Verset 6 : Le refus d'un seul peuple

Le verset se construit sur deux constats et une conclusion : le premier constat reprend les termes initiaux du texte ; le second prend acte de ce qui a été narré durant les versets suivants ; et la conclusion, qui ne contient en elle-même aucune condamnation explicite, s'ouvre sur un futur qui évoque la réalisation inéluctable de tous les désirs des hommes. Il s'agit donc d'un raisonnement par déduction, qui établit un lien direct entre les deux constats – l'uniformité d'une part, la maîtrise de la nature et du désir d'autre part – et la proposition qui en résulte, marquée par une certitude mêlée de crainte.

Que redoute Dieu ? Il semble qu'il s'inquiète à l'idée d'un peuple uni, s'enfermant dans un lieu clos et parlant une même langue ; et qu'il s'inquiète également du désir de gloire d’un groupe social qui veut se rendre maître de lui-même et organiser ses propres lois. Ce qui est en cause, c'est donc l’indépendance de l’homme et (ou grâce à) sa capacité créatrice. En cela, le mythe de Babel fait écho à celui de Prométhée : l'un et l'autre illustrent la capacité et la force inventives de l’homme, et tous deux manifestent le refus de la puissance divine. La comparaison s'arrête cependant là, car l’action de Prométhée est celle d’un individu qui réagit selon la force qui habite le génie humain, tandis que l’entreprise de Nemrod et de ses hommes est celle d’un groupe, d'une société qui cherche ses lois dans la maîtrise de la matière rebelle, dont elle a fait son modèle.111 Prométhée dresse en valeur l’humanité de son Moi, les habitants de Babel posent la valeur humaine dans l'accord avec la chose. L’acte du premier est une révolte, celui des seconds estun pacte avec la matière rebelle. Prométhée ne se fonde que sur sa propre puissance et devient le symbole généreux de tous les révoltés, alors que la génération de Babel se construit surla puissance résistante du monde physique dans lequel elle a égoïstement choisi de s'enfermer. Il n'est pas étonnant que le mythe qui en est résulté ait été fortement réactivé à l'époque contemporaine lors du tragique écroulement des tours du trop bien nommé World Trade Center, symboles de la puissance des États-Unis.

Le caractère dialectique et « serein » du raisonnement de Yahweh explique en bonne part que tous les commentateurs de la Bible, à ce stade du récit, insistent sur le fait que la catastrophe qui va survenir n'est pas la manifestation d'un dieu vengeur ou qui se sentirait menacé, mais une conséquence de la transgression de la loi par les hommes. Comme dans le premier épisode du genre, lorsque Adam et Ève ont outrepassé l'interdit d'une loi qui n'avait d'autre valeur que celle d'une alliance avec Dieu, le peuple babylonien n'a pas respecté sa mission d'expansion horizontale et de diversification : il a voulu faire un État-Cité qui soit, par ses forteresses, par sa tour, par sa langue unique, le centre du monde – et il a choisi pour cela de s'extraire du système symbolique de la Loi, de revenir à un état antérieur, primitif et sauvage, par lequel il affirmait sa supériorité.

Ainsi que l'écrit Paul Zumthor :

‘Face à la Tour qui sortait du sol de la plaine, ils se voulaient les Autres, abandonnaient leurs frères babéliens à leur nouvel autocentrisme ; ils assumaient envers eux le rôle du « primitif », du « sauvage », du « Tiers-Monde » ou toute autre désignation parmi celles que nous avons inventées pour signaler ce que nous ne sommes pas. 112

Michel Butor, de son côté, insiste sur la saisissante actualité de ce récit. Il voit en particulier dans ce verset la confirmation de la tendance de toute nation puissante à se penser et se poser comme maître du monde, et à constituer ainsi en ennemis potentiels (ou héréditaires) tous les peuples qui ne se conforment pas à son modèle uniforme – « un seul peuple, une seule langue ». À l'époque contemporaine, une entreprise comme celle de Babel serait qualifiée de nationalisme exacerbé, et Butor rappelle que ce dernier s'enseigne dès le plus jeune âge :

‘Les enfants français apprennent encore aujourd’hui qu’il faut se méfier des Allemands, des Anglais ou des Italiens. 113

Il s'ensuit un cercle vicieux, une surenchère nationaliste, dont les relations entre les États-Unis et l'Europe lui paraissent offrir un exemple frappant : face à l'hégémonie des premiers et à leur supériorité économique (version contemporaine des « briques » babyloniennes ?), les états européens tâchent de s'unir à leur tour. Mais ils le font de manière contrainte : « Si l’Europe s’unifie, ce n’est pas parce que les peuples européens en ont envie 114», c'est pour faire face aux Américains. Faut-il penser que, il y a quatre mille ans déjà, Yahvé s'élevait contre la mondialisation ?…

Reste que les ravages de la langue unique, qui tend à exclure toutes les autres, ne sont pas le fait d'une époque légendaire et révolue :

‘(…) dans les pays de langue anglaise on a tendance à estimer que non seulement tout le monde devrait apprendre l’anglais mais qu’il faudrait aussi oublier les autres langues. 115

Il oppose à cette hégémonie l'idée d'une langue universelle, en ceci qu'elle serait commune à tous mais nécessiterait, pour y accéder, l'usage des langues maternelles de chacun. Cette amorce, ou ce rêve, d'une authentique interculturalité linguistique – une langue en laquelle tous les hommes se rencontrent mais qui a besoin des autres langues particulières pour exister – lui semble offerte par le langage mathématique :

‘Les mathématiques, c’est la grande revanche de l’homme contre la tour de Babel. Les mathématiques ont réussi à constituer un langage de signes universel qui fonctionnent quelle que soit la langue originelle. Mais pour apprendre ce langage aux autres, on est obligé de prendre les mots de tous les jours… 116
Notes
111.

NEHER, André. L’Exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz. Op. cit., p.120.

112.

ZUMTHOR, Paul. Babel ou l’inachèvement. Paris : Seuil, 1977. P. 134.

113.

BUTOR, Michel. « Le Don des langues », in Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p. 186.

114.

Ibid., p.p. 185-186.

115.

Ibid., p. 184.

116.

« Voyage à l’intérieur d’une langue ». Aleph, littérature juive, 1967.