Verset 1 : Toute l’humanité était d’un seul bord

  • Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots. (Bible de Jérusalem)
  • Toute la terre avait un seul langage et un seul parler. (Dhorme)
  • La terre entière se servait de la même langue et paroles uniques. (Fleg)
  • Le malheur, c’est que l’humanité, dans sa totalité, était d’un seul bord et vivait une seule histoire. (Neher)
  • La terre entière était une frontière, un ensemble d’éléments clos. (Neher)
  • Hélas toute la terre parlait un même langage. Et avait une même idéologie. (Banon)

L’emploi des mots dans ce premier verset, qui évoque un état initial antérieur au drame, a une fonction allégorique très étendue. Il donne, comme le montre André Neher, la possibilité de plusieurs variations sur la même structure, à partir de trois notions :

a) èrèş (la terre) fait référence ici à tout le monde,

b) ŝāphāh (la lèvre , la langue) signifie « bord », « limite », « frontière », et porte la notion de clôture,

c) dābhār, qui est un terme polysémique, signifie « le mot » ou « la chose », et apparaît pour la première fois dans la Genèse avec le récit babélien, mais reviendra très fréquemment dans tous les livres de la Bible :

‘Davar, un mot qui revient des milliers de fois dans la Bible, avec des dizaines de significations, obligeant un Edmond Fleg et des Buber-Rosenzweig à renoncer à leur attachement à la traduction littérale et à choisir, pour rendre davar, entre l’une ou l’autre des possibilités suivantes : chose, fait, objet, parole, événement, révélation, commandement, etc. 26

Une nouvelle traduction bouleverse alors le sens traditionnel du récit en accentuant la dimension spatiale : au lieu de lire : « la terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots », nous pouvons lire « toute l’humanité était d’un seul bord », la terre, enfermée dans un cercle clos, n’avait qu’une seule frontière. Par l’humanité qu’elle portait, elle inventa sa Parole, ses Objets, ses Événements, mais la première particularité de son être, dit André Neher :

‘C’était de ne posséder qu’une seule safa, expression qu’il ne faut plus entendre, au point où nous en sommes, dans le sens de langue, mais dans sa portée étymologique qui est celle de bord, de limite, de frontière. 27

Ce travail de reprise et de bouleversement du sens par le fait d’une nouvelle traduction apparaît à Butor le modèle par excellence de lecture de toute œuvre. Selon lui, un traducteur est aussi un critique, mais un critique en profondeur car « il doit apporter au texte quelque chose de profondément neuf ».28

Mais cet apport provient toujours d’un retour à la lettre contre les interprétations obligées des traditions. Le mythe est comme les ruines ou comme la mémoire : traces d’un passé révolu, mais qui informe notre présent. Et dès lors que le présent est en continuité avec le passé, il n’est pas question de l’enfermer dans la perception des religions ou de leurs interprétations univoques. Interpréter des textes sacrés, c’est en retrouver et en réanimer la langue sacrée :

‘On fait tout ce qu’on peut pour qu’ils n’évoluent pas. Ils peuvent susciter des commentaires toujours nouveaux, mais eux-mêmes ne sont pas susceptibles de variation. Pour que cette éternité du texte soit justifiée, il doit être considéré comme la production non des hommes mais des dieux. C’est le texte sacré qui forme, projette de l’autre côté de sa surface les figures divines. Les dieux sont ceux qui produisent le texte sacré et qui décident de tout le reste. 29

Pour approcher les rapports entre le sacré et la traduction, Butor rappelle ainsi que c’est en gardant le texte dans son intégrité originelle, sans en toucher la divinité, que le traducteur libère les mots enfermés. À travers cette mise en œuvre, il offre une nouvelle lecture, voire une nouvelle création.

Notes
26.

NEHER, André. L’Exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz. Paris : Seuil, 1970. P. 99.

27.

Ibid., p.111.

28.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p. 193.

29.

BUTOR, Michel. L’Utilité poétique. Saulxures : Circé, 1995. P. 17.