Les mots enfermés dans les choses

Lorsque Michel Butor parle de l’enfermement du mot dans la chose, il fait référence à la langue hébraïque, dont l’écriture, même si elle possède des formes rondes, se compose essentiellement de carrés juxtaposés, et donne de ce fait l’impression que « les lettres sont des êtres, sont des objets quasi-divins. »30 Il explique comment le peuple juif – pourtant « peuple de la Langue et de la traduction »31 pendant des siècles – n’a eu de cesse, ensuite, d’évacuer de sa langue les mots étrangers pour les remplacer par des mots de racines hébraïques : dès qu’il « s’est trouvé un sol, il a une certaine tendance à s’enfermer sur soi-même 32  ».

Ce faisant, il ne s’est pas seulement enfermé sur lui-même : il a aussi conféré aux mots un caractère de choses, et a ainsi entretenu une langue qui, toujours selon l’expression de Butor, possède « la particularité d’être en sommeil[…]pendantplusieurs siècles, et de se réveiller depuis quelques dizaines d’années ». 33 C’est la raison pour laquelle la littérature hébraïque classique lui paraît intraduisible. André Neher relève d’ailleurs que cet enfermement de la langue sur elle-même – qui la conduit à ne pas faire la distinction entre les mots et les choses – poserait un redoutable problème de traduction si l’hébreu était resté intact :

‘Le traducteur, en hébreu, du livre récent de Michel Foucault Les Mots et les Choses, se trouverait, dès le titre, placé devant l’un des problèmes qui ravive les conséquences désastreuses de la confusion de Babel, parce que la solution s’en avère impossible. Il se verrait, en effet, dans l’obligation de rendre les deux termes français par le seul et même mot hébreu davar, alors que les langues issues du latin et du grec, et ces deux langues classiques elles-mêmes lui fourniraient d’amples possibilités pour exprimer la différence entre les domaines apparemment bien tranchés des mots et des choses.34

Mais, en se réveillant, cette langue se trouve sur une voie d’invention linguistique, et cherche désormais ce qui lui manque par le contact avec d’autres langues actuelles. Ce phénomène provient, comme l’explique Butor, par le fait que « la plupart des gens qui viennent en Israël doivent commencer par apprendre leur langue  35», et que cela génère trois sortes de langues : « une langue classique très ancienne, une langue populaire argotique et une espèce de langue moyenne qui sert dans les journaux ou pour les conversations dans lesMinistères ». 36

Le premier verset du récit biblique développe ainsi l’idée d’une seule langue liée à une clôture et une unité originelles jugées comme une position parfaite, extrêmement heureuse, à partir de laquelle tout ne peut que se dégrader.

Notes
30.

« Voyage à l’intérieur d’une langue ». Aleph, littérature juive, 1967. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens . Q uarante ans de vie littéraire . Vol. 3 : 1979-1996. Op. cit., p. 331.

31.

Ibid., p. 332.

32.

Ibid.

33.

Ibid., p. 331.

34.

NEHER, André. « La Genèse de la parole : aventure de Babel », in L’Exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz. Op. cit., p.p. 99-100.

35.

« Voyage à l’intérieur d’une langue ». Aleph, littérature juive, 1967. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens . Q uarante ans de vie littéraire . Vol. 3 : 1979-1996. Op. cit., p. 331.

36.

Ibid., p. 332.