Première partie
Lecture de Babel

Introduction

La villa de Michel Butor s’appelle « À l’écart » : c’est lui qui a ainsi baptisé cette maison au crépi rose située à Gaillard (Haute-Savoie), à deux jets de pierre de la Suisse, et plus précisément de Genève, où l'écrivain a enseigné à l’université. Or, dans sa vie comme dans ses œuvres, rien ne saurait être dû au hasard : s’il a choisi ce lieu, loin de Paris et de ses prétentions, presque en Suisse et plus tout à fait en France, c’est que, pour lui, la frontière – celle-ci mais aussi beaucoup d’autres – est la ligne à franchir chaque jour, le signe du voyage perpétuel dont se nourrit cet esprit sans cesse en mouvement. La frontière lui est négation du centre, et de toute autosuffisance culturelle : elle ouvre sur l’extérieur.

On verra au cours de ce travail que nombre de ses œuvres ont été écrites à partir d'un monument architectural réel – la Grande Mosquée, Sainte Sophie, San Marco… Nombreux sont aussi les édifices imaginaires qu'il a lui-même rêvés, comme l’Ancienne et la Nouvelle Cathédrale de L’Emploi du temps par exemple. Mais ce n’est ni aux uns ni aux autres que nous nous intéresserons dans cette première partie, consacrée à la seule tour de Babel, c'est-à-dire au mythe qui est à l’origine de toute pensée « monumentale », de tout ce qui pousse l’humanité à construire.

Et Butor à écrire… car, d'une certaine manière, par sa personnalité autant que par le développement de son œuvre, lui-même épouse ce mythe12 et devient un monument babélien à visiter comme tel. Ne dit-il pas du livre qu'il « devient un lieu à l’intérieur duquel on se promène »13 ? La promenade à laquelle il nous invite n'est cependant pas de celles auxquelles le voyageur peut s'abandonner à la certitude d'un trajet balisé d'avance et d'un itinéraire bordé par les tunnels et les rails d'un chemin de fer. Lui qui n'a jamais fait partie d'un groupe surréaliste reconnaît être marqué par l'esprit de ce mouvement, et par sa revendication d'intégrer à la réalité, voire à la vie, la mythologie, le rêve, la peinture, la poésie. Il a en conséquence toujours voulu composer des livres qu’on puisse parcourir, et donc interpréter, indéfiniment :

‘(…) faire des livres à l’intérieur desquels on peut faire plusieurs trajets différents. Des livres où il y a des cachettes, où l’on veut pouvoir trouver des choses peu à peu 14.’

Nombreuses sont les raisons qui nous ont incité à étudier l’écriture de Michel Butor à partir d’un cadre mythologique, et en particulier de celui qu’offre l’histoire de Babel. De même que cette dernière est un champ d’interprétations toujours ouvert, de même l’œuvre de notre écrivain est « en expansion infinie » : choisir de la lire à la lumière de ce mythe, c’est la placer d’emblée sous l’égide d’un édifice dont la construction ne cesse de s’élaborer devant ses lecteurs, en déployant ses variations et ses ramifications infinies. Car il y a une réelle difficulté à saisir la production de Michel Butor autrement que dans sa dynamique, tant il se révèle de plus en plus difficile, au fil des publications, de définir et de catégoriser génériquement ses œuvres : leur abondance autant que leur diversité évoquent un labyrinthe, et leur ancrage multiculturel, leur volonté de traduire et de construire un dialogue avec les civilisations et les arts développent une polysémie d’une rare richesse. C’est la raison pour laquelle il nous paru nécessaire, si nous voulions entrer dans l’édifice butorien, de nous pencher d’abord sur le mythe de Babel, seul susceptible, selon nous, de tracer le cheminement d’un auteur qui est « à l’écoute des voix de la Cité et de notre polyphonique Babel planétaire15 ».

Encore faut-il préciser notre visée. Il ne s’agit pas de nous engager dans l’impressionnante suite d’ouvrages et de débats qui traitent de la notion de « mythe » pour elle-même. La variation des sens que recouvre ce mot en fait à son tour un véritable labyrinthe : en tant qu’il est expression symbolique, le récit mythique est nécessairement voué à se reformer, se déformer, se dégrader ou s’élever selon les moments et les besoins d’un groupe social, et c’est la raison pour laquelle le mythe est une des notions les plus fécondes mises en relief par l’anthropologie sociale et culturelle. Mais nous livrer à une telle lecture socio-culturelle et chercher ainsi à comprendre la transformation du mythe dans l’histoire n’est pas l’objet de notre étude. Ce qui nous intéresse est plutôt le paradoxe qu’offre le mythe de Babel pour la conscience contemporaine et l’œuvre de Butor : d’une part il génère une diversité et une richesse étonnantes, ouvre amplement à la multiplicité et aux rencontres ; d’autre part il apparaît comme le symbole de l’incommunicabilité linguistique, et répond par là aux tendances contemporaines qui rabattent fréquemment tout conflit (de pensées, d’intérêts) à un conflit de langage. Or, le plurilinguisme est précisément (et plus ou moins inconsciemment) perçu à travers le récit de Babel comme un mal, une punition divine. En multipliant les langues, Dieu a non seulement mis fin à l’entreprise de la construction de la tour de Babel, mais a surtout mis un obstacle à toute communication entre les différents peuples.

Pour bien comprendre le lien qui se développe entre ce mythe et la création de Michel Butor, il nous a semblé qu'il nous fallait d’abord partir du texte originel. Mais, au lieu de le soumettre à une étude structurale, sémiotique ou exégétique, nous avons choisi d'en entendre des lectures à travers le vaste et très divers champ de ses traductions. Non que nous nous proposions de décider ensuite de la meilleure : outre qu'une telle visée requerrait des compétences que nous n'avons pas, elle serait un véritable contresens butorien, une manière de rabattre le pluriel sur l'unique, l'ouverture des interprétations sur une vérité close. Nous voudrions lire ces lectures comme Jacques Revel déambule dans Bleston et comme Butor voyage : dans les variations qui se déroulent au fil des contextes historiques, sociologiques, littéraires, artistiques Et au fil des versets du récit biblique.

Chacun nous ramènera plus ou moins longuement aux réflexions et rêveries que Butor n'a cessé de nourrir face à (ou à partir de) ce texte pour lui fondateur.

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‘Tout le monde servait d’une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l’Orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Shinéar et ils s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! faisons des briques et cuissons-les au feu ! » La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : « Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! » Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : « Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. « Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Ainsi la nomma-t-on Babel, car c’est de là qu’il les dispersa sur toute la surface de la terre. 16

Cette traduction n’est, bien entendu, qu’une parmi plusieurs versions du texte. Elle figure pour permettre au lecteur de l’avoir comme référence textuelle intégrale au cours de son parcours. Mais, comme nous allons voir, l’épisode de Babel est un puits de traductions, de recherches, de commentaires et d’imagination. Dans sa lecture du mythe de Babel, Michel Butor le présente de la manière suivante :

‘Autrefois, nous dit la Bible, les hommes parlaient tous la même langue. Pris d’audace, ils ont voulu construire une tour énorme arrivant jusqu’au ciel. Dieu à ce moment s’inquiète et prononce cette phrase remarquable : « Voilà que l’homme va devenir comme l’un de nous », comme si en construisant la tour de Babel, l’homme devient l’égal de Dieu. Celui-ci défend son privilège en le punissant par ce qu’on appelle la confusion des langues. Alors qu’ils étaient en train de construire cette splendide œuvre commune, les hommes ont cessé de se comprendre. A partir de ce moment, au lieu d’une langue commune, ils ont eu de nombreuses langues différentes. Ils se sont alors dispersés et depuis n’ont jamais réussi à se comprendre vraiment. 17

Depuis plusieurs siècles, l’un des phénomènes les plus remarquables qu’ait engendrés cet épisode est l’influence importante exercée par des nombreuses traductions qui ont donné naissance à plusieurs sens. Elles s’inscrivent soit dans un contexte historico-critique qui proviennent de Bibles chrétiennes :

  • La Bible de Jérusalem,
  • La traduction d’Édouard Dhorme18,
  • La traduction oecuménique (TOB)19,

soit dans une tradition plus philologique :

  • La traduction d’Edmond Fleg20, qui se veut littérale et fidèle au sens des mots,
  • La traduction d’André Neher21, qui cherche le sens tant dans la racine des mots que dans la référence au commentaire d’Isaac Abravanel (rabbin du XVe s.) et dans l’histoire antique et contemporaine du peuple juif, qu’il a notamment étudiée dans son ouvrage L’Exil de la parole, dont nous parlerons plus tard avec plus de précision,
  • La traduction de David Banon22, influencée par les travaux de Neher ainsi que par les recherches poétiques d’Henri Meschonnic – notamment dans Pour la Poétique II  23  – et qui s’attache à rétablir les accents disjonctifs de l’hébreu et le rythme interne du texte premier à l’aide d’espace typographiques.

Ces diverses traductions permettent, lorsqu’on les compare, de mettre en valeur un aspect essentiel pour notre propos : alors qu’une première lecture générale du récit de Babel nous présente un épisode cohérent, successif et logique, la confrontation des traductions fait au contraire apparaître un vif manque d’homogénéité à travers tous ses éléments. Cela vérifie une des vertus de l’analyse, dans la mesure où celle-ci (au moins dans un deuxième temps) en vient à prêter une attention particulière au(x) mot(s) ; comme le rappelle Michel Butor :

‘La place des mots à l’intérieur du texte, le fait qu’un mot soit au début d’un texte, ou que le texte se termine par tel mot, peut donner au mot une importance particulière. Ou encore la première fois où, dans une œuvre, apparaît un mot qui plus tard apparaîtra très souvent… Toutes ces notions qu’on se sent peu à peu obligé de faire intervenir font une espèce de radiographie de ce qui est texte. 24

Ce travail d’interrogation des mots est évidemment d’autant plus important que, en l’occurrence, le mythe de Babel porte sur « l’outil même de l’écriture »25.

Notes
12.

Bruno Frappat parle ainsi de « cet homme qui a conscience d’être devenu un mythe ». Voir : « L’Europe en creux », FRAPPAT, Bruno. Le Monde, 13 janvier 1988. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens . Q uarante ans de vie littéraire . Vol. 3 : 1979-1996. Paris : Edition K. Joseph. Réunis, présentés et annotés par Henri Désoubeaux, 1999. P. 214.

13.

« Michel Butor : Le Défi du lieu », ROYER, Jean. Le Devoir, 15 août 1981. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens . Q uarante ans de vie littéraire . Vol. 3 : 1979-1996. Op. cit., p.92.

14.

Ibid.

15.

DÄLLENBACH, Lucien. « Une écriture dialogique », in La création selon Michel Butor. Réseaux - Frontières - Écarts, Colloque de Queen’s University. CALL-GRUBER, Mireille (dir.). Paris : Libraire A.-G. Nizet, 1991. P. 209.

16.

Bible de Jérusalem : « Genèse », 11. Paris : Cerf, 1961.

17.

BUTOR, Michel. « Le Don des langues », in Improvisations sur Michel Butor. L'écriture en transformation. Paris : La Différence, 1993. p.p.183-184.

18.

DHORME, Edouard (Trad). La Bible : L’Ancien Testament. Paris: Gallimard, 1966. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).

19.

La Traduction œcuménique de La Bible. Cerf et Société Biblique Française, 1988.

20.

FLEG, Edmond (Trad.). Le Livre du commencement . Genèse. [1946]. Paris : Éditions de Minuit, 1959.

21.

NEHER, André. De l’hébreu au français. Paris : Klincksieck, 1969.

22.

BANON, David. Babel ou L’Idolâtrie embusquée. Bulletin du Centre Protestant, Vol. 32. N° 6.Genève : 1980. P.3-30.

23.

MESCHONNIC, Henri. Pour la poétique. Tom 2. Epistémologie de l’écriture. Poétique de la traduction. Paris : Gallimard, 1973. (Coll. Le Chemin, nrf ). P.P. 409-454.

24.

« À propos du vocabulaire de Rousseau : vocabulaire et politique », LAUANY, Michel. Mots, octobre 1981. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens . Q uarante ans de vie littéraire . Vol. 3 : 1979-1996. Op. cit., p. 98.

25.

PARIZET, Sylvie. Le Défi de Babel. Un mythe littéraire pour le XXIe siècle. Paris : Desjonquères, 2001. P. 12.