L’art d’écrire / L’art de bâtir

Quelle est la différence entre celui qui écrit et celui qui construit ? Selon Michel Butor, l’écrivain est aussi un constructeur : « J’ai essayé d’imiter avec des mots ce que les artistes avaient fait avec des pierres (des briques, surtout), de la mosaïque et du marbre »79. De la brique « surtout » indique bien, en référence à la première construction biblique, que cette matière est le symbole de l’écriture artistique :

‘Entre langage technique et langage symbolique, la représentation architecturale imite le processus de création qui donne d’abord forme, puis sens à la matière. Dans l’acte de construire comme dans l’acte d’écrire, les hommes ordonnent le chaos, ils prouvent leur existence en inscrivant leur empreinte. L’architecte et l’écrivain bâtissent un monde auquel ils insufflent l’esprit pour échapper au néant et à l’effacement. Cependant, la pensée analogique qui rapproche d’une part l’architecture divine, la nature, et l’architecture humaine, d’autre part l’architecture et l’écriture, nous semble conduire nécessairement à un troisième rapprochement entre la création littéraire et la création divine. Le modèle architectural ne serait peut-être alors que la médiation nécessaire à la formulation de cette analogie, la tour de Babel de Hugo. 80

Selon Flavius Josèphe, la fonction de la tour était plutôt un refuge contre une seconde sanction divine : Nimroud engage la construction de la tour pour empêcher les eaux d’y arriver et c’est ainsi qu’il vengera également la mort de leurs pères81. Et le Talmud précise de même que les hommes étaient terrifiés par l’idée que les eaux d’un deuxième déluge pourraient les envahir : ils voulurent donc construire une tour pour monter au ciel et le casser à l’aide de haches afin que ses eaux s’écoulent82. Cette peur d’un deuxième déluge a été précisée par le Midrash de la manière suivante : la génération de Babel a dit que c’est dans 1656 ans que le ciel s’effondrera83 ; par conséquence :

‘Venez, nous allons faire des piliers, un au nord, un autre au sud, un troisième à l’ouest ; et ce pilier que nous érigerons portera le ciel à l’est. 84

L’idolâtrie ne fut donc pas le seul facteur de la construction de la tour. « L’angoisse, la peur de la mort » 85 y tint un rôle prépondérant – et c’est en cela que ce projet de construction coïncide avec tout projet d’écriture. Car, de la même façon, la jouissance d’écrire n’est pas le facteur déterminant qui anime l’écrivain : « si j’écris, c’est pour ne pas mourir, si j’écris c’est pour ne pas me faire mourir » 86 . Et Michel Butor a expliqué à maintes reprises comment l’écriture lui devenait un remède essentiel, une force vitale contre la menace de la mort. Se référant aux Mille et Une Nuits, il rappelle que c’est en racontant des histoires que Shéhérazade a réussi à lever la menace de mort qui pesait sur toutes les femmes :

‘Tout écrivain est Schéhérazade, tout écrivain a en lui une menace de mort (…) L’écrivain en parlant, va lever indéfiniment la menace de mort qui pèse sur lui-même, et, naturellement, pèse aussi sur tout le développement de la société. 87

Une variante de cette angoisse est la peur de l’oubli – cause première, selon Butor, de la construction d’une ville. La crainte que soit perdue à l’avenir l’estimation de sa propre valeur a poussé la génération de Babel à décider de se nommer, car « se faire un nom, c’est vouloir se mesurer à Dieu.» 88 De là à se prendre pour Dieu, il n’y a qu’un pas, et, dans De la distance, Michel Butor fait écho à ce désir en modifiant et complétant la célèbre phrase de Sartre « L’homme est une passion inutile qui veut être Dieu » par : « qui veut être un dieu à la place de Dieu» 89

Notes
79.

« Michel Butor : Ce que m’intéresse surtout, maintenant, c’est de forcer les choses à la parole », COUFFON, Claude. Les Lettres françaises, 19-25 décembre 1963.

80.

BRIÈRE, Chantal. http://www.groupugo.div.jussieu.fr/ Groupuguo/00-01-22 brier.htm, date de la consultation 07/09/2006

81.

JOSEPHE, Flavius. Antiquités Judaïques, Œuvres, Tom.1, WEILL, Julien (trad.), REINACH, Théodor (dir.), Paris : Ernest Leroux, 1900. P. 27.

82.

Signalons que le déluge n’est pas un effet de la pluie, il est plutôt l’ouverture des vannes célestes qui déversent l’eau contenue au-dessus du firmament. BOST, Hubert. Babel. Du texte au symbole. Op. cit., p.123.

83.

Bost signale que, d’après la tradition, 1656 est le temps qui séparait la création du déluge et que les bâtisseurs pensaient donc que le cataclysme se reproduirait après une période de même durée. Légende mentionnée chez Rachi. BOST, Hubert. Babel. Du texte au symbole. Op. cit. , p. 63.

84.

BOST, Hubert. Babel. Du texte au symbole. Op. cit., p. 123.

85.

Ibid.

86.

CHARBONNIER, Georges. Entretiens avec Michel Butor. Paris : Gallimard, 1967. p. 37.

87.

Ibid. p.p. 41-42.

88.

BOURTEZ, Pierre. « Variation sur Babel », in La Tour de Babel. Op. cit., p. 11.

89.

BUTOR, Michel, YVES-JEANNET, Frédéric. De la distance. Déambulation. Rennes : Ubacs, 1990. P. 58.