Comment libérer les mots ?

Pour communiquer entre eux, les hommes doivent accepter de ne pas se définir uniquement par la « pureté » de leur langue maternelle et première. Ou plutôt, pour que celle-ci continue à vivre, ils doivent en faire le lieu d’une perpétuelle invention :

‘Inventer un langage, c’est lier des significations à des sonorités. 45
L’écriture doit constamment lutter contre ses limites, par l’invention. 46

L’une des modalités majeures de cette invention est offerte par l’opération de traduction, car c’est en se soumettant à ce passage d’une langue à une autre que la langue s’ouvre : « Les textes faits dans une langue dans laquelle une traduction aura euun si grand rôle, seront par définition traduisibles »47. Dans les pays anglo-saxons, la traduction classique de la Bible a joué le rôle de référence linguistique première, garante de la signification du langage profane. Mais cela a nécessairement déclenché une dialectique de l’invention, car :

‘(…) le langage sacré deviendra archaïque par rapport au langage profane, qui souvent se constituera des référence secondes, et cette évolution peut se poursuivre jusqu’à ce que le sacré s’exprime dans une société par une langue entièrement différente de la langue parlée dans la rue, avec laquelle elle n’aura plus un seul mot « commun » ; on sera donc obligé de la traduire. 48

Butor assigne ainsi à l’écrivain la mission à la fois babélienne et post-babélienne de faire des œuvres qui pourraient presque être écrites en plusieurs langues à la fois. Mais, à la différence de nombre de poéticiens, il ne considère pas qu’il s’agit là d’un usage particulier de la langue. Pour lui, l’invention tient à la condition et à la vérité même du langage, et doit à ce titre en affecter toutes les productions, fussent-elles scientifiques. Car les sciences sont apparues à l’intérieur du langage, et on est tout aussi bien autorisé à « déclarer que la science est peut-être en effet un genre littéraire  49» :

‘Un manuel de physique est écrit dans une langue, et cela pose des problèmes de grammaire que l’on peut comparer à ceux qui pose un roman. Une phrase qui se trouve dans un manuel de physique va être passible d’une analyse grammaticale du même genre qu’une phrase qui se trouve dans un roman. 50

Poussant plus loin encore le parallélisme, il développe même un lien puissant entre texte sacré, texte scientifique et texte poétique, en les soumettant à la même loi de transformation par la lecture. Dans notre société actuelle, dit-il, « des textes scientifiques jouent souvent le rôle des textes sacrés dans des sociétés anciennes 51». Un texte sacré se lit comme texte poétique quand on n’y croit plus. De même un texte scientifique ancien, quand il est démontré qu’il est faux, se met à développer une vérité nouvelle qui est cette révélation de l’endroit où l’on se trouvait par rapport à ce que nous considérons actuellement comme étant la réalité.

Quel qu’en soit donc le support générique, la création fait partie de la vie du langage et il revient à l’écrivain d’en accompagner le mouvement. C’est par là que sera brisée la tentation récurrente de figer les mots. Il suffit pour cela « de faire parler les choses elles-mêmes, de forcer les choses à la parole »52, et rien ne vaut la confrontation des langues pour sortir d’une conception théologique du mot :

‘Il suffit d’avoir étudié quelques langues étrangères pour savoir que ce n’est jamais vrai… qu’un mot anglais qui désigne le même objet que le mot français ne le désigne pas de la même façon parce qu’en même temps qu’il désigne cet objet, il peut désigner aussi une autre chose et par conséquent, il introduit une liaison entre ces deux objets qui, elle, n’existe pas en français. 53

On comprend alors que, pour libérer la parole des choses, il faut considérer les mots comme des objets, mais des objets complexes. C’est à Roussel que Butor doit d’avoir compris qu’un mot n’a jamais une relation simple avec ce qu’il signifie – « un mot étant une sorte d’arbre avec des ramifications multiples 54».

Notes
45.

« Voyage à l’intérieur d’une langue ». Aleph, littérature juive, 1967.

46.

« MICHEL Butor, architecte de San Marco », ZBINDEN, Louis-Albert. La Gazette de Lausanne, 15-16 février 1964.

47.

Ibid., 334.

48.

BUTOR, Michel. « Le roman et la poésie », in Répertoire II. Paris : édition de Minuit, 1962. P. 16.

49.

BUTOR, Michel. « Poésie et Science, ou de la Nature des Choses », in L’Utilité poétique. Op. cit., p. 56.

50.

« Voyage à l’intérieur d’une langue ». Aleph, littérature juive, 1967.

51.

Ibid., p. 64.

52.

« Michel Butor : Ce que m’intéresse surtout, maintenant c’est de forcer les choses à la parole », COUFFON, Claude. Les Lettres françaises, 19-20 décembre 1963. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens . Q uarante ans de vie littéraire . Vol. : 1956-1968. Op, cit., p. 231.

53.

« Voyage à l’intérieur d’une langue ». Aleph, littérature juive, 1967. Repris dans Michel Butor, Entretiens : quarante ans de vie littéraire. Vol. : 1956-1968. Op, cit., p. 339.

54.

Ibid.