L’interprétation religieuse du texte

Si les références de Michel Butor au mythe de Babel sont si fréquentes et fécondes, c’est bien évidemment parce qu’il est hanté par la question du langage, qui coïncide pour lui avec celle de l’interprétation. L’acception raisonnée de la différence dans la lecture de l’Ancien Testament dépend du récepteur, et c’est tout le problème que pose, selon lui, l’interprétation religieuse.

Il rappelle ainsi que, pour l’Église catholique, « lire la Bible dans le texte pour quelqu’un qui n’est pas clerc, est dangereux » 37 , et qu’il existe pour elle deux origines de la vérité : « l’écriture d’une part, et la tradition ecclésiastique qui est indispensable pour l’interpréter »38. Il ne faut pas s’aventurer dans les labyrinthes de l’Ancien Testament sans être guidé par sa lumière officielle. Alors que Luther, au contraire, veut revenir à l’écriture même et met entre parenthèses la tradition, comme en témoignent les libertés qu’il prend, en ce qui concerne Babel, dans son Commentaire du Livre de la Genèse.

C’est que le texte sacré, même s’il est transmis parfois par des intermédiaires qui sont les prophètes, est considéré comme le texte du dieu lui-même. Butor rappelle que, dans la religion juive, « la Thorah, la Loi, est un texte divin, ce qui implique que la langue hébraïque soit la langue originaire, c’est même l’écriture de Dieu », tandis que, dans la religion musulmane, le mot coran veut dire « dicté » : « C’est l’archange Gabriel qui dicte le texte à Mahmet » 39 . La langue sacrée se sépare ainsi des langues courantes tout en restant la référence commune. C’est particulièrement net pour le Coran 40, à propos duquel les explications relèvent plus de l’explication de texte que de l’exégèse au sens propre (elles ne s’appuient ni sur la critique littéraire ni sur la recherche des sources). Le texte coranique est en effet censé être écrit dans une langue arabe parfaite et avoir pour auteur Dieu lui-même. C’est pourquoi, dit Butor, il est appelé le « dictionnaire des pauvres ». Quand un problème survient concernant l’emploi d’un mot, on interroge les spécialistes à la mosquée sur la façon dont ce mot est employé dans le Coran : « C’est ainsi que le mot rajeunit et la communication se rétablit 41». Mais le texte ne bouge pas : il est sacré, et séparé de tout le reste.

À cette interprétation très figée du texte et de sa réception, Butor oppose précisément la leçon de Babel. Il estime que, si on ne prend pas en considération le fait que les mots sont humains et, à ce titre, objets d’une usure, on va inéluctablement vers une incompréhension croissante : 

‘Les mots n’ont pas tout à fait le même sens chez les parents et les enfants. Lorsque les communications ne sont pas faciles entre les régions, chacune va produire une variante de la langue jadis commune. À l’intérieur même de nos villes, selon les classes de la société, nous allons avoir des jargons, des dialectes, des argots. Si on laisse ce processus se développer, personne ne se comprend plus. C’est l’histoire de la tour de Babel, la confusion des langues. 42

À cette diversité-confusion qui entretient par contrecoup le rêve nostalgique d’une langue originelle pure et intouchable, car donnée directement par Dieu, Butor ne cessera d’opposer une diversité-union enrichissante – interculturelle. Mais la possibilité même de cette dernière passe par une désacralisation du langage qui n’est pas sans rappeler le travail opéré par les humanistes pendant la Renaissance. Et c’est d’ailleurs en référence à Pantagruel de Rabelais que Butor l’exprime le mieux, lorsque, revenant sur le statut du texte religieux, il remarque que Dieu :

‘(…) « langage lui-même », logos, aurait donné à l’homme non point ses mots, mais les moyens et la mission d’en inventer, mots transitions comme toutes choses humaines, perpétuellement renouvelés par les peuples se succédant. Il en résulte en particulier qu’il faut considérer les paroles de la Bible non point comme celles de Dieu lui-même, mais comme déjà la traduction de celles-ci dans un langage humain historiquement situé. 43

Il ne faut donc pas enfermer les mots sacrés dans leur univers religieux, car « Dieu a parlé certes, mais non par des paroles 44». Reste à voir comment procéder pour libérer les mots.

Notes
37.

BUTOR, Michel. L’Utilité poétique. Op. cit., p. 14.

38.

Ibid.

39.

Ibid., p. 23

40.

Dans le Coran et la tradition musulmane, le mythe de Babel n’est jamais explicitement cité. Mais plusieurs versets y font allusion : «Allah attaqua les bases mêmes de leur bâtisse. Le toit s’écroula au-dessus d’eux et le châtiment les surprit d’où ils ne l’avaient pas pressentit » (Sourate 16, verset 26).

41.

BUTOR, Michel. L’Utilité poétique. Op. cit., p. 16.

42.

Ibid., p.p. 16-17.

43.

BUTOR, Michel. « Le langage d’Adam », in Répertoire IV. Paris : édition de Minuit, 1974. P. 141.

44.

NEHER, André. L’Exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz. Op. cit., p.100.