verra que son « style » a tout autant voyagé, dans la quête continue de dépasser les limites habituellement prescrites à l’écrivain – à commencer par les règles qui régissent la conception même du livre.

Notes
1.

SKIMANO et TEULON-NOUAILLES, Bernard. Michel Butor. Qui êtes-vous ?. Paris : La Manufacture, 1988. P.311.

2.

BUTOR, Michel. « Traverser les frontières m’aide à voir », in Le Monde. 14 avril 2006.

3.

La Modification (1957) et L'Emploi du temps (1956).

4.

La série de Génie du Lieu est regroupée en deux volumes dans l'édition des Œuvres Complètes sous la direction de Mireille Call-Gruber : Volume V : Génie du Lieu 1 et Volume VI : Génie du Lieu 2. Paris : La Différence, 2007.

5.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Michel Butor. L’écriture en transformation. Paris : La Différence, 1993. P. 205

6.

Ibid., p.191.

7.

BUTOR, Michel, CLERC, Jacques. Les cinq continents, stèles en plomb et acier, 1996, (collection particulière conçues par Jacques Clerc).

8.

BUTOR, Michel. L’Écriture nomade, exposition organisée par La Bibliothèque nationale de France du 20 juin au 27 août 2006.

9.

SKIMANO et TEULON-NOUAILLES, Bernard. Michel Butor, Qui êtes-vous ?. Op. cit., p. 19.

10.

Plus précisément de la deuxième : L'Emploi du temps (Éditions de Minuit, 1956) fait suite à un premier roman, Passage de Milan, publié également par les Éditions de Minuit l'année précédente.

11.

Rappelons que, même s'il est d'abord connu du grand public comme romancier, Butor n'a publié, sur un total de près de 1 500 titres (la publication en cours de ses Œuvres complètes prévoit 11 tomes…) que quatre romans : à Passage de Milan (1955) et à L'Emploi du temps (1956) ont succédé La Modfication (1957) puis Degrés (1960). L'essentiel de son œuvre s'est donc tenu hors du genre romanesque.