Verset 5 : Verticalité et horizontalité

Les hommes ont révélé leur projet. Yahvé réagit et descend sur terre : leur dessein va être évalué. Le verset contient deux aspects importants : avoir construit la tour et la ville, cela veut dire que les hommes peuvent monter, mais aussi qu'ils ont offert à Dieu le moyen de descendre vers eux.

Construire une ville, c'est aller à l'encontre du commandement de Dieu qui, en assignant aux hommes mission de remplir toute la terre, leur avait affecté cette dernière comme lieu en propre. Et la compléter par une tour qui s'élève jusqu'aux cieux contredit tout autant la volonté divine : Dieu n'a-t-il pas ordonné aux enfants de Noé, à la fin du déluge, de repeupler toute la terre « dans l’horizontalité, qui maintient la diversité et le pluriel »  103  ? Les commentaires n'ont d'ailleurs pas manqué pour souligner le caractère irréalisable du projet :

‘Il (Nemrod) calcula que le plan du tyran pour monter à l’assaut du ciel n’aurait jamais pu être mené à bien. Pour atteindre seulement le ciel le plus bas, celui de la lune, la tour aurait dû avoir 287 500 km de haut, et nécessité plus de minéraux que la terre n’en aurait pu fournir. Outre son impossibilité matérielle, elle aurait eu pour effet de chasser la terre elle-même du centre de l’univers, provoquant ainsi une catastrophe cosmique.104

C'est que rien ne peut s’achever verticalement. Dans sa réflexion sur la tour de Babel, Butor note que Hugo « aurait bien voulu concevoir le progrès comme la construction tranquille d’une tour, mais l’évidence que lui impose l’histoire contemporaine, c’est justement l’écroulement » 105. Le rêve du vertical hante dès les origines le désir de l'homme, peut-être précisément parce qu'il est impossible à réaliser :

‘1. Autrefois ou les Cieux.
– Monter.
Grimper.
Escalader.
Parvenir au ciel.
Voir la Terre depuis le Ciel.
Accéder à la vision des deux.
L’échelle de Jacob.
Le siège de l’Olympe.
Amasser.
Entasser.
Empiler.
Dresser.
En Égypte.
Au Mexique.
À Babylone.
Au Yucatan.
Construire la tour de Babel.
Pour voir.
Savoir.
Figurer.
Imaginer.
S’il y a d’autres vallées derrière les montagnes.
S’il y a des rivages derrière ces horizons.
S’il y a d’autres nuages derrière ces nuages. 106

Mais l'infraction que constitue la Tour a aussi une autre signification, dans la mesure où elle porte atteinte, à travers l'accaparation du vertical, à la distinction entre les hommes et les dieux. Elle fait, en ce sens, écho dans l'intertexte biblique à l'Arbre de l'Éden.

Les hommes habitent la terre et veulent monter au ciel, tandis que Yahvé, qui demeure au ciel, en descend. Entre les deux lieux se déploie donc toute une dialectique de l'horizontal et du vertical : le premier est la direction autorisée au genre humain pour son déplacement ou son expansion, sa diversification et sa pluralité ; le second est l'axe spécifiquement divin, dont la souveraineté tient précisément qu'il peut à tout instant faire irruption dans l'horizontal, jusqu'à le déstabiliser dans son mouvement. Et cette représentation est encore renforcée dans les religions monothéistes : l'expansion des humains implique leur pluralité et leur prolifération, alors que Yahweh est seul et entend le rester.

Rejoignant les analyses que les linguistes ont développées, à la suite de Jakobson, sur le syntagme et le paradigme, c'est dans la continuité de sa réflexion sur Babel que Michel Butor retrouve dans l'écriture le même mouvement, à la fois antinomique et dialectique, de l'horizontal et du vertical. Côté antinomie, il relève deux sortes de livres : les récits et essais, dont la lecture « horizontale » et discursive commence à la première page pour s’achever à la dernière, et les ouvrages conçus sur une tout autre facture :

‘Les dictionnaires, les catalogues, les guides, outils indispensables au fonctionnement d’une société moderne, les livres les plus lus, les plus étudiés (…) [même] si, bien souvent, ils n’ont que peu de valeur littéraire… 107

Côté dialectique : de même que la verticalité divine permet à Yahweh à tout moment d'interrompre les mouvements de l'horizontalité humaine, de même :

‘Une énumération, une structure verticale peut s’introduire à n’importe quel moment d’une phrase. (…) La phrase horizontale est interrompue par une liste verticale que l’on peut faire défiler à l’intérieur. Cette structure est toujours utilisée par Hugo pour suggérer l’illimité, le fait que l’on pourrait avoir beaucoup d’autres noms encore.108

Et il montre bien, dans Babel en creux, comment les assises horizontales que constituent les alexandrins sont minés, chez Hugo, par un travail d’enjambement qui fissure verticalement le poème – comme dans « Océan », dont les dernières strophes évoquent explicitement Babel en lien avec le déluge (deux figures où s'articulent horizontalité et verticalité) :

‘Tais-toi, mer ! Les cœurs s’appellent,
Les fils de Caïn se mêlent
Aux fils d’Abel ;
L’homme, que Dieu mène et juge,
Bâtira sur toi, déluge,
Une Babel.
À cette Babel morale
Aboutira la spirale
Des deux Sions,
Où sans cesse recommence
Le fourmillement immense
Des nations ;
Et tu verras sans colère,
Du tropique au flot polaire,
Dieu te calmant,
Au-dessus de l’eau sonore,
Se construire dans l’aurore
Superbement
Les progrès et les idées,
Pont de cent mille coudées
Que rien ne rompt,
Et sur tes sombres marées
Ces arches démesurées
Resplendiront ! 109

On sait d'ailleurs combien ce double mouvement est considéré comme le cœur de l'écriture poétique110. Mais Butor n'y recourra pas pour ses seuls poèmes : le spectre de l'énumération hante déjà ses premiers romans et connaîtra un développement remarquable dans sa recherche ultérieure sur le livre.

Notes
103.

DUBOIS, Claud-Gilbert. « Les triangles de Babel », in Le Défi de Babel . Un mythe littéraire pour le XXIe siècle. Op. cit. p. 61.

104.

SCHEFER, Jean Louis. « La Tour de Babel », in La Tour de Babel. Op. cit., p. 136.

105.

BUTOR, Michel. « Babel en creux », in Répertoire II. Op. cit., p. 213.

106.

BUTOR, Michel. Au jour le jour. Carnets 1985. Paris : édition Plon, 1989. P.97.

107.

BUTOR, Michel. « Le Livre comme objet », in Répertoire II. Op. cit., P. 112.

108.

Ibid.

109.

Victor Hugo, « Océan » in La Légende des siècles, livre III.

110.

Voir la phrase célèbre de Jakobson : « La fonction poétique projette le principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison. » « Linguistique et poétique » in Essais de linguistique générale [1963], RUWET, Nicolas (trad.). Paris : Seuil. (Coll. Points, 1970). P. 220, où les axes de la sélection (paradigme) et de la combinaison (syntagme) correspondent tout à fait aux valeurs de l'horizontal et du vertical.