Verset 3 : Le commencement du dialogue

Dans ce verset, on voit que, sans définir leur projet, les hommes parlent de la manière de le réaliser. On ignore encore à quelle construction leur serviront les briques et le bitume : ce n’est qu’au verset suivant que nous l’apprendrons. Quand l’acte précède le projet, cela indique que le monde est en crise.

Mais c’est surtout la première fois que les hommes prennent la parole : « Allons ! » signifie la présence d’un dialogue. Il est le premier depuis la Création. Adam et Ève ne connaissaient pas l’échange des paroles : ils parlaient, certes, mais chacun pour soi : « L’homme dit : Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair ! On l’appellera femme, parce qu’elle a été prise de l’homme. » 71

‘Ève vient d’être créée, Adam l’accueille, au sortir de son sommeil, et Adam parle- mais il parle d’Ève, il ne parle pas à Ève. (…) c’est un monologue oscillant dans ses énoncés entre la première et la troisième personne, ignorant la deuxième personne, le tutoiement et l’interpellation, qui seule fondant le dialogue72 : »).’

Il en va de même pour Ève qui, à la naissance de Caïn comme à celle de Seth ne s’exprime que par monologue. Le seul dialogue auquel elle se soit livrée n’était pas un dialogue humain puisqu’il s’est tenu avec le serpent tentateur :

‘Ève réserve au serpent les ressources au moins formelles d’un dialogue qu’elle refuse à son époux. 73

Dans la lignée directe de la naissance biblique du dialogue entre les hommes qui s’apprêtent à défier leur dieu, Michel Butor note que le recours à la deuxième personne marque un progrès radical de la conscience, en même temps que la véritable naissance du langage 74. Et la force principale du texte biblique tient à ce que cette émergence de la parole humaine est concomitante avec une opération de conversion de la nature à l’artifice, donc à la culture.

Car l’autre trait majeur du verset est bien l’intervention de l’homme sur la nature, la conversion de cette dernière par l’art(ifice), la transformation de la pierre brute en brique, et de l’argile naturel en mortier. Dans son essai sur la tour de Babel, Jean-Louis Schefer a souligné combien cette irruption de la culture à travers l’artisanat portait atteinte à l’ordre des éléments : par leur mélange, les substances distinctes de la terre et de l’eau donnent naissance à :

‘(…) une troisième qui sera à la limite des deux premières – on la découpe en morceaux et l’on donne aussitôt à chacun d’eux ses contours propres pour qu’il soit plus solide et plus fort. 75

Dans l’invention de la brique se conjuguent deux actions admirables : la construction et l’art, car elle maintient l’édifice et apporte l’esthétique. La légende dit que lorsqu’un homme tombait de l’échafaudage de la Tour de Babel, personne ne s’en souciait, mais que la cassure d’une brique provoquait deuils et pleurs. Cette attitude exprime bien l’ampleur de l’admiration de l’homme devant l’art, et le pouvoir qu’exerce la chose sur lui : la terre reste la matière première de la construction : « dès le premier jour il y a déjà de la terre puisque la terre était informe et nue »76. Et on comprend mieux alors l’assimilation antique du poète à l’artisan. Butor a maintes fois insisté sur cet aspect de la création littéraire toujours précédée d’un long travail industrieux d’acculturation de la nature :

‘Le blanc de la page est déjà le résultat d’un long travail. C’est le résultat de toute une industrie, d’abord. Je suis très agacé par l’idée, en littérature, d’une création ex nihilo. Pour moi, cela n’existe pas. Il n’y a pas de création dans ce sens-là. Il y a toujours transformation avec tous les « plus » qu’on pourra mettre dans la transformation ; donc transplantation, sublimation, métamorphose… C’est toujours lié à quelque chose d’antérieur. 77

On retrouvera d’ailleurs chez lui cette même démarche babélienne qui attend du mélange de la terre et de l’eau la possibilité de fabrication-création : dans Illustrations IV,sur lequel nous reviendrons ultérieurement,deux séries de textes « liquides » et de textes « solides » se réunissent pour produire un ensemble qui constitue une réflexion sur le livre objet.

Notes
71.

La Genèse. Verset 2/23

72.

NEHER, André. L’Exil de la parole. Op. cit., p.p. 102-103.

73.

Ibid., p. 103.

74.

BUTOR, Michel. « La Seconde personne », in « L’Usage des pronoms personnels dans le roman », in Répertoire II. Op. cit., p. 67.

75.

SCHEFER, Jean Louis. « La Tour de Babel », in La Tour de Babel. Paris : Desclée de Brouwer, 2003. p.155.

76.

« Ecriture : premiers jours », DÄLLENBACH, Lucien. Genesis, 1992. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens . Q uarante ans de vie littéraire . Vol. 3 : 1979-1996. Op, cit., p.p. 285-286.

77.

Ibid.