Le rêve de la langue originelle

Nombreux sont les écrivains qui ont rêvé de la langue originelle et de la possibilité de la retrouver. Butor le rappelle lorsqu'il traite de Rabelais ou de Hugo, et de leur évocation d'une langue des premiers hommes, le langage d’Adam.

C'est que la question de l’origine de l'humanité semble coïncider avec la naissance de la faculté de parler, et qu'il n'est pas aisé de penser cette faculté unique dans le cadre d'une distinction des langues. Plus encore, la Bible conçoit la langue comme une puissance : celle qui a permis à Dieu d'articuler les sept jours de la création, dont chacun est une parole. Les exégètes et les penseurs se sont longtemps affrontés sur la question de savoir quel langage utilisait Dieu, et, par là, quelle était la nature d'une langue adamique par deux fois perdue : lors du déluge d'abord, dans l'épisode de la tour de Babel ensuite.

Dante explique ainsi, dans De l’éloquence en langue vulgaire, que, à l’instar de l’âme première, Dieu créa une certaine forme de langage, et quand il dit forme, il veut dire :

‘Je dis “forme” quant au vocable des choses, quant à l’assemblage des vocables et quant à la façon de prononcer les assemblages de mots : “forme”, dis-je, dont userait le langage de tous les êtres parlants, si elle n’eût été détruite et jetée aux vents par la coulpe de l’humaine présomption, comme on montrera plus bas. (…) C’est dans cette forme que parlèrent ses descendants jusqu’à l’édification de la tour de Babel, dont le nom s’interprète : tour de confusion ; cette forme de langage fut donnée par héritage aux fils d’Heber, qui après lui furent nommés Hébreux. Elle resta à ceux-là seuls après la confusion, afin que notre Rédempteur, qui devait naître d’eux selon nature humaine, jouît d’une langue de grâce et non de confusion. Ce parler fut donc l’idiome hébraïque, lequel forgèrent les lèvres du premier parlant. 119

Selon Saint-Augustin, Adam parlait l’hébreu, selon l’anglais John Webb le chinois, et Umberto Eco rappelle que d'autres évoquent encore l’aymara, une langue amérindienne, le sanscrit, l’égyptien, le flamand, le polonais, le suédois, le breton…120. En 1690, des théologiens francophones ont cherché à prouver la proximité entre l’hébreu et le français, et les tenants de l’origine sémitique du français se retrouvent encore dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, puisque l’article « langue » explique que le français est lié par le celtique à l’hébreu. Près d'un siècle avant, Leibniz soutenait, lui, que la langue germanique avait plus de marques d'une langue primitive que l’hébreu lui-même.

Butor souligne que, au-delà de considérations chronologiques aussi impossibles que vaines, cette quête de la langue adamique n'a cessé de se manifester au cours de l'Histoire par les diverses tentatives d'instituer une langue comme supérieure aux autres :

‘Le latin de Cicéron, le grec de Platon, l’hébreu de Moïse sont trois moments linguistiques excellents, trois modèles que doit s’efforcer d’égaler le nouveau français, trois outils par l’intermédiaire desquels Dieu s’était manifesté tour à tour plus au moins directement ; et s’il ne s’était point exprimé par une langue naturelle, que tout homme pourrait retrouver au fond de lui-même, que tout sourd de naissance reproduirait spontanément, d’une langue originaire, don direct, dont toutes les autres ne seraient que l’ombre (ce qu’est l’arabe pour les musulmans, puisque le Coran est un texte éternel, divin lui-même dans ses moindre lettres, et l’hébreu pour la Cabale), c’est qu’une telle langue n’existe pas. 121

Dieu, dit Butor, est « langage lui-même », logos, et il aurait en cela donné à l’homme non point ses mots, mais les moyens et la mission d’en inventer : c'est pourquoi il faut considérer les paroles de la Bible non point comme celles de Dieu lui-même, mais comme la traduction de celles-ci dans un langage humain historiquement situé122.

Dans Le bord de l’eau et le langage, il interprète le Discours sur l’origine de l’inégalité de Rousseau dans lequel est traité le « problème si discuté de l’origine des langues ». Le bord de l’eau est, dans une île, le périmètre naturel qui dicte aux citoyens qui y résident la barrière qui les contraint à s’entendre : « C’est dans une île que l’on peut espérer recommencer pour ainsi dire l’histoire humaine, et c’est parce que la Corse est une île que Rousseau essaiera d’y appliquer déjà les principes du Contrat social.»123 Contraint au regroupement, l'homme l'est aussitôt à la communication interne, et c'est ce qui fait simultanément des frontières les « lieux de naissance du langage et de la société. »124. C'est donc le « besoin » qui a participé à l’invention des langues, dont la véritable origine tient au pouvoir qu'ont les hommes de configurer des vocables pour vivre ensemble.

Notes
119.

DANTE, Alighieri. De l’éloquence en langue vulgaire, PEZARD, André (trad.). Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965. (Coll. Œuvres complètes). P. 560.

120.

ECO, Umberto. La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne. Paris : Seuil, 1997.

121.

BUTOR, Michel. « Le Langage d’Adam », in Répertoire IV. Op. cit., p. 140.

122.

Ibid., p. 141.

123.

BUTOR, Michel. Répertoire III. Op. cit., p. 81.

124.

Ibid.