La dialectique de l’édifice et du livre

L’histoire des représentations de la Tour de Babel reflète de manière saisissante celle de l’architecture, puis des valeurs qui y sont associées. À l’époque romane, elles montrent des hommes en train de monter des murs de dimensions assez modestes ; la période gothique fait apparaître des appareils de construction en particulier des roues permettent d’élever des poids : rien de particulier ni d’étrange en dehors de cela, à part quelques accidents de chantier (des maçons tombant des murs ou l’image en premier plan d’un géant présidant à la construction). L’allure des tours de Babel change radicalement et brusquement au XVIe siècle : en 1522 une gravure de Holbein montre une tour ronde à galeries superposées dont le type sera fixé par Breughel ; ce modèle se maintient avec quelques variations jusqu’à la fin de XVIIe siècle ; la fin du XVIIIe et le XIXe siècles connaissent une floraison de tours de Babel qui reflètent des spéculations architecturales assez proches des utopies contemporaines et de la symbolique des monuments funéraires, ou un goût du fantastique pour lequel l’Égypte et la Mésopotamie sont strictement interchangeables : un peuple de fourmis s’affaire à des constructions dont le sommet se perd dans les nuages… 90

Au XXe siècle, la Tour de Babel devient avant tout un objet symbolique qui décline les deux aspects principaux du mythe : la construction et la langue. C’est à partir de là que Butor nous explique comment l’édifice équivaut au livre et comment la construction est liée à la parole. Il amorce sur cette analogie sa conception du livre comme objet :

‘Le livre, cet objet que nous tenons entre nos mains, relié ou broché, de plus ou moins grand format, de plus ou moins de prix, n’est évidement qu’un seul des moyens par lesquels nous pouvons conserver une parole. 91

Entre construction et poésie, entre construction et histoire, Butor va s’attacher à travailler cet espace frontière entre les savoirs. Comment l’édifice devient-il livre ? Ou plus précisément : comment faire pénétrer un édifice dans un livre ? – Par l’invention, dit l’écrivain, par la lutte perpétuelle contre les limites. De même que les hommes de Babel ont travaillé leurs briques pour inventer leur méthode de construction, de même c’est en travaillant le langage, en déployant toutes les possibilités des mots, que l’écrivain deviendra créateur :

‘En travaillant sur la façon de dire, en faisant attention à la façon de dire, donc à la grammaire, en donnant à ce mot « grammaire » le sens le plus général possible d’organisation du langage, je vais arriver à dire des choses que je ne disais pas auparavant. (…) Je vais déployer les possibilités inconnues des mots, et en déployant ces possibilités inconnues, ce sont des aspects inconnus du monde qui vont m’apparaître.» 92

Se développe ainsi un réseau d’équivalences entre le livre et le monument qui est l’un des thèmes fondamentaux et récurrent de la réflexion de Butor (mais aussi, on le verra dans notre deuxième partie, de sa création). Pour lui, un monument n’est pas uniquement quelque chose que l’on voit, car il offre des « propriétés sonores que nous pouvons traiter aujourd’hui avec une grande liberté » 93. L’art architectural et urbanistique du futur devrait d’ailleurs s’attacher à développer cette correspondance à travers :

‘(…) des sites, des monuments travaillés de telle sorte que puisse s’y produire des événements admirables dans lesquels le langage apparaîtrait sous tous ses aspects, mais non point fermés sur eux-mêmes, en communication avec tout un réseau de résonateurs immeubles ou meubles, donc à la fois localisés et diffusés, à la fois destructibles et permanents, ressuscitables. 94

De son côté, le livre lui apparaît, à l’instar de la tour, comme un instrument fondamental de notre civilisation (« quelle grande ville moderne pourrait substituer sans son annuaire des téléphones ? »). Il est né, comme elle, d’une invention technologique, puisque la découverte de la fabrication des briques a permis de multiplier les constructions, et que celle de l’imprimerie a permis de multiplier les exemplaires des livres.

‘Sous la forme imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible et se mêle à l’air… Le genre humain a deux livres, deux registres, deux testaments, la maçonnerie et l’imprimerie. (…) Il faut admirer et feuilleter sans cesse le livre écrit par l’architecture… 95
Notes
90.

LAUNAY DE, Marc. « Nous creusons la fosse de Babel », in La Tour de Babel. Op. cit. p.133.

91.

BUTOR, Michel. « Le livre comme objet », in Répertoire II. Op. cit. p. 104.

92.

CHARBONNIER Georges. Entretiens avec Michel Butor. Op. cit., p. 240.

93.

BUTOR, Michel. « Le Livre et le Lieu », in « La Littérature, L’Oreille et L’Œil », in Répertoire III. Paris : Minuit, 1968. P. 402.

94.

Ibid., p. 403.

95.

BUTOR, Michel. Répertoire II. Op. cit., p. 403.