La pluralité des langues

L’intervention divine institua donc la multiplicité des langues : d’une seule on en a fait soixante-dix, selon les premiers mythes hébreux125. On en compte aujourd’hui entre trois et cinq mille – certaines parlées par de petites communautés, d’autres par plus d’un million de sujets, et une douzaine qui s’étendent sur de vastes ères internationales. 126

Dante décrit en ces termes l'opération divine :

‘(…) lorsque, tombant du ciel, une telle confusion les vint frapper, que tous ceux là qui d’un seul et même langage, servaient l’œuvre commune, cessèrent d’œuvrer, rendus étrangers les uns aux autres par la multitude des langages, et jamais plus ils ne se trouvèrent d’accord pour la même entreprise. Seuls, en effet, ceux qui étaient rassemblés dans un même ouvrage gardèrent un même langage : par exemple tous les architectes en avaient un, tous ceux qui roulaient des roches un autre, tous ceux qui les taillaient un autre, et ainsi en fut-il de chacun des corps de métier. 127

Mais l'intervention divine ne se limite pas à introduire la diversité des langues. Elle institue aussi l'impossibilité de les unifier désormais. Dans Les Langues de l’humanité, Michel Malherbe a montré comment la Tour de Babel, source de « bien des maux », est également le symbole de l’impuissance à « unifier les langues de l’humanité ». Il explique comment l'évolution continuelle des langues fait que certaines finissent par mourir mais que d'autres aussi naissent de la transformation de celles qui les ont précédées : aucune ne vient du néant.128 La langue française n’est ni du latin ni du gaulois, ses deux ancêtres disparus. Et l’anglais, langue maintenant dominante, est baigné de mots d’origine française. Et si telle ou telle est devenue langue de culture, ce n’est pas parce qu’elle était dotée d’une spécificité qui la rendait plus apte que les autres à s'étendre ; c'est parce qu’elle s'est trouvée, à un moment historique donné, celle de la force et du pouvoir : le latin a été imposé par l’Empire romain, et l’arabe par l'expansion de l'Islam. À l’inverse, l’hébreu, pourtant plus ancien, n’a pas eu la même influence.

Cette pluralité des langues fascine Michel Butor : « Il est beau que les hommes aient des couleurs différentes et des langues différentes »129. Il espère même voir se multiplier ces différences et apparaître de nouvelles langues, qui seraient aux interprètes l'équivalent des multiplicités de styles pour les lecteurs. Ce faisant, il renverse d'une certaine manière le sens du mythe de Babel, faisant de la pluralité des langues non plus un châtiment mais une bénédiction. Car cette pluralité est désormais « indéracinable » et « il nous faut donc penser et travailler toujours à l’intérieur de la pluralité des langues »130.

Mais ce qui est vrai des langues l'est aussi, pour Michel Butor, des livres. Cette conviction éclaire la richesse et la variété de sa production, qui s'attache à dépasser les frontières dans lesquelles se cantonnent le plus souvent les écrivains. Dépassement par extension extrême des genres abordés, quand ce n'est pas par la rencontre, dans un même ouvrage, de plusieurs de ces genres : opéra, musique, peinture, informatique, typographie, ethnologie, critique littéraire, romans, essais, poésie, livre d’artistes… Par elle-même déjà, cette œuvre est une Bibliothèque de la Tour de Babel, au sens où Maurice Corcos rappelle qu'elle « contient tous les livres même ceux qui non pasécrits »131. Écho à ce que Butor disait déjà quand il expliquait pourquoi les écrivains continuent à écrire : « Toutes les librairies du monde sont insuffisantes, et c’est pourquoi nous écrivons encore132 .»

Ainsi la leçon de Babel conduit à renverser la perspective habituellement adoptée. Non plus une langue antérieure, unique et perdue, qui se disséminerait dans une multitude d'autres – mais une pluralité initiale et la conscience d'un travail des langues toujours inachevé : moins qu'en linguiste, on le voit, c'est plutôt en créateur que pense et parle Butor : une multitude mots pour un texte toujours inachevé… Multitude de mots, car ces derniers sont pour lui la matière première exigeante et irremplaçable 133. Et texte inachevé, à l'instar de la Tour mythique ou du récit de la Genèse dont les innombrables commentaires sont la preuve même qu'il reste grand ouvert aux lectures et aux interprétations-traductions : « Babel existe comme récit, non autrement, mais un récit ouvert, sinon incomplet… » rappelle Paul Zumthor134. C'est à partir de Babel et/ou de son récit que Butor revendique la pratique du texte inachevé, du work in progress qui sera sa seule constante règle d'écriture parce qu'elle ne cesse d'affirmer le besoin du lecteur. Si le romancier publie son livre, nous dit-il :

‘(…) c’est qu’il a absolument besoin du lecteur pour le mener à bien, comme complice de sa construction, comme aliment dans sa croissance et son maintien, comme personne, intelligence et regard. Certes, il est lui-même son propre lecteur, mais un lecteur insuffisant, qui gémit de son insuffisance et qui désire infiniment le complément d’un autrui et même d’un autrui inconnu. 135

Ou encore :

‘Je me suis efforcé de trouver les moyens pour empêcher les choses de se refermer. Pour que mes livres, s’ils sont très travaillés, très terminés, à certains égards, soient, à d’autres égards, inachevés, ouverts et que l’air y passe.  136
Notes
125.

GRAVES, Robert, PATAI, Raphaël. Les Mythes hébreux. LANDAIS Jean-Paul (trad.), Paris : Fayard, 1987.P. 135.

126.

ZUMTHOR, Paul. Babel ou l’inachèvement. Op. cit., p. 200.

127.

DANTE, Alighieri. De l’éloquence en langue vulgaire. Op. cit., P. P. 561-562.

128.

MALHERBE, Michel. Les Langues de l’humanité. Paris : Seghers, 1983. P. 13.

129.

BUTOR, Michel, LAUNAY, Michel. Résistances. Paris : Presses Universitaires de France, 1983. P. 28.

130.

BUTOR, Michel. Improvisations sur Michel Butor. Op. cit., p. 190.

131.

CORCOS, Maurice. « Avant-propos » in Babel. Psychanalyse et Littérature , tome 1. Paris : Edition E.D.K., 2002. P. 11.

132.

BUTOR, Michel. Répertoire V. Op. cit., p.11.

133.

« Degas disait un jour à Mallarmé qu’il aimait beaucoup écrire des poèmes et qu’il avait beaucoup d’idées (…). La réponse fut que ce n’est pas avec des idées qu’on écrit un poème, mais avec des mots. », in Répertoire V. Op. cit., p. 12.

134.

ZUMTHOR, Paul. Babel ou l’inachèvement. Op. cit., p.33.

135.

BUTOR, Michel. « Intervention à Royaumont », in Répertoire I. Paris : Minuit, 1960. P.272.

136.

« Michel Butor : Le Défi du lieu », ROYER, Jean. Le Devoir, 15 août 1981. Repris dans Michel BUTOR, Entretiens . Q uarante ans de vie littéraire . Vol. 3 : 1979-1996. Op. cit., P. 94.